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Étiquetage nutritionnel. Épisode 2 : Stéphane Le Foll au secours des industriels - Karl Laske, Mediapart, 19 septembre 2016

mercredi 21 septembre 2016, par Faust, docteur

Sans demander « l’arrêt pur et simple de l’ensemble des travaux du Pr Hercberg », l’ANIA et FCD allaient donc très loin. Tellement loin qu’un ministre normal aurait vigoureusement rejeté l’oukase, plutôt que de le minimiser.

[violet]Dans une lettre adressée à Mediapart, le ministre de l’agriculture minimise les pressions des industriels et de la distribution sur les travaux du laboratoire du professeur Serge Hercberg. Stéphane Le Foll défend le test « grandeur nature » des systèmes d’étiquetage nutritionnel simplifié dont le pilotage a été confié aux lobbyistes de l’industrie, qui doit débuter le 26 septembre.[/violet]

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On avait donc mal compris ou mal lu. Dans une lettre de deux pages adressée à Mediapart, et datée du 16 septembre, le ministre de l’agriculture et porte-parole du gouvernement Stéphane Le Foll nous rassure. Les industriels de l’agroalimentaire n’ont pas le pouvoir de faire cesser les recherches scientifiques indépendantes en nutrition. En juin dernier, le président de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et le secrétaire général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) ont pourtant demandé au ministre « de mettre fin » aux travaux de l’équipe de recherche du professeur Serge Hercberg, président du Plan national nutrition santé (PNNS), sur les logos nutritionnels simplifiés, qui doivent par ailleurs être testés en conditions réelles d’achat à partir du 26 septembre.

« Il me semble trompeur d’interpréter cette démarche [des industriels – ndlr] comme une demande d’arrêt pur et simple de l’ensemble des travaux du Pr Hercberg, soutient Stéphane Le Foll, demande à laquelle ni Marisol Touraine, ni moi-même ne pourrions envisager de donner suite. »

Le Pr Serge Hercberg y a vu une «  intrusion totalement inacceptable  » de l’industrie dans le champ de la recherche publique, justifiée peut-être par « la peur » que son laboratoire, l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN), ne « trouve une fois de plus des résultats qui ne leur conviennent pas ». Stéphane Le Foll assure que les industriels et les distributeurs n’ont fait qu’« exprimer leurs inquiétudes auprès des ministères compétents », concernant « l’envoi » par l’équipe du professeur Hercberg « d’un questionnaire » destiné à évaluer les différents logos – via la cohorte de volontaires de NutriNet-santé – au moment où va s’engager l’évaluation des mêmes logos en conditions réelles, dans soixante supermarchés sélectionnés. Une évaluation dont le pilotage a précisément été confié à l’une des structures de lobbying de l’industrie, le Fonds français pour l’alimentation et la santé (FFAS).
« La théorie du complot permanent auquel cet article [de Mediapart – ndlr] contribue me paraît fragiliser et desservir un débat qui mérite beaucoup mieux que les procès d’intention  », tranche Stéphane Le Foll, dans son courrier adressé au directeur éditorial de Mediapart.

Rappelons que les deux lobbies de l’agroalimentaire demandaient au ministre de l’agriculture « de prendre des mesures pour qu’aucune des conclusions de cette étude  » du Pr Hercberg «  ne puisse interférer  » avec celles de l’évaluation des différents systèmes en conditions réelles d’achat. « Il convient également de mettre fin à cette enquête car elle constitue une opération de communication incompatible avec les conditions préparatoires du test  », dénonçaient les industriels. Sans demander « l’arrêt pur et simple de l’ensemble des travaux du Pr Hercberg », l’ANIA et FCD allaient donc très loin. Tellement loin qu’un ministre normal aurait vigoureusement rejeté l’oukase, plutôt que de le minimiser. D’autant qu’on ne voit pas ce qui dans les recherches de l’équipe (INSERM-Paris XIII) de l’EREN – dont les résultats sont publiés régulièrement dans les meilleures revues scientifiques – pourrait venir contrarier le « test » des logos dans les supermarchés.

Mais Stéphane Le Foll est devenu l’interlocuteur privilégié du lobby agroalimentaire, pour ne pas dire sa pièce maîtresse, dans la guerre d’influence engagée par l’ANIA et la FCD pour faire obstacle à l’étiquetage nutritionnel « 5 couleurs », baptisé depuis « Nutri-score ». Démonstration en trois temps.

