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Visite présidentielle de Jussieu - Un SLUtiste embedded, Jeudi 29 septembre 2016

samedi 1er octobre 2016, par PCS (Puissante Cellule Site !)

Après les décennies de travaux de désamiantage du campus Jussieu, les personnels étaient tout piaffant d’impatience dans l’attente de la visite d’inauguration d’un campus qui n’avait jamais fermé, par le Président de la République Française (nom de code non pas POTUS, ça c’est pour le président des Etats-Unis, mais JFT pour Jean-François Trans).

Depuis le matin des dizaines de cars de CRS s’étaient prépositionnés rue Jussieu. Les messages de bienvenue sur le sol aux abords de l’entrée de la faculté, peints à la bombe d’un beau vert fluo, "Hollande casse toi" ... de la veille au soir, avaient précipitamment été recouverts d’une peinture noire, ce qui montre que la ville de Paris sait nettoyer rapidement les tags qui défigurent notre belle cité.

La chef de SLU (eh oui, les enjeux, et je dirais même, les challenges, du troisième millénaire imposent que même les collectifs se placent, eux aussi, sous la coupe d’un leadership fort et incarné), la chef de SLU m’avait interpellé. "Bon, écoute coco, notre PCS (puissance cellule site) n’arrête pas de mettre sur le site de SLU des infos toutes plus déprimantes les unes que les autres. Il est vrai que tout ce qui s’est passé, se passe, ou va se passer sur l’enseignement supérieur et la recherche est d’une tristesse absolue. C’est la cata coco : que cela te plaise ou pas, il faut que tu retournes t’embedder dans cette visite présidentielle, car en tant que membre élu d’un conseil de Paris VI tu as un carton d’invitation, et que tu nous fasses fissa une de tes petites saillies drôlatiques.

Bon je n’ai pas le choix, mais j’ose, néanmoins, une timide question : "Est-ce que je pourrais, au moins, citer Saint-Simon ou Shakespeare ?" Ah ça, je te l’interdis bien ! Tu arrêtes de faire le cuistre, et dans le même ordre d’idée tu ne nous fais pas un de tes textes de 16 pages comme les dernière fois. Une étude récente a montré que 33% des universitaires français et jusqu’à 89% des universitaires fortement impliqués dans le management par projet, ne savent plus lire que des powerpoints et que, pour 73% d’entre eux, leur capacité de concentration ne dépasse pas, en moyenne, les 4 minutes 30 secondes, alors que c’était encore 6 minutes trente il y a trois ans !

Alors, coco, tu es gentil : tu ne dis rien de mal sur le PS, les CRS, les fusions universitaires, le suivi amiante qui ne se fait plus à Jussieu, et la médecine de prévention qui a été réduite à sa plus simple expression (tu es gentil on laisse ça à Elise Lucet), tu fais court, tu fais drôle et tu te calmes au niveau des citations.

Je me dis que c’est vraiment la dernière fois que je joue le SLUtiste embeddé, décrire une telle inauguration de façon amusante relève de la gageure : mission impossible ça va, je ne suis pas Tom Cruise.

Une saine ambiance règne sur le campus envahi par les nombreuses compagnies de CRS (ce qui n’était jamais arrivé de toute l’histoire, parfois tumultueuse, de Jussieu). Une grande première donc, avec un nombre considérable de policiers dans les sous-sols, de CRS et de policiers au niveau du grill Albert, de snipeurs et autres vigiles à oreillettes en costume noir ou Armani gris puce.


