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"La réforme Pécresse vue par l’analyse économique : une erreur", par Sylvestre Huet, Libéblog, Sciences², 18 février 2009

mercredi 18 février 2009, par Elie

Pour lire cet article sur le blog de Sylvestre Huet.

Les principes de base des réformes imposées aux Universités passent-elle la rampe de l’analyse économique ? Non répond Bernard Paulré, Professeur d’économie à Paris-1 Panthéon-Sorbonne, dans un texte publié ci dessous. Voir également l’analyse de Thomas Piketty publiée dans Libération hier.

Bernard Paulré est un spécialiste reconnu de l’’Economie industrielle et de l’économie de l’innovation, des mutations du capitalisme contemporain. Il a publié et animé des séminaires de recherche sur le « capitalisme cognitif », les « stratégies industrielles ». Il est président de la Commission de spécialistes de Sciences économiques de l’université. Fondateur puis directeur du laboratoire ISYS. (Innovation SYstèmes Stratégies), de la fédération MATISSE (Paris 1/Cnrs). La liste qu’il a conduite aux dernières élections a manqué de très peu la majorité pour la présidence de Paris-1. Il a joué un rôle décisif dans l’entrée en grève des enseignants-chercheurs de Paris-1, avec un groupe de non-syndiqués.

Il m’a fait parvenir l’analyse reproduite ci-dessous, qui sous une forme condensée, résume l’une des principales critiques faite aux réformes en cours : elles négligent le caractère particulier de l’activité de recherche et d’enseignement supérieur en tentant de lui appliquer de force des schémas de pensée extérieurs. La démonstration vaut lecture...

La politique universitaire française fait fausse route
De l’inconvénient d’introduire la concurrence dans la production et la diffusion des savoirs

Dans le cadre de la réorganisation en cours de l’enseignement supérieur et de la recherche, deux réformes suscitent plus particulièrement la colère des enseignants-chercheurs : le projet de réforme de leur statut et celle, déjà engagée, de la préparation aux concours de recrutement des enseignants du premier et du second degrés. Les menaces qu’elles font peser sur la qualité du système éducatif ont été abondamment soulignées.

Nous allons insister ici sur un aspect fondamental de la politique universitaire conduite par V. Pécresse dont les conséquences néfastes pour le pays peuvent être très importantes. Il s’agit de la contradiction existant entre, d’un côté, la logique de fonctionnement des organisations universitaires souhaitée par la ministre et, de l’autre, la nature des activités concernées, c’est-à-dire la production et la diffusion de connaissances.

Un élément important des réformes est que, désormais, les universités devraient être gérées et organisées comme des entreprises. Cela se manifeste par une nouvelle gouvernance des universités, et par la promotion de la concurrence comme mécanisme régulateur essentiel : (1) concurrence des universités entre elles (entre les pôles d’excellence ou les universités retenues pour les plans campus, et les autres universités) ; (2) concurrence des universitaires entre eux avec pour enjeu les décharges de service c’est-à-dire la diminution éventuelle des charges d’enseignement pour les universitaires considérés comme de "bons" chercheurs. A vrai dire, rivalité plutôt que concurrence dans la mesure où le décret sur le statut prévoit que si un enseignant fait moins d’enseignement, alors nécessairement un autre enseignant du même établissement doit compenser cette réduction et accroître sa charge d’enseignement (principe du jeu à somme nulle).

Concernant la gouvernance, la loi LRU a non seulement doté le président de pouvoirs étendus, introduit des comités de recrutement "ad hoc" qui remplacent les commissions de spécialistes composées de représentants élus par leurs pairs, elle a aussi réduit la taille du Conseil d’administration et modifié substantiellement les règles électorales de désignation des représentants des enseignants. Si la présidentialisation de la gouvernance des universités a déjà été critiquée, l’impossibilité d’une représentation reflétant la variété des aspirations, des formes de travail et des exigences propres à chaque discipline ou UFR constitue un autre inconvénient de la loi rarement abordé. Or la nouvelle règle électorale est telle que s’il y a deux listes en concurrence, celle arrivée en tête, quel que soit l’écart, va obtenir 6 représentants sur 7. Le scrutin est donc hyper-majoritaire. Les enseignants élus membres des conseils ne peuvent donc plus refléter la diversité des sensibilités et des disciplines présentes dans un établissement.

