Accueil > Revue de presse > La grande déprime des chercheurs français - Marie-Christine Corbier, Les (...)

La grande déprime des chercheurs français - Marie-Christine Corbier, Les Echos, 16 octobre 2014

samedi 18 octobre 2014, par Hélène

Lire sur le site des Echos

ENQUETE - Chercheurs, enseignants-chercheurs et personnels techniques de soutien à la recherche manifestent vendredi à Paris, après trois semaines de rassemblements en région. Leurs revendications sur l’emploi et l’augmentation des crédits virent parfois au dialogue de sourds avec le gouvernement.

Un prix Nobel d’économie peut être l’arbre qui cache la forêt. C’est ce qu’ont dû penser les chercheurs qui défileront vendredi après-midi à Paris, dans le cadre de la manifestation Sciences en marche, en entendant, lundi 13 octobre, les plus hautes autorités de l’Etat louer la consécration du Toulousain Jean Tirole . «  Un pied de nez au “French bashing”   », a même commenté le Premier ministre, Manuel Valls. « La France est un grand pays de la connaissance », a réagi la secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, Geneviève Fioraso. «  Il y a beaucoup d’innovation, je ne suis pas angoissée pour l’avenir de la recherche française   », a-t-elle ensuite confié aux « Echos » . Mais le vécu des chercheurs qui s’apprêtent à manifester est bien éloigné de cette vision.

L’initiateur de l’opération, Patrick Lemaire, biologiste et directeur d’une équipe de recherche au CNRS, espère «  plusieurs milliers de personnes ». Partis le 26 septembre du pic du Midi, les participants ont fait état, à chacune de leurs étapes, de leur « malaise très profond ». Ils sont soutenus par plus de 600 directeurs de laboratoire, une vingtaine d’universités, des chercheurs de renom comme Jules Hoffmann, prix Nobel de médecine, ou Artur Avila, médaillé Fields, ainsi que par des députés.

Julien, trente-six ans, sera parmi eux. Ce 28 août, il se glisse, tenue impeccable de serveur, plateau de desserts à la main, entre les convives d’un buffet organisé par la Conférence des présidents d’université (CPU). La ministre de l’Education, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Najat Vallaud-Belkacem, vient d’assurer l’auditoire de sa « vigilance » sur le futur budget. Docteur en biochimie et biophysique des protéines, il court depuis sept ans après un poste «  stable  » dans son domaine, après avoir enchaîné les contrats à durée déterminée. « Je croyais en l’université, confie-t-il. On nous disait qu’on manquait de postes dans la recherche… »

« Le nombre d’emplois précaires explose »

« Le premier malaise, c’est celui des recrutements », confirme Pierre Ribstein, enseignant-chercheur à l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC). «  Le CNRS a perdu plus de 800 emplois statutaires depuis 2002 et les universités ont gelé des centaines d’emplois de titulaires à cause de l’insuffisance des dotations ministérielles, dénonce le Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS-FSU). Le nombre d’emplois précaires explose, tout comme le chômage des jeunes docteurs.  » La loi Sauvadet de mars 2012, en contraignant les organismes de recherche à basculer les CDD en CDI au bout de six ans, se transforme en piège : les services de ressources humaines limitent les CDD à trois ou quatre ans de crainte, au-delà, d’être obligés d’embaucher. Comme c’est arrivé, le 10 octobre, à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), lorsque le tribunal administratif de Paris a donné raison à un chercheur qui l’avait attaqué après sept ans de CDD.

« Quatre années difficiles à passer »

Les chercheurs réclament un plan pluriannuel pour l’emploi scientifique, à hauteur de 10 milliards d’euros sur dix ans, visant tous les métiers de la recherche – chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs. «  Depuis 2001, l’emploi scientifique global a progressé de 22 %, rétorque Geneviève Fioraso. Dans les établissements publics scientifiques et techniques, le nombre de fonctionnaires a été quasi stable entre 2009 et 2013. » Le propos fait bondir Alain Trautmann, immunologiste et membre du conseil scientifique du CNRS : «  D’après l’OCDE, les effectifs de l’emploi scientifique public en France sont relativement stables depuis une dizaine d’années – environ 135.000. Mais cette statistique cache une évolution majeure : la baisse nette des emplois statutaires et en corollaire une hausse des emplois précaires. »

Un problème conjoncturel, selon Geneviève Fioraso : « La raison est démographique, liée à la chute significative du nombre de départs à la retraite. A budget constant, si on a moins de sorties, on a moins d’entrées. On a quatre années difficiles à passer. » Les chercheurs craignent, eux, que la diminution des recrutements ait pour conséquence de décourager les candidats au doctorat. «  La priorité à la jeunesse de François Hollande ressemble à de l’enfumage », tacle Marc Neveu, du SNESUP-FSU.