Les étudiants et personnels ayant défilé gentiment, mais en nombre, avec des slogans sobres, mais de bon goût devant les compagnies de CRS qui étaient à l’intérieur de Jussieu ("tout le monde déteste la police", "tout le monde déteste le PS", "P comme pourris, S comme salauds, tout le monde déteste le parti socialo", "Hollande casse toi, Jussieu c’est pas pour toi", ...), et les quelques échauffourées minimales ayant eu lieu, la plèbe est cantonnée derrière des barrières, et les happy few disposant du précieux carton d’invitation font la queue protégés par de virils CRS. Je reconnais pour les avoir vus dans de multiples manifestations anti El-Khomri, les CRS de la 2A et ceux de la 2B : les CRS de la 2A sont sympas, mais il faut se méfier de ceux de la 2B qui coupent les manifs, nassent et gazent un peu vite, ils ont parfois la grenade défensive un peu précoce. Je passe un premier filtre (présentation de carte d’identité et du carton) puis fais la queue pour un deuxième filtre, mais, là, ma qualité extraordinaire d’élu d’un conseil de Paris VI, me fait passer cette étape à toute vitesse. On me dit : "vous avez été identifié comme élu du Conseil, vous pouvez passez directement". En me la pétant un petit peu, je me dirige vers le dernier portique magnétique où je passe le dernier test, après avoir mis de côté tous les portables, clefs, couteaux à cran d’arrêt, qui pourraient faire réagir le portique. Je peux enfin rentrer dans la partie supérieure de l’onéreux auditorium d’excellence. Je vais enfin pouvoir pénétrer pour la première, et sans doute la toute dernière fois, dans cet auditorium qui a coûté si cher, qui prend tellement de place, et dont les personnels de l’Université sont, et seront pour toujours, exclus.


Je m’introduis dans le coffrage de verre surplombant l’escalier menant à l’auditorium, je descends les marches du majestueux escalier, encadré par une myriade de très jeunes hôtesses élégamment habillées de noir, peut-être pour ce dernier enterrement de la recherche ou pour rendre hommage à la nouvelle uberisation de leurs tâches, et finit par atteindre le niveau de l’auditorium.


Il y fait chaud, il y a de la lumière, étant chercheur je rentre donc dans l’auditorium de Paris VI où va se dérouler le discours d’inauguration du président de la République (appellons-le Trans).

Dans les gradins tout n’est que bruissements, chuchotements avant la représentation. Le président ne va peut-être pas annoncer sa candidature à la Présidence de la République, mais il va prononcer un discours majeur, un "marqueur" de sa campagne en faveur de la jeunesse, de l’innovation et des défis du troisième millénaire redonnant une impulsion nouvelle à une économie européenne de la connaissance digitale. Le discours écrit par Terra-Nova est près pour être repris en boucle par BFM-Business.

Chacun cherche sa place : tous les sièges étant étiquetés "Place Réservée", cela n’aide pas à choisir la sienne. Au tout premier rang, siègent la Dream Team des ex-présidents de Paris VI qui ont tellement oeuvré pour le désamiantage de Jussieu [1].

Valérie Pécresse figure au premier rang, mais est-elle là au titre de sa présidence du conseil régional d’Île-de-France, ou bien au titre d’ancienne ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche de 2007 à 2011, et de sa loi LRU 1.0 qui mit le pied à l’étrier à la loi LRU 2.0 de Geneviève Fioraso ? Jack Lang figure aussi au premier rang, mais est-il là en voisin qui vient de l’Institut du Monde Arabe tout proche dans un esprit très "fêtes des voisins", ou au titre d’ancien ministre de l’éducation nationale de mars 2000 à mai 2002 ? Il fait toujours aussi jeune avec son teint hâlé et sa chevelure noire de jais.

Tout ces personnages de qualités se congratulent, s’apostrophent, se selfiesent fort longtemps car on sait que la représentation ne débutera qu’à partir de trois heures de l’après-midi. Un mathématicien célèbre pour son dandysme arachnoïdesque se fait prendre en photo par de jeunes groupies. Trop cool.

On nous passe tout d’abord un petit film parfaitement crispant où des pseudo-comédiens pseudo-étudiants, pseudo, et parfois vrais, enseignants-chercheurs, jouant parfois vrai, mais souvent encore plus faux que Jean-Pierre Léaud, déclinent des mots convenables pour contourner le scandale sanitaire majeur de l’amiante : campus voulu ouvert sur la ville, excellence, le désamiantage nous a permis de regrouper toute la chimie organique, végétalisations des patios contrastant avec la minéralité du parvis, création de grand îlot de verdure domaine d’une tri-dimensionalité fonctionnelle, excellence, nouveaux laboratoires correspondants aux normes modernes européeennes, excellence, impact sociétaux, nouveaux défis, la transformation de la société et du monde, université du XXIème siècle.

