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Du rififi mémoriel aux Archives nationales contre le musée Sarkozy - Antoine Perraud, Mediapart, 15 octobre 2010

vendredi 15 octobre 2010, par PCS (Puissante Cellule Site !)

Voir aussi, sur le même sujet, et sur le blog de Médiapart, le texte de "l’incunable" intitulé "L’Histoire de France entre maison close, maison d’arrêt et maison de correction".

Jeudi soir, aux Archives nationales, la tension était palpable. Une réunion publique se tenait, organisée par l’intersyndicale, qui occupe les lieux depuis le 16 septembre pour protester contre l’anschluss au profit de la « Maison de l’Histoire de France » exigée par Nicolas Sarkozy.

Sentant le vent mauvais, le directeur, Hervé Lemoine, conservateur ayant effectué sa carrière au ministère de la défense au point d’en garder de fâcheux stigmates, se fit autoritaire. Il se piqua d’interdire la réunion, menaçant son monde de représailles et d’huissiers !

Les « camarades syndiqués », faisant fi de la culture de soumission, défièrent leur directeur en lui faisant comprendre qu’interdire l’accès aux universitaires de renom, ici conviés, augurerait bizarrement d’une Maison de l’Histoire de France qui tente, par des discours lénifiants, de faire oublier son origine autoritaire et sa mission réactionnaire.

Hervé Lemoine céda. Mais avec la morgue de sa caste étatique, il vint, accompagné de quelques factotums du même acabit, tenter d’imprimer la cadence en jouant sur les deux tableaux. Je suis minoritaire, écoutez-moi au nom de la liberté d’expression. Je suis la puissance invitante, croyez-moi fâché de l’intrusion publique à laquelle j’assiste.

Partant du principe que nous sommes chez nous depuis 1790 aux Archives nationales et non chez ce Lemoine de rencontre, le journaliste de Mediapart ne put se retenir d’intervenir, fort de ne pas être soumis au devoir de réserve qui planait sur la salle. Et il tint ce langage au potentat du cru : « Vous êtes l’incarnation faisandée du néo Ancien Régime qui s’écroule sous nos yeux. Votre insistance à prétendre nous avoir octroyé le droit de nous réunir est d’un ridicule achevé. » Hervé Lemoine sortit de ses gonds, puis de la salle ; l’essentiel était sauf.

L’essentiel tenait au propos des historiens présents à la tribune, auxquels donna la parole l’animateur de cette rencontre, Wladimir Susanj (CGT), au nom de l’intersyndicale. Le premier à parler fut un contributeur de Mediapart, Nicolas Offenstadt, médiéviste de Paris-I, qui proposa d’emblée de « dénaturaliser » un musée dont il souligna les enjeux idéologiques. Il rappela ainsi la lettre de mission adressée par le président de la République à Éric Besson, ministre de la prétendue « identité nationale », qu’il lui est enjoint de « promouvoir » et de « faire vivre auprès du grand public », en particulier par le truchement du Musée de l’Histoire de France, que ladite lettre l’engage à édifier « au côté du ministre de la Culture ».

Ce musée dont Nicolas Sarkozy affirma, en janvier 2009, qu’il devait « renforcer l’identité du pays », se voit intimé la fonction, dans le rapport remis en 2008 par... Hervé Lemoine (qui rêvait alors de l’installer chez ses amis militaires aux Invalides, à l’ombre tutélaire de Louis XIV, Napoléon et de Gaulle), de valoriser « l’âme de la France » et ses « éléments constitutifs ».

Au détriment des études historiques, insista Nicolas Offenstadt, il est recommandé à ce musée d’établir une continuité de la France, quitte à désigner les ennemis d’un tel lignage fantasmé : les communautés porteuses de mémoires exogènes et envahissantes (descendants d’esclaves, héritiers du monde colonial...), qu’il faut donc endiguer à coups d’État-nation dispensés plus que de raison. Enchâssé dans une telle idéologie, né « sous le sceau du sarkozysme politique », ce musée, que ses concepteurs prétendent ouvert sur l’Europe et le monde, propose comme thèmes de possibles expositions, s’esclaffe Nicolas Offenstadt : le drapeau français, les origines de la France, ainsi que les Français et l’impôt !...

