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Lettre d’une médaille d’argent CNRS à Arnold Migus (décembre 2009)

lundi 18 janvier 2010, par Laurence

Ce courrier, que l’auteur a souhaité anonymer, a été adressé à Arnold Migus, directeur général du CNRS.

Monsieur le Directeur Général,

J’accuse bonne réception de votre lettre de la
semaine passée par laquelle vous
m’annonciez que j’allais être bénéficiaire
d’une prime d’excellence de 15000
euros au titre de la médaille d’argent du CNRS que
j’ai reçue en [année].

Vous me voyez flatté d’avoir été considéré digne
de cette gratification, mais
je suis dans l’obligation morale de la refuser pour
mettre mes actes en
conformité avec mes convictions.

Je ne suis pas du tout partisan, en effet, de la politique
de différenciation
salariale qui est en train de se mettre en place dans la
recherche publique
française. En effet, la culture dite « de
l’excellence » qui conduit à gérer les
équipes de recherche d’une manière pyramidale
avec une mise systématique
en concurrence soutenue des individus pour l’accès
aux ressources, y compris
pour ce qui concerne des avantages salariaux directs me
semble plus porteuse
d’abus, de déconvenues et d’effets pervers que
d’être une simple mise en
musique d’un concept vertueux de rémunération au
mérite (un peu à la manière du
« parce que je le vaux bien » de
l’Oréal…). Je ne suis pas complètement
naïf, et je ne me berce pas de l’illusion d’un
monde égalitaire où, tout le
monde étant beau et gentil, chacun concourrait à la
réussite collective en
étant content de son sort à la place qu’il occupe.
Non, dans la recherche
scientifique, comme dans tout autre domaine professionnel,
les acteurs sont
essentiellement à la recherche de l’optimisation de
leur statut personnel, que
ce soit en termes de reconnaissance individuelle, de
liberté d’action ou de
niveau de vie. Mais ils apprécient aussi de ne pas se
sentir en concurrence
trop directe avec leurs collègues, et la différenciation
des salaires qui se
fait par le biais de promotions sur dossier ou sur concours
, si elle est
parfois jugée trop lente, n’est en général pas
contestée sur le fond car
principalement décidée par les pairs. Ceci permet aux
acteurs de la recherche
publique française, qui sont en général venus à ce
métier par passion, de se
sentir à l’aise dans ce système relativement
protégé qui ne ressemble pas à
celui de la recherche industrielle et qu’ils ont
précisément choisi pour cela.

Je reste donc convaincu que le système de primes qui est
en train de se mettre
en place ne va pas dans le bon sens, et qu’il
vaudrait mieux que le CNRS
utilise cette fraction de sa masse salariale à améliorer
les promotions et les
recrutements, y compris dans le cadre technique, plutôt
que de nous acheminer
par petites touches insidieuses vers un système de
compétition systématique de
tout le monde avec tout le monde dans lequel des
« capitaines de recherche »
négocieront leur salaire à l’embauche tout en ayant
à leur service une armée de
contractuels taillables et corvéables à merci. Ce
système existe bien entendu
déjà ailleurs, ce qui fonde au passage la motivation de
nombre d’entre nous
d’avoir choisi de rester dans le cadre
français…

En conséquence, je vous demande de bien vouloir donner les
instructions pour
que je ne sois pas bénéficiaire de cette prime
étalée sur quatre ans. Je
vous demande en outre de reverser les sommes
correspondantes à la Fondation de
France, fondation qui me semble poursuivre des objectifs
plus acceptables que
ceux qui sous-tendent les actuelles réformes du système
français de R&D.

Merci également de bien vouloir partager le contenu de
cette lettre avec ceux
des membres de la direction du CNRS ou du ministère qui
partagent avec vous la
responsabilité de la mise en place de cette prime.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur Général,
l’expression de mon sincère
dévouement à la cause de la réalisation des objectifs et
des missions de la
recherche publique de notre pays,