1. L’opposition originelle de Stéphane Le Foll au logo nutritionnel « 5 couleurs »

Le logo « 5-C », qui s’appuie sur un algorithme permettant d’établir un score nutritionnel des aliments, sur une échelle de 5 couleurs allant du vert au rouge, a été l’une des propositions chocs du rapport remis par Serge Hercberg, président du PNNS, à Marisol Touraine, en novembre 2013, « Pour un nouvel élan de la politique nutritionnelle française » – téléchargeable ici. Très vite, les lobbies se sont mis en mouvement contre le « 5-C », craignant avant tout qu’une pastille rouge ne s’affiche sur leurs produits. Si l’on en croit Le Canard enchaîné, le ministre de l’agriculture affirme son hostilité au logo « 5-C » dès le mois de juin 2014, lors d’un séminaire gouvernemental, au cours duquel il affirme qu’il ne faut pas stigmatiser les produits du terroir comme les rillettes du Mans – sa région d’origine…

En septembre 2014, Carrefour lance son propre logo, « A quelle fréquence », qui dans sa première version prescrit un rythme de consommation – 1 fois par jour, 2 fois par jour, 3 fois par jour – avec des couleurs sans risque – vert, bleu, orange, violet… Dans une version ultérieure, rebaptisée « SENS », cela donnera « très souvent », « souvent », « régulièrement en petite quantité », « occasionnellement ou en petite quantité ». Selon les documents internes de l’ANIA en possession de Mediapart, la proposition de Carrefour est « plus en phase avec ses positions ». Elle permet « d’occuper le terrain » pour contrer le logo « 5 couleurs ».
Le 5-C met en balance les éléments favorables (protéines, fibres, pourcentage de fruits, légumes, légumineuses et fruits oléagineux) et défavorables (calories, sucres simples, acides gras saturés, sodium) pour définir un indicateur unique de qualité nutritionnelle. Et ce que l’ANIA veut éviter, c’est « un algorithme pur et dur qui ouvre la porte à l’opportunité d’être utilisé pour des taxes ».

En février 2015, le conseil d’administration de l’ANIA se déclare en « opposition totale au système de score nutritionnel et de pastilles de couleurs stigmatisantes proposé par le professeur Hercberg ». Les industriels préparent des projets d’amendements qui seront massivement votés par les parlementaires amis afin notamment d’inscrire le principe d’une « expérimentation en conditions réelles d’achat ». Marisol Touraine s’y oppose : l’amendement, comme le projet d’expérimentation, sont repoussés par le parlement.

C’est l’intervention de Stéphane Le Foll qui provoque le grand tournant. En juillet 2015, le ministre de l’agriculture écrit à Marisol Touraine pour qu’elle cesse d’apporter son soutien au logo « 5-C ». « Le système dit “5-C” ou “Hercberg” du nom de son principal promoteur, qui semble avoir la faveur de vos services, ne me semble pas de nature à remplir ces conditions et m’apparaît par conséquent comme une piste qu’il convient d’écarter aujourd’hui, même si elle a pu être utile au débat », écrit-il dans une lettre publiée par Mediapart. Le ministre fait fi des nombreuses prises de position des autorités sanitaires, et notamment le Haut conseil de la santé publique, ou des sociétés savantes en faveur du logo « 5-C ».
Le véritable souci de l’étude pourrait être tout simplement la légalité de l’expertise

2. Le ministre orchestre la validation des logos proposés par les lobbies

Après son courrier à Marisol Touraine, Stéphane Le Foll donne une impulsion déterminante en recommandant publiquement à l’ANIA de proposer d’autres alternatives au logo « 5 couleurs ». « Au lieu de privilégier un étiquetage avec des couleurs, qui pour certaines renvoient une image négative, nous proposons de privilégier des informations sur la fréquence de consommation, déclare-t-il en septembre 2015, à la LSA-conso.fr. Ce système, qui rencontre l’adhésion de l’ANIA, permettrait de dire ce qui peut être consommé de façon occasionnelle ou plus régulière. Je l’ai déjà dit à l’ANIA : il est temps de se mettre au travail et finaliser ce projet. »

Marisol Touraine s’exécute. Un « processus de concertation » s’ouvre au ministère de la santé, sous la houlette du directeur général de la santé, Benoît Vallet. En juin dernier, dans leur lettre au ministre, l’ANIA et la FCD rappellent à Stéphane Le Foll les « décisions prises sous [son] autorité dans le cadre du comité de concertation [qu’il a lui-même] organisé ». Ainsi que l’existence d’un « protocole passé sous [son] autorité ».