Le président de la République entre dans le bas de l’auditorium accompagné de l’actuelle ministre de l’éducation, du recteur de la région île de France, recteur de l’académie de Paris et chancelier des universités et du président de Paris VI : la représentation va pouvoir commencer. Je remarque que la chevelure du Président de la République est aussi du même noir de jais. Serait-il possible que le Président ait le même coiffeur que Jack Lang ?

Le président de Paris VI fait un discours d’introduction et d’accueil. Le matin, piqué au vif, il avait, en Comité Technique, fulminé contre le "chiffon" que constituait la communication électronique du SNESup à l’ensemble des personnels ("Amiante et paupérisation des universités : les grands absents de l’inauguration de Jussieu"). En bon animal politique, comprenant que le texte du SNESup faisait assez mal, il en reprend, dans son discours de l’après-midi, les termes et le fond, déclarant "qu’il convenait de saluer le comité anti-amiante", parlant avec émotion des personnels qui n’avaient jamais cessé d’y travailler, dans des conditions matérielles souvent très dures engendrées par cet interminable chantier, allant même jusqu’à faire allusion à ceux morts de mort lente, et déclarant que l’Université continuait à s’engager avec détermination dans le suivi post-exposition amiante. Quand on sait que nous n’avons plus de suivi amiante à Jussieu, je ne peux que dire qu’une chose : chapeau l’artiste, respect. Le discours se poursuit rappelant l’épisode de la cour des comptes, la construction à venir de Paris Parc qui sera un catalyseur d’échange, de formation à l’entrepreneuriat, les jardins de deux hectares par-ci, les destructions de barres Cassan par-là, les enjeux de développements durables, la promotion de l’excellence au cœur des disciplines, car notre arène est rien moins que mondiale, émaillé ici et là, de quelques saillies drôlatiques (l’élite et pas les litres, allusion à la Halle aux Vins).

Le Président de la République va maintenant s’exprimer devant un auditoire où figurent, en bonne place au deuxième rang, quelques jeunes gens ayant revêtus des T-shirts MACRON. Le discours prend immédiatement un ton de plaidoyer pour l’autonomie que ne renierait nullement Valérie Pécresse assise au premier rang : 20 ans après Bologne il faut aller plus loin dans l’autonomie ! Le discours s’anecdotise sur la vue admirable du haut de la tour de Jussieu qu’on lui avait fait visiter en fin de matinée, et vagabonde sur le nouveau végétalisé ouvert de ce grand centre d’attractivité attirant 1600 doctorants étrangers car, ne l’oublions pas, le prestige d’une nation c’est son rayonnement, pas de puissance sans savoir, innovation, recherche. Mais le président revient vite à l’ardente obligation de la territorialisation de la recherche à travers la politique de site : il fallait l’autonomie des universités (Valérie reboit du petit lait), il fallait rompre avec la centralisation. L’autonomie est une conquête. Il ne s’agit pas d’une mise en concurrence. L’autonomie n’est pas le repli sur soi. Nous avons hérité d’une situation financière difficile que nous avons rétablie : en 2012, vingt universités étaient déficitaires. Liens profonds villes, régions, territoires. Face à une Europe à la peine, c’est une Europe des universités et de la connaissance qui pourrait redonner l’impulsion nouvelle nécessaire. Il faut plus de mobilité, locale, territoriale, internationale. Une nouvelle politique de site. Il poursuit par une ode à la loi Fioraso et ses Communauté d’Universités et Établissements, COMUE. Là tout le monde se dit : faire une allusion si lourde aux COMUE c’est terriblement maladroit à Paris VI, où justement le choix a été fait de s’assoir sur la loi et le décret sur la COMUE, en n’appliquant tout simplement pas le décret sur la COMUE ! Mais qu’à cela ne tienne, il poursuit en expliquant que Sorbonne Universités est bien plus qu’une COMUE puisque ce sera une université fusionnée. Nous voilà rassurés, on peut donc violer la loi si l’on réalise ce qui, depuis le début, a été l’objectif secret de cette territorialisation de la recherche : réaliser des mastodontes fusionnés. Nous n’échappons pas à une mention du classement de Shanghai, pour dire que mission a été donnée à Thierry Mandon de réfléchir à la création de classements qui nous soient plus favorables. Il faut accueillir d’avantage de chercheurs étrangers qui seront les décideurs de demain et nos meilleurs ambassadeurs.

