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Le projet Macron pour l’enseignement supérieur : une offensive sur le terrain de la valeur des études - Aurélien Casta, "Questions de classe", 27 janvier 2018

lundi 29 janvier 2018, par Mam’zelle SLU

Une nouvelle réforme de l’enseignement supérieur a été annoncée par les ministres Frédérique Vidal et Jean-Michel Blanquer. Pas encore adopté, le projet de loi (qu’on appellera loi Vidal dans la suite du texte) vise officiellement à remédier à « l’échec » en licence à l’université et à mieux informer les lycéens et les lycéennes des « attendus » des formations universitaires. Les personnels du lycée et de l’enseignement supérieur donneraient des avis sur les nombreux choix et projets (jusqu’à 10) formulés par les lycéens au cours de leur année de terminale. Les établissements sollicités formuleraient quatre types d’avis : « oui », « oui si », « en attente » et « non ». Dans le premier cas, le jeune pourra choisir cette formation. Dans le deuxième, il sera aussi accepté mais il devra effectuer un « parcours personnalisé », par exemple des enseignements supplémentaires dans les matières où il ne présente pas suffisamment de garanties. Les avis « en attente » ou « non » renverront le lycéen à un éventuel accord que lui donnerait finalement l’établissement ou un autre qu’il aurait sollicité, faute de quoi une commission présidée par le recteur aurait pour responsabilité de lui proposer une autre formation.

Il est possible d’analyser cette loi comme une attaque contre le droit d’accès à l’université de toutes les personnes détenant le baccalauréat ou un équivalent [1], avec le risque d’un retour en arrière dans les mobilisations scolaires des jeunes et des familles populaires [2]. Pour autant, les initiateurs de la loi ne souhaitent pas réellement baisser le nombre d’étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur. Si l’on en croit les échanges menés durant la campagne présidentielle de 2017 entre l’entourage du candidat Macron et le réseau de spécialistes du supérieur qui gravitent autour, l’objectif n’est pas celui-là.

Ces échanges de messages électroniques révélés par Wikileaks le 31 juillet dernier [3]mettent en lumière dans quelle mesure la loi Vidal fait partie d’un projet qui combine soutien aux « formations courtes professionnalisantes  », hausse des frais d’inscription et développement des prêts étudiants. C’est ce que ce texte se propose de montrer. [4]

Pour ce faire, il faut remonter à un conflit qui n’a pas toujours été visible et qui s’est ouvert en France il y a plus d’un siècle autour de la valeur des études et du statut économique de l’étudiant. Il s’est noué dans les années 1870 au sujet de deux types d’établissements supérieurs : les universités publiques et les écoles privées. D’un côté, les partisans des écoles privées (établissements catholiques, Science po Paris, ...) sont parvenus à la suite de deux lois adoptées en 1875 et 1879 à légaliser ces établissements. Ils ont ainsi réussi à faire autoriser la sélection des étudiants, les frais d’inscription particulièrement élevés et la rémunération variable des enseignants qu’ils pratiquaient. De l’autre côté, les associations d’enseignants se sont opposées à ce que leur rémunération dépende des frais d’inscription collectés et du nombre d’étudiants inscrits dans leurs cours. Dans un contexte où les universités étaient ouvertes par principe aux bacheliers et avaient des frais d’inscription modérés par l’Etat, les universitaires ont revendiqué et obtenu en 1879 que leur traitement respecte une grille nationale de salaires qui s’applique sur tout le territoire selon les principes de la fonction publique d’Etat. Leurs positions ont pris une tournure encore plus radicale de 1943 à 1951 lorsqu’elles ont été intégrées dans un projet global de réforme de tout le système d’enseignement (qui prévoyait notamment l’intégration de toutes les écoles dans l’université publique). Ce projet a été demandé en 1943 par le Conseil national de la Résistance et révélé en 1947 au grand public à l’occasion de la parution du Plan Langevin-Wallon. Les syndicats étudiants ont été alors soutenus par d’autres organisations syndicales et des parlementaires qui sont parvenus à faire discuter à l’Assemblée nationale, en 1951, une proposition de « rémunération étudiante ». Dans ce projet et dans le Plan Langevin-Wallon, les étudiants étaient considérés comme des « travailleurs » qui produisent au cours des études. A ce titre, il était prévu que les frais du privé mais aussi les frais forfaitaires du public soient supprimés, que les études soient complètement « gratuites » et qu’un « salaire » soit donné aux étudiants.