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o Nicolas Sarkozy, coucou des Archives nationales

Jeudi soir, aux Archives nationales, la tension était palpable. Une réunion publique se tenait, organisée par l’intersyndicale, qui occupe les lieux depuis le 16 septembre pour protester contre l’anschluss au profit de la « Maison de l’Histoire de France » exigée par Nicolas Sarkozy.

Sentant le vent mauvais, le directeur, Hervé Lemoine, conservateur ayant effectué sa carrière au ministère de la défense au point d’en garder de fâcheux stigmates, se fit autoritaire. Il se piqua d’interdire la réunion, menaçant son monde de représailles et d’huissiers !

Les « camarades syndiqués », faisant fi de la culture de soumission, défièrent leur directeur en lui faisant comprendre qu’interdire l’accès aux universitaires de renom, ici conviés, augurerait bizarrement d’une Maison de l’Histoire de France qui tente, par des discours lénifiants, de faire oublier son origine autoritaire et sa mission réactionnaire.

Hervé Lemoine céda. Mais avec la morgue de sa caste étatique, il vint, accompagné de quelques factotums du même acabit, tenter d’imprimer la cadence en jouant sur les deux tableaux. Je suis minoritaire, écoutez-moi au nom de la liberté d’expression. Je suis la puissance invitante, croyez-moi fâché de l’intrusion publique à laquelle j’assiste.

Partant du principe que nous sommes chez nous depuis 1790 aux Archives nationales et non chez ce Lemoine de rencontre, le journaliste de Mediapart ne put se retenir d’intervenir, fort de ne pas être soumis au devoir de réserve qui planait sur la salle. Et il tint ce langage au potentat du cru : « Vous êtes l’incarnation faisandée du néo Ancien Régime qui s’écroule sous nos yeux. Votre insistance à prétendre nous avoir octroyé le droit de nous réunir est d’un ridicule achevé. » Hervé Lemoine sortit de ses gonds, puis de la salle ; l’essentiel était sauf.

L’essentiel tenait au propos des historiens présents à la tribune, auxquels donna la parole l’animateur de cette rencontre, Wladimir Susanj (CGT), au nom de l’intersyndicale. Le premier à parler fut un contributeur de Mediapart, Nicolas Offenstadt, médiéviste de Paris-I, qui proposa d’emblée de « dénaturaliser » un musée dont il souligna les enjeux idéologiques. Il rappela ainsi la lettre de mission adressée par le président de la République à Éric Besson, ministre de la prétendue « identité nationale », qu’il lui est enjoint de « promouvoir » et de « faire vivre auprès du grand public », en particulier par le truchement du Musée de l’Histoire de France, que ladite lettre l’engage à édifier « au côté du ministre de la Culture ».

Ce musée dont Nicolas Sarkozy affirma, en janvier 2009, qu’il devait « renforcer l’identité du pays », se voit intimé la fonction, dans le rapport remis en 2008 par... Hervé Lemoine (qui rêvait alors de l’installer chez ses amis militaires aux Invalides, à l’ombre tutélaire de Louis XIV, Napoléon et de Gaulle), de valoriser « l’âme de la France » et ses « éléments constitutifs ».

Au détriment des études historiques, insista Nicolas Offenstadt, il est recommandé à ce musée d’établir une continuité de la France, quitte à désigner les ennemis d’un tel lignage fantasmé : les communautés porteuses de mémoires exogènes et envahissantes (descendants d’esclaves, héritiers du monde colonial...), qu’il faut donc endiguer à coups d’État-nation dispensés plus que de raison. Enchâssé dans une telle idéologie, né « sous le sceau du sarkozysme politique », ce musée, que ses concepteurs prétendent ouvert sur l’Europe et le monde, propose comme thèmes de possibles expositions, s’esclaffe Nicolas Offenstadt : le drapeau français, les origines de la France, ainsi que les Français et l’impôt !...