En novembre 2015, les industriels de l’ANIA se félicitent dans un document interne de leurs actions, qui ont « permis » :

« Que le système 5-C ne soit plus considéré comme le seul système et soit donc écarté du texte de loi et challengé avec une rédaction neutre et ouverte du projet de décret ».

« Que le principe de l’expérimentation soit désormais retenu avant tout déploiement d’un système ».

« Qu’enfin nous ayons maintenu jusqu’à présent l’unité avec nos partenaires de la filière et en premier lieu avec la distribution ».

L’ANIA avertit ses adhérents que « les pouvoirs publics ne considèrent que deux possibles systèmes à expérimenter : le 5-C et le système SENS ». « Il faut donc que ceux qui souhaitent porter y compris financièrement d’autres systèmes puissent se manifester très rapidement. » L’association des industriels va proposer son propre logo, « Nutri-Repère », qui fait légèrement évoluer le logo actuel.

Le résultat, Stéphane Le Foll l’évoque lui-même dans son courrier à Mediapart : « Plusieurs systèmes d’étiquetage nutritionnel simplifiés coexistent aujourd’hui sans qu’il ne soit possible sur des bases objectives de départager leur efficacité vis-à-vis du consommateur, écrit-il. C’est la raison pour laquelle une expérimentation démarre le 26 septembre prochain. » Mais les conditions de l’expérimentation dont il se félicite posent de nombreuses questions.

3. Les failles éthiques et déontologiques de l’expérimentation des logos demeurent

« J’étais très satisfait que Marisol Touraine permette au débat d’être tranché, non pas en fonction des préférences et des intérêts particuliers de chacun, mais sur la base d’éléments factuels issus d’une analyse la plus fine possible du comportement des consommateurs lorsqu’ils sont en situation concrète d’achat », a poursuivi le ministre, dans son courrier à Mediapart. Des intérêts particuliers sont pourtant bien favorisés par l’étude en cours.

Le 4 décembre 2015, le directeur général de la santé (DGS) présente au comité de concertation l’architecture de l’expérimentation des logos « en conditions réelles d’achat » – création d’un comité de pilotage et d’un comité scientifique. Un acteur pour le moins engagé s’est invité aux commandes : le Fonds français pour l’alimentation et la santé (FFAS), fondé par l’ANIA, en mai 2011. Véritable outil opérationnel de lobbying des industriels, le Fonds puise ses ressources dans la trésorerie des géants de l’agroalimentaire. Il offre d’apporter « son expertise en matière d’organisation et de financement », et de « mobiliser les financements nécessaires à l’évaluation des dispositifs graphiques candidats ». Et il est retenu comme le pilote de l’évaluation. Mieux, le président du FFAS, Christian Babusiaux, ancien président de chambre de la Cour des comptes, est nommé comme le coprésident du comité de pilotage, aux côtés du DGS. C’est un acteur engagé, aux côtés de l’ANIA contre le logo « 5 couleurs ». Serge Hercberg, le président du PNNS, qui avait participé à la phase de concertation, a été exclu du comité de pilotage.

Le comité scientifique est dès lors facilement infiltré par les compagnons de route de l’industrie. Mais pas seulement. Trois de ses membres démissionnent en mars dernier. Ils évoquent « les liens d’intérêts » de certains de leurs collègues, mais aussi l’impression qu’une « opération marketing semble prévaloir » à la recherche d’une évaluation scientifique. La « base » de ce type d’essai « consiste à prévoir une analyse par un organisme ou un laboratoire indépendant » que les scientifiques n’obtiennent pas.

En juillet, Yves Lévy, le PDG de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), quitte à son tour le comité de pilotage, peu avant la parution d’une enquête du Monde sur les conflits d’intérêts des membres du comité scientifique. Mais le véritable souci qui s’annonce pourrait être tout simplement la légalité de l’expertise. En effet, l’intervention du FFAS, et d’un de ses prestataires privés, dans l’étude en conditions réelles d’achat aurait dû respecter les règles du code des marchés publics et d’appel à la concurrence, dès lors que l’État débloque des fonds. Or Marisol Touraine a confirmé récemment un financement du « test » par la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM). Il lui restera à expliquer comment cet argent public peut être versé à un prestataire privé sans passer par une procédure d’appel d’offres.

L’expérimentation doit débuter le 26 septembre dans une soixantaine de supermarchés.