Nous passerons sur le besoin de rénovation pédagogique, l’innovation par le numérique, l’insertion professionnelle vers les métiers qui n’existent pas encore, le droit au parcours étudiant, pour en venir à la patate chaude de la dernière semaine médiatique : la sélection dans les universités. Tous les étudiants ne peuvent prétendre aller dans le même master. Une allusion est faite aux choix possibles de la sélection par l’argent ou, comme aux Etats-Unis, par l’endettement qui finit par devenir une bulle financière. Le discours se continue par le rappel des réformes pour les étudiants salariés et les 30000 logements construits depuis 2013, et se poursuit par des personnels acteurs du progrès, de l’agenda social, des meilleurs rémunérations, de la société apprenante, de l’université au cœur de la cité, du compte personnel d’activité, du progrès comme idée de la France, des défis du présent et des succès de l’avenir, et une phrase concluant, plus ou moins, sur la nécessité de la patience en rappelant les temps quasi-géologiques qui furent nécessaires pour certains travaux à Jussieu.

Le mot amiante n’aura été prononcé aucune fois, aucune allusion n’aura été faite aux luttes et souffrances des personnels durant toutes ces années, pour être remplacé par une méditation sur la patience et la longueur de temps (qui font plus que force ni que rage). Je résume le discours présidentiel : pour des raisons indéterminées un long processus aboutit à la création d’un grand regroupement universitaire végétalisé assurant la territorialisation de la recherche. Le président aura, durant son exposé, été interrompu par deux fois par un rude syndicaliste, l’interpellant sur son évitement du mot amiante et des luttes et souffrances des personnels, et sur les rémunérations des personnels : un auditoire avide aura attendu une pirouette langagière, ou une fine répartie mettant les rieurs de son côté, mais rien ne vint.

Autour de moi des esprits chagrins trouvèrent ce discours quelque peu filandreux et qu’il manquait terriblement de souffle. Comme il est bien sûr hors de question de critiquer le chef de l’Etat, on ne peut que critiquer son speech writer. Nous dirons donc que nous avions préféré Aquilino Morelle dans le fameux discours du Bourget.

Le mot recherche fondamentale ayant définitivement sombré dans l’océan du discours social-libéral et de la politique de l’offre territorialement européenne, nous nous précipitons comme toute peuplade lévi-straussienne qui se respecte vers la nourriture. Nous pouvons enfin passer aux choses sérieuses et aller vers un buffet où officient des personnels portent un badge "Crous". On pourra dire ce que l’on veut du Crous mais là, respect, le champagne coule à flots. Si les mignardises sont délicieuses mais rares, le nombre de bouteilles de champagne semble, lui, littéralement illimité. Beaumarchais disait "Hâtons-nous d’en rire avant que d’en pleurer". Je regarde le carnet où j’ai pris mes notes, je me rends compte que je me suis beaucoup avancé en acceptant de faire un compte rendu drôlatique de tout ceci. Rien dans tout cela ne peut être rendu amusant.

En remontant les marches de l’auditorium je repense à un collègue BIATS de mon ancien labo qui avait des plaques pleurales, comme un si grand nombre de personnels de Jussieu qui ont connu Jussieu à ses débuts. Il y a un peu plus de dix ans de cela, il se faisait une telle joie de repartir vers ses îles des caraïbes françaises pour y passer sa retraite : il ne lui restait que trois mois avant sa retraite. La maladie se développa
si rapidement qu’il mourut avant de pouvoir prendre sa retraite.

A la mémoire de Denis, et de tant d’autres aujourd’hui disparus.


[1http://www.batiactu.com/edito/amiante-indemnisation-prime-sur-recherche-solutions-19186.php. Il y a quelques années le juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, chargée d’instruire le dossier des contaminations par l’amiante à l’université Paris VI-Jussieu, avait entamé ses auditions par la convocation du président de l’université Gilbert Béréziat. Plusieurs mises en examen pour mise en danger de la vie d’autrui avaient été décidées au début de l’année dans le cadre de ce dossier, qui piétinait depuis une dizaine d’années.