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Professeur... est-ce un métier ? - Martine L. Petauton, professeur, "Le Monde", Chroniques d’abonnés, 29 mars 2010

mercredi 31 mars 2010, par Laurence

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Suppression d’un poste de prof. dans notre collège ; les cigognes, chez les enseignants, apportent souvent - au printemps - ce genre de nouvelles. 25 heures - au bas mot - en mathématiques, ne seront pas assurées, dans des conditions normales, l’an prochain ; pourtant, le nombre des élèves n’a pas varié… Agitation saisonnière, hélas fréquente en ces temps de vaches maigres ; tracts, mobilisation des institutionnels, soutien clair des fédérations de parents d’élèves. Prise de temps sur nos libertés pour « l’action » (13à 14 h. ou tard après 17h.)… manif, banderole… Ce matin, tôt, V. la « syndicale », toujours dévouée, annonce, frémissante : « on nous « bascule » un « stagiaire - 18 h » ! Emoi !

Pour le tout-venant de la population « non enseignante », que faut-il entendre là ?

Qu’un jeune, fraîchement promu de l’Université, CAPES en poche, sautant allègrement l’étape d’une formation en didactique qui lui était accordée jusqu’à aujourd’hui, viendra « s’immerger » dans le » grand bain », d’un coup, et prendra en charge une « troupée » d’élèves, comme moi : (retraite dans quelques mois, ayant bénéficié d’une année complète de formation après mon CAPES) ! Question brûlante ! Sait-il seulement nager ? (le ministère se voile la face : mais-tout-le-monde-sait-nager-de-nos-jours-en-France !).

Je ne sais pas, pour vous, mais - pour n’importe qui - un métier signifie des compétences, un apprentissage pour les mettre en œuvre, des gestes, des stratégies, la connaissance du milieu, de sa « faune » ; que sais-je encore ! Or, là, non ! Curieux ! En Angleterre, d’ailleurs, dans les milieux de la « vraie vie active », ne dit-on pas : « Those who can do, do ; the others teach… »… !

Quelques minces semaines d’observation ; la pataugeoire, en somme ; un soupçon de pratique en compagnie d’un tuteur-alibi ; quelques tampons officiels pour attester de la bonne qualité du « produit », et on estimera en haut lieu que la traçabilité est correcte et que l’affaire peut rouler !

C’est là que l’œil du lecteur-parent d’élève que vous êtes, s’embue et commence à « percuter » (comme disent nos têtes blondes) : « mais, alors, mon fils aura un enseignant - ne sachant pas enseigner ! - « Molière, au- secours » ! ».

D’autant plus que - le cas s’aggrave -, ce jeune à qui l’Etat accordera ça et là quelques chiches miettes de « formation » dans l’année, sera probablement remplacé - s’il l’est - par un retraité (!?). Un vacataire, ou un étudiant tout droit extrait de ses études théoriques universitaires !

Pas de doute ; le système est en passe de fabriquer un enseignant à qui on confiera des élèves, sans formation préalable, digne de ce nom, considérant qu’il peut « appendre sur le tas, en marchant ».Vous remarquerez avec moi qu’il ne viendrait à l’idée de personne de confier le découpage de son beefsteak au cordonnier et non au boucher ! Frémissons un peu ; vais-je demander l’ablation de ma thyroïde au premier étudiant venu, campant seulement sur sa théorie ingérée lors de ses longues études ? Cauchemardons ! : Que penser du torero lâché dans l’arène devant son premier taureau d’une tonne… !

Mais, voyez- vous, 5 années de faculté passées à engranger des pans entiers de savoirs - en Histoire, par exemple -, ça doit suffire pour être professeur d’Histoire ; qui connaît l’Histoire, doit pouvoir l’enseigner ! Où serait donc le problème ? N’en déplaise à F. Audigier, dont les passionnants séminaires à L’I.N.R.P, ont définitivement démontré l’existence des niveaux de savoirs (savant, enseigné, approprié) ; c’était, il est vrai, il y a si longtemps !

Finalement, professeur, ce n’est pas un métier ; juste un « ovni » aux contours flous ; quelque part entre, raconter des histoires, animer, garder des enfants, faire de l’occupationnel, et même, « buller »… dans la fonction publique !