Deux positions coexistent ainsi encore aujourd’hui. Elles opposent des partisans du droit d’accès des bacheliers à l’enseignement supérieur et leurs opposants qui soutiennent la loi Vidal. Le conflit porte fondamentalement sur la valeur des études et sur le statut économique de l’étudiant [5]. La valeur économique des études et de la formation est-elle, comme le pensent les initiateurs de la loi Vidal, la valeur capitaliste qu’elles produisent, directement dans les écoles supérieures payantes ou après les études une fois que les étudiants sont diplômés, occupent un emploi mieux rémunéré et remboursent le prêt qu’ils ont contracté (ici les étudiants sont des consommateurs et des personnes qui ne produisent de la valeur qu’une fois leurs études finies [6]) ? Ou est-ce que, comme ont commencé à l’affirmer dans l’esprit du Plan Langevin-Wallon les syndicats étudiants et une partie des organisations universitaires, une valeur économique non capitaliste est produite au cours des études gratuites par les personnels et par les étudiants (ici, les étudiants sont des travailleurs à qui il s’agit de donner un salaire) ? Pour trois raisons, on peut voir dans la loi Vidal une nouvelle attaque destinée à contrer les projets issus de l’après-guerre et à renforcer les pratiques et croyances fondatrices de la valeur capitaliste.

La sélection, un levier de la hausse des frais d’inscription

Premièrement, la loi Vidal s’inscrit dans un projet global dont l’aboutissement est la généralisation des frais d’inscription et le développement des prêts étudiants.

La loi a été préparée par un groupe réuni durant la campagne par la « plume » d’Emmanuel Macron, Quentin Lafay, et par l’ancien président de la communauté d’université Paris Sciences et Lettres, Thierry Coulhon. Avec eux, on retrouve des fonctionnaires, des universitaires, responsables d’établissement ou économistes ayant collaboré avec la Conférence des grandes écoles ou encore la Conférence des présidents d’université. [7]Les membres du groupe ont ainsi participé activement, aux côtés d’organisations patronales comme l’Institut de l’entreprise, à la relance des propositions en faveur de la sélection, de la hausse des frais d’inscription et du développement des prêts étudiants. Selon eux, la loi Vidal a en réalité le même statut que les réformes entamées depuis la fin des années 1990 (arrêtés Licence master doctorat dit « LMD », loi organique relative aux lois de finances souvent dénommée « LOLF », loi relative aux libertés et responsabilités des universités régulièrement appelée « LRU », …) : elle est considérée comme une transition nécessaire. Cette transition a été pensée selon les spécificités de l’enseignement supérieur français (notamment sa division ancienne entre universités et écoles). Elle a également été inspirée par les principes fondateurs et évolutions de l’enseignement supérieur des pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni.

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[1On présente parfois abusivement la loi comme l’introduction de la sélection à l’université comme si obtenir son baccalauréat ou un équivalent était donné à tout le monde et qu’il n’y avait pas déjà une forme de sélection. Elle est en réalité la fin du droit d’accès des bacheliers à l’université.

[2Dans les années 1950, seulement 14% des parents ouvriers disaient envisager le baccalauréat pour leurs enfants. Aujourd’hui, les couches les plus défavorisées du salariat nourrissent quasiment les mêmes ambitions que les cadres pour leurs enfants, et sont 90% à voir dans le baccalauréat – et implicitement dans les études supérieures – un minimum non négociable. Sur ces chiffres et d’autres éléments sur les mobilisations scolaires des classes populaires, des jeunes femmes et des enfants d’immigrés qui en sont issus, voir Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, La Dispute, « L’enjeu scolaire », Paris, 2010.

[3Ces messages doivent dans leur ensemble être pris avec beaucoup de prudence. Voir sur ce point Jérôme Hourdeaux, « Les Macronleaks posent plus de questions qu’ils ne font scandale », Médiapart, 11 mai 2017. Les extraits mobilisés par la suite sont tirées de la partie des échanges électroniques qui a été authentifiée par Wikileaks.

[4Sur la plupart des éléments présentés dans ce texte, on pourra se reporter à Aurélien Casta, Un salaire étudiant. Financement et démocratisation des études, La Dispute, « Travail et salariat », Paris, 2017.

[5Ici et dans la suite du texte, le terme de valeur ne renvoie pas au prix des études mais à leur valeur économique c’est-à-dire pour le dire simplement à la nature capitaliste ou non capitaliste des décisions prises en matière de financement de l’enseignement supérieur et de rémunération des personnes qui travaillent dans ce secteur. Le terme de valeur ne renvoie pas aux richesses ou aux valeurs d’usage multiples – savoirs, savoir-faire mais aussi aspirations, participations politiques et liens sociaux de différentes natures – qui sont produites dans l’enseignement supérieur et la formation. Sur ce point, le conflit est beaucoup moins net puisque les deux camps ont pour habitude de défendre le rôle de l’enseignement supérieur dans la production de ce type de richesses.

[6Cette représentation de l’étudiant est notamment inspirée de la théorie économique du capital humain.

[7Jeunes passés par Science po ou HEC (école des hautes études commerciales de Paris), experts plus confirmés ayant dirigé d’autres écoles non universitaires, occupé des fonctions dirigeantes au sein des ministères éducatifs ou coopéré avec les groupes de réflexion Terra Nova (classé à gauche) et Institut Montaigne (à droite), les membres du groupe, surtout des hommes, ont en fait le même profil que l’entourage proche d’Emmanuel Macron. Sur ce point, voir François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, « Les vieux habits de l’homme neuf », Le Monde diplomatique, mars 2017.