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Pour un autre théâtre de la pensée - Fabienne Bruyère et Guillaume Le Blanc, Libération, Tribune, 29 octobre 2015,

mardi 3 novembre 2015, par par PCS (Puissante Cellule Site !)

extrait : "La pensée est une critique du temps, du monde, de nous-mêmes, toujours incertaine ou fragile, et non un exercice répété de la puissance médiatique. La critique est salutaire. Elle permet d’envisager un futur non encarté et des formes de vie alternatives."

En 1977, Gilles Deleuze renvoyait les nouveaux philosophes à la niche de la nullité conceptuelle. Presque quarante ans plus tard, le risque est toujours aussi grand de penser par « gros concepts » et de procéder par « marketing littéraire et philosophique » plutôt que par une pensée fine qui s’élabore avec d’autres, amis, étudiants, artistes, écrivains, acteurs du monde politique, associatif, etc. Deleuze s’en prenait à la raison martyrologique qui dénonçait pêle-mêle le Goulag, les victimes de l’histoire, les cadavres dans les placards au risque de parler à la place de toutes les victimes, de tous les cadavres. Une victimologie dont nous ne sommes toujours pas sortis et qui plane comme un spectre. Mais la martyrologie est encore une politique. Elle entend construire un monde d’amis et d’ennemis ; la dénonciation a valeur de sacerdoce visant à instituer le seul monde vivable et aimable, le nôtre bien entendu. Quarante ans plus tard, on nous promet la fin du monde civilisé. Nous serions entrés dans le règne de la raison apocalyptique qui s’emploie à restaurer toutes les identités correctes porteuses des seules espérances. Toutefois, le ton apocalyptique n’est plus une politique mais une morale consolatrice qui instaure le règne de l’humeur à propos de toutes nos tumeurs. Nous avons donc quitté une scène médiatique encore politique pour entrer dans une autre scène médiatique moralisatrice.

à lire sur le site de Libération

Mais, comment l’avenir de la pensée pourrait-il se jouer sur cette scène alors même qu’elle délaisse le travail au profit d’effets de manche faciles qui agitent des peurs ? C’est d’un autre théâtre qu’il est question avec la pensée. L’amplification de la sono médiatique des cris d’orfraies suscite l’illusion d’un centre intellectuel qui n’est rien d’autre que l’autoproclamation par des journalistes d’une caisse de résonance de leur propre épiderme. Les pseudo-intellectuels d’aujourd’hui, comme les nouveaux philosophes d’hier, ne parlent pas par eux-mêmes. Ils sont les échos sonores d’une scène médiatique qui les précède et qui constitue leur réalité de vie. Il nous faudrait d’autres téléphones pour parler comme la philosophe Avital Ronell, avec de nouvelles personnes au bout du fil, pour espérer capter des fragments de conversation singuliers et entrer ainsi dans d’autres mondes. Face à cette centralité artificielle du faux indigné, il serait bienvenu d’aller dans les périphéries, de rejoindre les ornières et les bordures pour écouter celles et ceux qui ne parlent pas dans les médias. Le problème, c’est que le pouvoir médiatique ne permet plus de rencontrer, ni les gens, ni les idées, ni les couleurs.

Deleuze affirmait que produire ou créer, c’était se situer à des intersections, à des croisements de lignes. Le travail intellectuel n’est pas le cri de la chouette effrayée mais le déplacement permanent que le monde fait subir à la pensée, que la pensée impose au monde par sa création de sens. Mais pour cela, il faut prendre le risque d’un peu de silence, d’un peu de solitude plutôt que de vouloir que l’on parle de vous à tout prix, quitte à ne rien avoir à dire.

D’ailleurs, ces néoréacs n’ont d’intellectuels que le nom qu’ils se donnent pour mieux faire exister le miroir médiatique que des professionnels des pouvoirs brandissent pour leur demander : miroir, miroir, qui est l’intellectuel le plus lu, le plus présent par ses petites phrases ? Comme le pouvoir tend vers la droite, l’intellectuel saisi par les pouvoirs tendra vers la droite. Aussi endossera-t-il la belle identité nationale fracturée. Aussi restituera-t-il le peuple magnifié des abîmés et des non représentés de toutes les régions de France. Il sera celui qui parle à l’oreille des médias car il affirme avoir la voix du peuple. En réalité, il est moins un porte-voix qu’un ventriloque, vaguement bouffon, vaguement pitre, toujours pathétique. Le pathos a constitué la langue de l’indignité morale dont se réclame le néoréac. L’unité de la nation qu’il pense capturer est sans vie, vidée de toute l’hétérogénéité qui constitue pourtant les vies humaines aujourd’hui, à la fois d’ici et d’ailleurs, jeunes et vieilles, avec des actions et des rêves qui ne coïncident souvent pas du tout.

Le drame, c’est que le peuple, la nation, la souveraineté et l’identité s’imposent à nous comme des signifiants vides et hégémoniques, qui ne suffiront jamais à penser la totalité de nos vies et à nous faire tenir dans l’existence. Tout simplement, parce que ce sont des éléments de la puissance, et que la puissance ne fait pas une pensée. Le néoréac se rêve en Superman, et s’adresse encore à cette ancienne autorité coloniale que fut la France, rendant le présent invivable et incompréhensible. Il oublie tout ce qu’une pensée peut porter de critique : critique des décideurs, critique du néolibéralisme et du capitalisme financier, critique d’une consommation généralisée qui ruine les ressources de la planète, critique de nos existences amputées par des normes et des règles violemment en usage. La pensée est une critique du temps, du monde, de nous-mêmes, toujours incertaine ou fragile, et non un exercice répété de la puissance médiatique. La critique est salutaire. Elle permet d’envisager un futur non encarté et des formes de vie alternatives.

Hamlet, dans une tirade de Shakespeare, explique qu’il faut prendre soin des comédiens. N’est-ce pas là, plus qu’un théâtre dans le théâtre, une pensée dans la pensée ? Les néoréacs ont l’amour de la haine. Soyons, en tant qu’intellectuels, comme Hamlet et prenons soin des comédiens, des artistes, des penseurs, des gens et de leur hétérogénéité : non pas un peuple comme signifiant vidé de tout contenu mais des fracas d’existences hétérogènes. Une politique du prendre soin des individus plutôt qu’un discours de la haine qui produit, au-delà des partages sociaux et économiques, la grande frontière symbolique entre les vies autorisées et les vies infâmes, entre les uns et les autres.