Sauf… que… enseigner, c’est maîtriser - aussi bien que possible - en les revivifiant et les réactualisant, tout au long de sa carrière - d’impeccables savoirs disciplinaires ; mais aussi, après, c’est transmettre tout ça à un cerveau d’élève qui - voyez-moi ça ! - fonctionne avec sa propre logique ! (« apprendre, oui, mais comment ? », livre fondateur de P. Meirieu, et des sciences de l’éducation…). A propos, ils liront ça, quand ? Nos jeunes descendus de « la lune-fac » !?

Repérage ; apprentissage ; transfert ; passage obligatoire (le sel et le poivre) de chaque acte d’enseignement, de chaque notion-cœur… On fait comment quand on ne sait pas ? Et puis, la savante orchestration d’une séquence : - accroche, tri des passages phares, exercices, synthèse, « retour » de fin d’heure… -, ça se chante comment quand on n’a pas la partition ?

Enseigner, c’est, aussi et surtout, se coltiner à des cohortes d’élèves. Rien à voir, évidemment, avec une réunion d’association ou que sais-je encore ? Ceux-ci ne sont pas forcément enthousiastes et ne cernent pas toujours le bien fondé de leur présence et de la nôtre ; ils n’ont pas payé pour venir nous voir ; quant à la pièce qu’on joue ! Je ne vous dis pas ! Comprendre, faire fonctionner des groupes, pratiquer l’analyse transactionnelle, gérer les conflits, secouer les élèves et savoir – toujours - leur rendre leur dignité, avant la fin de l’heure, éduquer à la citoyenneté, bien autant que faire apprendre la première guerre mondiale ! Articuler, sans cesse, théorie et pratique du terrain ; jongler - cirque d’hiver, d’un bon niveau - tenir dans cette course de fond… tous ces visages nouveaux, chaque année ; leur accorder une égale valeur ! S’adapter ; nouveaux programmes ; dernières lubies (ah ! ce déferlement de la « marée verte » du « développement durable », actuellement) ; bizarreries, parfois ; prendre en compte les demandes de la société : « la justice, madame, est un rouage essentiel de votre déroulé d’éducation civique ! »… Tout ça, c’est le professeur ! Chacun de nous vous dira à quel point, ce n’est pas simple ! Alors, pour cette « espèce » qu’on nous annonce, ce sera comment ? Dites-moi, monsieur le Ministre de l’Education ; en auront-ils seulement le début d’une perception ? Quant à s’approprier tout cela ! Vous voulez rire ou quoi !

Conseillère pédagogique pendant plus d’une décennie ; quelques souvenirs suffiront pour illustrer mes propos… Une année pas si lointaine, un T. arriva dans mes classes - stage de sensibilisation au climat du 1er cycle, appelé plaisamment, comme pour les voitures, « pratique accompagnée » -. Joli garçon, sûr de lui, assis sur d’infinies compétences intellectuelles, amoureux, et connaisseur de ses disciplines : l’Histoire et la Géographie. « Je n’aurai pas de problèmes ! », m’assura-t-il, d’entrée de jeu, « j’ai été moniteur de planche à voile, dans une colo. ! ». Et de voguer, sans trop de travail, vers une classe de 5ème de niveau banal sur l’échelle des turbulences d’un collège… Spectacle redoutable et féroce ! Il a sombré, malgré sa planche à voile, dans la mer déchaînée de ces petits « qui ne passent rien » ! A fini par convenir, piteux, que « professeur, ça s’apprend ! ».

Oui, mais, me dira l’institution : « vous êtes plus une passionnée qu’une raisonnable ! » ; « Les sous ! Les sous ! Il faut é-co-no-mi-ser ! ». Or, même en s’en tenant aux principes comptables, croit-on sérieusement que l’avenir soit garanti ? Combien de défections, de congés de maladie, voire de démissions, peut-on craindre ? Car, le « grand bain » des « quartiers sensibles » - comme on dit pudiquement -, ça risque d’être bien froid et bien profond, pour nos bébés nageurs !

Alors plutôt que « des profs en plus ! », commençons peut-être par « des profs formés et armés » ! La société est en droit de l’exiger.

A propos, une question : Ministre de l’Education Nationale, c’est un métier ?