«  La France commence à perdre ses meilleurs talents dans les nouvelles générations, le sang neuf des laboratoires, s’inquiète le vice-président de l’Académie des Sciences, Bernard Meunier. On décourage aussi des chercheurs confirmés. »

Des efforts sur les débuts de carrière

« J’entends ces malaises et j’y suis extrêmement attentive », assurait Geneviève Fioraso, fin septembre… tout en brandissant « quelques chiffres pour redonner confiance et dire qu’on a une recherche de bon niveau : sixième place mondiale pour le nombre de publications, quatrième rang mondial pour le nombre de prix Nobel scientifiques, deuxième rang pour les médailles Fields »… « Dans cette période critique, notre priorité, ce sont les jeunes, avait-elle affirmé. Les efforts budgétaires des organismes doivent être dirigés vers les débuts de carrière et l’insertion des docteurs, pour maintenir un niveau satisfaisant de recrutement qui n’obère pas l’avenir. »

Les efforts sur les débuts de carrière « sont en discussion, précise le président du CNRS, Alain Fuchs. On peut envisager des primes. » En 2015, « on élèvera les embauches de jeunes doctorants à un niveau supérieur à celui de l’an dernier, poursuit Geneviève Fioraso. Tous les départs à la retraite seront remplacés un pour un, les chercheurs comme les personnels ingénieurs, techniciens et administratifs. » « Le budget est stable et il est parmi les plus préservés, répète-t-elle. Mais cela ne permet pas de créer des emplois supplémentaires. J’ai cette contrainte. » Exit, donc, l’idée d’un plan pluriannuel pour l’emploi ?

Dégager 2 milliards via le CIR

Les chercheurs défendent, eux, la possibilité de dégager 2 milliards par an pendant dix ans via le crédit impôt recherche (CIR). Pour l’emploi et pour les crédits de base des laboratoires. « Sur les 6 milliards du CIR, une partie ne va pas à la recherche mais sert à de l’optimisation fiscale indue », résume Alain Trautmann. « Le CIR n’est pas une cagnotte mais un crédit d’impôt », s’agace Geneviève Fioraso, qui « soutient l’arbitrage gouvernemental » en faveur du dispositif. Et même si le CIR était réformé, « la recette supplémentaire serait vraisemblablement utilisée pour alléger le poids de la dette publique, et non réorientée vers la recherche », lâchait-elle fin septembre.

« Il faut amener le secteur privé à embaucher davantage de jeunes, notre marge est là, soutient la secrétaire d’Etat. On propose des allégements de charges aux entreprises, on peut donc aussi leur demander des contreparties comme celle-là. » Et elle déplore «  le décalage énorme » entre la France et les pays anglo-saxons, où les doctorants jouissent d’une vraie reconnaissance et d’un salaire correspondant à leur niveau d’études.

La reconnaissance des docteurs dans les entreprises privées et la haute fonction publique est justement, après l’emploi, l’autre revendication phare de Sciences en marche. «  Les entreprises n’ont pas une idée très claire de ce qu’est le docteur français, alors que, quand elles recrutent un centralien, elles savent exactement quel profil elles embauchent », explicite Alain Fuchs. Deux branches industrielles – la métallurgie et la chimie – reconnaissent depuis peu le doctorat dans leurs conventions collectives. Mais l’évolution est lente.

« Devoir sans cesse bidouiller »

Les chercheurs de Sciences en marche réclament enfin « une forte augmentation », de 1 milliard d’euros par an, des crédits de base. Dans les locaux de la faculté de médecine de l’université Paris-V, à l’étroit dans un bureau de 10 mètres carrés qu’il partage avec trois personnes, Philippe Bénas, ingénieur d’études, membre du Syndicat national des personnels techniques (SNPTES), observe que son université « a le ménage le plus cher au monde » : faute de personnel, ce sont des bac + 8 qui le font. Dans ce laboratoire, où le Scotch remplace les joints aux fenêtres, un congélateur vieillissant, sur lequel a été posée une affichette « à secourir », abrite des cellules destinées aux analyses. « On fait avec des bouts de ficelle, commente-t-il. Et plus ça va, plus les bouts sont petits. » Son labo, qui a reçu de l’argent issu du grand emprunt destiné à améliorer les équipements (Equipex), est pourtant mieux doté que d’autres…

A Paris-VI, Raphaël, en doctorat depuis un an, rattaché au laboratoire Métis spécialisé dans l’environnement, se dit lui aussi « frustré de devoir sans cesse bidouiller, de ne pouvoir démultiplier les analyses, faute d’argent ». Fabrice Alliot, ingénieur d’études, estime toutefois que « le mal-être est psychologique plus que matériel ». « L’argent peut être disponible, on arrive à tourner », relativise-t-il. « Je passe plus de temps à rechercher des financements qu’à faire de la recherche », regrette Roger Guérin, enseignant-chercheur dans le même laboratoire, en évoquant la contrainte des appels à projets. Une remarque qui revient en boucle au fil des rencontres. «  Cette quête d’argent tend à éloigner les professionnels de ce qu’ils devaient faire dans une conception ancienne de leur métier, et c’est source de souffrance  », commente Marc Guyon, chercheur au ­Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) dans l’équipe de psychodynamique de Christophe Dejours, qui a travaillé, pour le compte du CNRS, sur la souffrance au travail dans les laboratoires de recherche.

Un « divorce » avec Hollande

Le 15 mai 2012, à l’Institut Curie où il s’était rendu pour un hommage à Pierre et Marie Curie, François Hollande avait voulu envoyer un message de «  confiance ». Roger Guérin évoque aujourd’hui un «  divorce ». « On est blasés, ajoute Pierre Ribstein. Que les gouvernements soient de gauche ou de droite, la machine avance vers toujours plus de libéralisme, avec de moins en moins d’argent public, de plus en plus de contrôle et de moins en moins de postes. »

Les chercheurs manquent sans doute aussi de moyens de pression pour faire valoir leurs arguments. « Leur arrivée à Paris en vélo et à pied est moins impressionnante que s’ils avaient menacé de débarquer dans la capitale en 35 tonnes », glisse cet observateur, allusion au récent recul du gouvernement sur l’écotaxe par crainte de voir les routiers bloquer l’ensemble du pays.