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L’école, ascenseur social ? - Ugo Palheta, "La Vie des idées", 18 mars 2011
dimanche 20 mars 2011, par
Des années 1960 à aujourd’hui, les classes populaires seraient passées, selon Tristan Poullaouec, d’un régime d’auto-exclusion à l’adoption du modèle des études longues. Pour autant, le diplôme constitue-t-il pour les classes dominées une « arme » ou un verrou idéologique ?
Recensé : Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école. Paris, La Dispute, 2010. 147 p., 12 €.
Résumées sous le célèbre slogan « 80% au niveau du bac », les politiques d’ouverture du système d’enseignement mises en œuvre dans les années 1980 ont fait couler beaucoup d’encre. La diffusion croissante des diplômes universitaires, la différenciation de l’enseignement supérieur, le manque de moyens financiers alloués aux universités ou la faiblesse de la réflexion pédagogique sur les conditions de transmission des savoirs académiques, n’auraient fait que reporter et rendre moins visible l’élimination scolaire des jeunes d’origine populaire, tout en maintenant à un niveau élevé les inégalités sociales d’accès aux filières qui permettent d’occuper les positions socioprofessionnelles les plus prestigieuses et rémunératrices. Outre une déconnexion entre espérances subjectives et probabilités objectives de réussite, qui engendrerait « onirisme social » (G. Mauger) et sentiments de déclassement, ces politiques auraient contribué à dévaloriser les diplômes délivrés par les universités de masse, à stigmatiser un peu plus encore les « vaincus » de la compétition scolaire, et à couper les jeunes d’origine populaire de leur culture de classe (engendrant ainsi une rupture générationnelle) [1].
Au rebours de ces sociologies, Tristan Poullaouec entend ici mettre en évidence non seulement une « conversion » des familles ouvrières au modèle des études longues, mais les bénéfices que ces familles (ou au moins une fraction non négligeable d’entre elles) en auraient retiré à travers leurs enfants. Ce travail, essentiellement fondé sur l’exploitation secondaire d’enquêtes statistiques, se compose de quatre parties. La première porte sur l’évolution du rapport des familles ouvrières à l’École. La deuxième propose une typologie des destins scolaires propres aux jeunes d’origine ouvrière dans le système d’enseignement actuel. La troisième a pour objet les formes particulières que prend la « mobilisation » scolaire des familles ouvrières. La dernière traite de l’entrée dans le monde du travail des jeunes issus de ces familles et de la rentabilité socioéconomique des titres scolaires qu’ils ont acquis. Le questionnement jouant le rôle de fil rouge dans ce travail tient dans les effets, notamment symboliques, de la massification scolaire pour les familles ouvrières (on préfère ici utiliser le terme de « massification » plutôt que de « démocratisation », dans la mesure où l’emploi de ce dernier tend à clore la discussion qu’il s’agit justement d’ouvrir).
Une « conversion » et ses effets
C’est dans le premier chapitre que T. Poullaouec expose l’essentiel de sa thèse. Il y défend l’idée d’une « conversion » des familles ouvrières au modèle des études longues, mouvement qui constituerait non seulement un « grand tournant » mais une véritable « révolution culturelle ». L’auteur commence donc par faire le constat statistique de ce renversement de l’attitude des familles ouvrières, qui aspireraient désormais majoritairement à ce que leurs enfants poursuivent des études supérieures, refusant ainsi une mise au travail précoce, autrefois monnaie courante (du moins en milieu populaire).
Dans la foulée de ce constat, l’auteur engage une discussion critique de trois approches théoriques visant à rendre raison des inégalités sociales d’ « ambition scolaire » : la théorie de la résistance culturelle aux études (attribuée non seulement à P. Willis mais aussi à R. Hoggart), la théorie du choix rationnel (associée aux travaux de R. Boudon) et la théorie de l’intériorisation du probable (qu’il fait dériver de l’œuvre de P. Bourdieu). Selon T. Poullaouec, trois arguments imposent de « dépasser » ces approches :
Les classes populaires ne s’excluent plus de la perspective des études longues mais rejettent à l’inverse les filières de l’enseignement professionnel court.
Le maintien d’un différentiel d’aspiration scolaire est le produit des difficultés d’apprentissage scolaire rencontrées par les enfants d’ouvriers, et non de cadres particuliers de socialisation les rendant rétifs a priori à l’univers scolaire.
Aux « nouvelles stratégies » propres aux familles ouvrières correspondent les dispositifs d’orientation scolaire associés à la mise en place de l’ « école unique ».
Des années 1960 à aujourd’hui, les classes populaires seraient donc passées d’un régime d’auto-exclusion a priori à l’adoption du modèle des études longues. Comment expliquer une telle « révolution culturelle » ? S’appuyant sur des travaux menés par P.-H. Chombart de Lauwe et son équipe entre 1948 et 1953, T. Poullaouec voit au principe de ce changement radical le refus croissant des emplois d’exécution, l’espoir de quitter la condition ouvrière (rendu palpable par la massification scolaire), et le report sur les enfants de ces espoirs déçus. Par ailleurs, s’il mentionne un « tournant des années 1980 », lié à la crise que rencontre alors le monde ouvrier, les parents ouvriers auraient aspiré dès les années 1950 à une sortie de la condition ouvrière pour leurs enfants. C’est donc moins le chômage de masse que le mouvement d’unification et d’ouverture du système d’enseignement qui serait à l’origine de la transformation des attitudes populaires à l’égard de l’École.
Au sein de ce nouveau régime de scolarisation s’affirment trois types de trajectoires pour les enfants d’ouvriers : les « scolarités réussies » (accès aux études supérieures), les « échoués de l’école » (sorties sans diplôme), et les « élèves de l’entre-deux » (diplômés de l’enseignement professionnel court ou bacheliers technologiques). Pour rendre compte de cette diversification, T. Pouallouec revient sur le rôle de l’école primaire, montrant que celle-ci persiste à diviser fortement et durablement les enfants, nombre de ceux issus des classes populaires éprouvant des difficultés à « entrer dans la culture écrite », comme l’ont montré avant lui les travaux de B. Lahire ou S. Bonnéry [2]. S’appuyant sur des données statistiques relatives au suivi du travail scolaire à l’école primaire, l’auteur s’attache par ailleurs à faire la critique du « mythe de la démission parentale » (B. Lahire) et met en évidence une « montée des efforts parentaux » (p. 76). Or, sans présumer que la « mobilisation » des parents ouvriers prenne des formes identiques à celle des familles de classes intermédiaires ou aisées, c’est bien celle-ci qui serait décisive quant à « l’investissement des enfants dans les activités d’apprentissage » (p. 93).
Pour lire la suite
[1] Voir notamment S. Beaud, 80% au bac… et après ?, Paris, La Découverte, 2002.
[2] Cf. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’ « échec scolaire » à l’école primaire, Lyon, PUL, 1993 ; S. Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficulté et dispositifs pédagogiques, Paris, La Dispute, 2007.