« Un conflit se pense, un conflit ne se met pas au musée »

Michèle Riot-Sarcey, professeur à Paris-VIII, s’en prit ensuite à la notion même de musée d’histoire. Pour elle, un musée doit exposer des chefs-d’œuvre « pour montrer comment la création artistique transcende le réel », alors que le document d’histoire s’inscrit dans le réel et ne peut parler de lui-même. En l’absence d’interprétation, un tri de documents impose une fallacieuse vérité historique. « Quelle République mettre en scène ?, interroge l’universitaire, celle qui a refusé le vote aux femmes, qui a légitimé la colonisation, qui a versé dans l’exaction monumentale de l’affaire Dreyfus ? Cette histoire est plurielle, contradictoire, conflictuelle. Un conflit se pense, un conflit ne se met pas au musée. »

Arlette Farge, dix-huitiémiste ardente, qui s’est présentée comme « une femme politisée mais pas une femme politique », s’est aussi attaquée à cet « objet figé » qu’est l’histoire pour les promoteurs de « ce projet auquel on donne le nom de Maison, comme on dit maison d’enfermement ou maison close. J’y vois la même intention que dans la dénomination Cité de l’immigration, faite pour renvoyer aux cités de nos banlieues. »

À l’inverse de la fixité séquestrée, l’histoire, selon Arlette Farge, s’appréhende en fonction des époques : « J’aime être questionnée par mes étudiants. L’histoire est constamment dans l’interprétation. Nous n’aurions jamais abordé les émotions, les sensibilités, le féminisme, si nous n’avions pas été poussés par nos étudiants. »

Arlette Farge a signalé que les universitaires étrangers, américains notamment, ne comprennent pas le rapt en cours des Archives nationales au profit d’un tel musée politique. Elle a regretté haut et fort, en regardant les serviteurs de la machination dans la salle, « l’affrontement idéologique et intellectuel avec certains de nos pairs. Nous en sommes venus à faire face à un défi à notre propre savoir. »

Daniel Roche, professeur honoraire au Collège de France, a rappelé la vocation de service public des Archives et retracé comment le dessein de Nicolas Sarkozy rompt l’équilibre entre les chercheurs, le public et l’État. Il a réclamé des garanties sur la transparence budgétaire, sur les méthodes muséographiques envisagées, sur l’emprise politico-technocratique du programme.

Enfin Christophe Charle a mis en évidence ce qu’avait de régressif l’histoire étroitement nationale qui nous est concoctée, avec sa vision isolationniste, à l’encontre de récents travaux, tel A Nation among Nations (2006) de Thomas Bender, qui décrit l’Amérique en formation comme une chambre d’échos des transformations de l’Europe. Cette vision élargie, sensible aux interractions, devrait concerner la France, qui a aussi connu un apport de populations diverses et qui fut « le carrefour des principaux conflits ayant traversé l’Europe ». Au lieu de quoi, le projet du président de la République lorgne « le mythe national exclusiviste et souvent xénophobe proposé à ceux qui ont peur d’un avenir qu’on ne comprend plus, au point de percevoir la construction européenne ou la mondialisation comme des intrusions étrangères et des menaces ». Christophe Charle en a donc appelé à « rompre avec les historiographies au service des puissants et de la volonté de puissance ».

Nous voilà face à un barnum annoncé, qui versera dans une politique de la demande aboutissant à une marchandisation accélérée de la culture au détriment de l’esprit critique. Nous voilà face à un musée voulu comme un supermarché mémoriel, né dans l’esprit du premier président de la République à être un enfant de la télévision et de la culture de l’audimat, plutôt que du livre et de la transmission méthodique. Dans ces conditions, les historiens réclament la suspension du projet de la Maison de l’Histoire de France tant qu’un véritable débat critique ne verra pas le jour, sur le contenu et le lieu que tente d’imposer le pouvoir.