Ces orientations : la promotion de la concurrence, l’individualisation des carrières et des stratégies de reconnaissance, la nouvelle gouvernance, centralisée et réductrice de variété, détruisent le ciment essentiel de la communauté universitaire et des activités de production de connaissance : l’esprit de coopération et de collégialité.

Ces activités, surtout lorsqu’elles portent sur des connaissances fondamentales, ce qui est bien sûr la vocation première de l’université, ne fonctionnent pas de la même façon que les entreprises manufacturières ou de service. Le partage, la circulation de la connaissance, l’ouverture et l’accès à l’information sont des conditions essentielles de leur efficacité. Tout ce qui crée des rivalités fortes entre chercheurs et qui suscite des effets d’appropriation ou de moindre diffusion de connaissances (afin d’être mieux valorisé, de conforter sa réputation en gardant un coup d’avance) joue négativement pour la productivité de l’ensemble. Les chercheurs ont une responsabilité essentielle dans la diffusion des résultats de leurs recherches qui permet d’accélérer l’utilisation et l’amélioration par d’autres des connaissances obtenues. Cela passe aujourd’hui par la constitution de réseaux, par des interactions complexes et des fonctionnements de nature systémique.

Linsay Waters, l’un des principaux responsables éditoriaux des prestigieuses Harvard University Press a publié un ouvrage dans lequel il dénonce la collusion entre "un système de gestion qui ne veut rien savoir des détails de la création intellectuelle… et ceux qui, dans les départements, sont les ennemis de l’innovation" (L’éclipse du savoir, trad. franç. : 2008). Nous serions parvenus à "la situation peu plaisante où l’institution universitaire et le libre usage de l’intelligence s’opposent l’une à l’autre". Faisant part de son "sentiment d’une histoire qui a mal tourné", il souligne les conséquences destructrices de la diffusion d’une nouvelle culture académique désormais synchronisée avec le marché. Partir du principe que dans le domaine du savoir le marché alloue efficacement les ressources est un acte hautement hasardeux et contestable. Et vouloir introduire dans le système de production des savoirs une concurrence généralisée crée un risque considérable pour la préservation de ce qui constitue l’essence même d’un système d’enseignement supérieur et de recherche.

Qu’ils s’expriment avec la catégorie orthodoxe de bien public, ou avec le concept de commun, bon nombre d’économistes ou de philosophes reconnaissent aujourd’hui que non seulement la connaissance est un bien public par nature (et même un bien public mondial) mais que, dans le capitalisme contemporain, la création de valeur procède de la mise en réseau et de l’exploitation de ce commun. On notera un autre aspect original de l’économie de la connaissance : l’excellence, c’est-à-dire les connaissances de pointe, ne suffit pas à amener un pays au meilleur niveau global. Il est aussi nécessaire qu’existe un niveau moyen suffisamment élevé pour permettre les imitations, les applications et les transferts. Il faut donc raisonner en terme de système global et non, comme pour les entreprises, en terme d’organisations et de chercheurs individualisés en concurrence.

En conclusion, non seulement la logique promue par le gouvernement est biaisée par une conception libérale mais, surtout, elle est inadaptée à son objet et sa mise en application compromet l’avenir du pays. Au delà des projets de réforme particuliers qui mobilisent justement tous les acteurs de l’université et de la recherche, il est urgent que s’engage aussi un débat de fond destiné à élucider et remettre en perspective la politique universitaire et de la recherche du gouvernement.

Bernard Paulré, Professeur d’économie Université Paris 1 Panthéon Sorbonne