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"Comment le classement de Shanghaï désavantage nos universités", par Albert Fert

"Le Monde" du 26 août 2008

mercredi 27 août 2008, par Laurence

La position médiocre des universités françaises dans le "classement de Shanghaï" est l’objet de nombreux commentaires dans la presse des dernières semaines. Mon prix Nobel m’a amené à discuter avec des responsables du classement de Shanghaï sur le bénéfice qu’allait en retirer mon université Paris-XI. Ces discussions m’ont révélé combien la méthode utilisée pour établir le classement désavantageait les universités françaises.

J’ai d’abord appris qu’un prix, Nobel ou autre, obtenu par un professeur d’université française, rapportait généralement deux fois moins de "points" à son université que le même prix en rapporte à l’université d’un collègue étranger, américain ou britannique par exemple, lauréat du même prix. L’origine de cette réduction est la suivante. La recherche universitaire française s’effectue en général dans des laboratoires mixtes associant l’université à un organisme comme le CNRS. Shanghaï attribue alors 50 % du bénéfice à l’université et 50 % à l’organisme.

Mais, comme le CNRS et les autres organismes de recherche n’apparaissent pas dans le classement de Shanghaï, cela signifie que la moitié du bénéfice du prix ne profite à personne et s’évapore complètement. J’ai fait remarquer à des responsables du classement de Shanghaï que la recherche d’un professeur d’université américaine bénéficiait aussi de financements et salaires d’institutions comme la National Science Foundation (NSF).

Il m’a été répondu que la différence était qu’un universitaire français bénéficiait de l’aide de chercheurs permanents du CNRS alors que la NSF allouait seulement à son collègue américain des salaires de chercheurs non permanents ou des suppléments de salaire à l’universitaire lui-même.

La différence est mince, salaires de CDI ou de CDD en langage hexagonal, mais cette infime différence fait très généralement évaporer 50 % du bénéfice de prix obtenus par des universitaires français ! Le traitement désavantageux de nos universités dans le classement de Shanghaï ne vient pas uniquement du décompte des prix scientifiques. Environ 60 % de la note finale vient d’une évaluation de la recherche des laboratoires de l’université par un décompte d’articles publiés et de citations d’articles.

DANS LES VINGT PREMIÈRES PLACES

Les règles de ce décompte sont trop compliquées pour être expliquées ici, mais le principe général est le même que pour les prix. Un résultat final semblable est facile à prédire : dans le cas de publications d’un laboratoire universitaire associant l’université et un organisme comme le CNRS, à peu près 50 % du bénéfice restera en général à l’université et 50 % s’évaporera en ne profitant à personne. Là encore, un laboratoire universitaire américain, par exemple, même si une partie de ses financements et salaires viennent de la NSF, bénéficiera de la totalité du bénéfice de ses publications.

La prise en compte des prix et des publications dans le classement de Shanghaï désavantage donc nettement nos universités par rapport à celles de nombreux autres pays. L’intégration du CNRS dans la vie universitaire est une de leurs forces par l’apport des chercheurs à l’enseignement et la multiplication des possibilités de thèses et de stages pour les étudiants, mais elle leur coûte des points !

Nos universités devraient être à une meilleure place. J’imagine qu’une méthode moins désavantageuse amènerait nos universités les mieux classées, Paris-VI (42e) et Paris-XI (49e), dans les vingt premières places. C’est ce qui serait aussi mon sentiment personnel d’après ce que je connais de nombreuses universités européennes, américaines ou asiatiques apparaissant dans le classement de Shanghaï.

Nos universités, je le constate régulièrement, ont beaucoup de points forts en enseignement et en recherche. Bien sûr, nous devons et nous pouvons faire encore mieux. Ainsi, dans la compétition internationale en recherche, nos enseignants-chercheurs ont deux à trois fois plus de charges d’enseignement que leurs collègues des très bonnes universités américaines (trois fois plus également que je n’en avais à mon début de carrière).

Dans les domaines de recherche à technologie très lourde que je connais bien, il est donc impossible pour beaucoup de jeunes enseignants-chercheurs de consacrer suffisamment de temps à leur travail de recherche, pour exploiter réellement leur talent et percer dans la compétition internationale. Il faut arriver à plus de flexibilité dans l’organisation des charges des enseignants-chercheurs, moduler par exemple les charges d’enseignement selon l’âge ou selon la nature des projets de recherche.

Cela peut se faire dans le cadre des universités devenues autonomes, soit aussi grâce aux postes d’accueil de cinq à dix ans pour jeunes enseignants-chercheurs mis en place prochainement au CNRS. Cette plus grande flexibilité dans l’organisation du travail des enseignants-chercheurs, cette mixité accrue entre fonctions d’enseignant-chercheur et de chercheur, sont une de voies pour améliorer encore nos universités. Il y en a d’autres, mais ce n’est pas l’objet de cet article. Restons-en à la conclusion principale : la technique utilisée pour le classement de Shanghaï désavantage nos universités ; elles méritent mieux que leur classement actuel.

Albert Fert, Prix Nobel de physique 2007