Accueil > Communiqués et textes des syndicats, coordinations, associations, sociétés (...) > "Islamogauchisme" : Le piège de l’Alt-right se referme sur la Macronie - (...)

"Islamogauchisme" : Le piège de l’Alt-right se referme sur la Macronie - David Chavalarias, DR CNRS, 21 février 2021

mercredi 24 février 2021, par Mariannick

NB : SLu se permet de signaler cet article à Michel Wievorka puisqu’il répond à certaines de ses questions.

À lire ici.

Mardi dernier, la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) a exprimé son souhait de missionner le CNRS pour une « étude scientifique » sur l’« islamo-gauchisme » qui, d’après ses propos de dimanche (14/02/21) sur une chaîne TV privée, « gangrène la société dans son ensemble ». « L’Université n’[y étant] pas imperméable », il s’agirait de définir « ce qui relève de la recherche et du militantisme ». La Conférence des Présidents d’Université a immédiatement exprimé sa stupeur devant de tels propos, tandis que le CNRS indiquait dans un communiqué de presse que « “L’islamogauchisme” , slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ».

C’est la troisième fois en moins de six mois que l’expression “islamo-gauchisme” est employée par un ministre du gouvernement Castex, contribuant à inscrire ce terme comme dénomination légitime d’une catégorie sociale, malgré l’absence de réalité scientifique.

Au-delà de la menace que fait peser la démarche de la Ministre sur les libertés académiques, qui a suscité de vives polémiques, nous montrons qu’elle s’inscrit dans une tendance d’autant plus inquiétante qu’elle semble relever d’un aveuglement au niveau de la Présidence et du gouvernement.

Afin de discerner ce qui relève du militantisme ou de la stratégie politique dans la popularisation de ce néologisme, ainsi que l’impact que pourrait avoir sa légitimation par de hauts responsables de la République, nous présentons ici une étude factuelle sur les contextes de son utilisation dans le paysage politique français sur les 5 dernières années.

Nous nous appuierons sur le Politoscope, un instrument du CNRS que nous avons développé à l’Institut des Systèmes Complexes de Paris IdF pour l’étude du militantisme politique en ligne. Il nous permet d’analyser à ce jour plus de 290 millions de messages à connotation politique émis depuis 2016 entre plus de 11 millions de comptes Twitter.

Nous renvoyons le lecteur intéressé par l’origine de l’expression “islamo-gauchisme” à l’article de Corinne Torrekens ou à l’historique qui en avait été fait en octobre dernier lors des premières utilisations de ce terme, d’abord par le Ministre de l’Intérieur lors d’un échange à l’Assemblée Nationale, puis par le Ministre de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports en réaction à l’assassinat de Samuel Paty.

Le point important pour notre propos est que nous avons affaire à un néologisme relativement ancien (une quinzaine d’années) qui a jusque-là été peu utilisé. Entre le 1er Août 2017 et le 30 décembre 2020, sur 230M de tweets analysés, le terme « islamogauchisme » ou ses variantes ont été promus dans des tweets originaux et relayés via retweets respectivement par 0,019% et 0,26% du total comptes Twitter analysés, au sein de « seulement » 73.806 messages (0,032% du total). Nous sommes donc sur une terminologie, et a priori une catégorisation des groupes sociaux, très marginales[1].

Comme le montrent les recherches en sociologie et psychologie sociale[2], ce type de dénomination émergente indique la volonté de créer une nouvelle catégorie dans l’imaginaire collectif, passage obligé pour faire accepter de nouveaux récits de référence et pour façonner de manière durable de nouvelles représentations, croyances et valeurs.

S’agissant de la dénomination d’un groupe social, elle est l’instrument d’une démarcation entre le groupe social qui l’emploie et le groupe social réel ou fantasmé qu’elle est censée désigner. Si le CNRS s’est exprimé au plus haut niveau pour indiquer que l’« islamogauchisme » était plus un fantasme qu’une réalité scientifique, nous posons ici la question de ce que cette expression révèle sur le ou les groupes sociaux qui l’emploient.

[…]

Pourquoi la récupération des concepts de l’extrême droite est-elle un piège ?

Si l’on résume les éléments factuels que nous venons de présenter :

Bien que la science ne reconnaisse pas « islamo-gauchisme » comme une catégorie sociale légitime, plusieurs courants d’extrême-droite en font depuis longtemps la promotion,
Cette promotion, qui s’inscrit dans des échanges hostiles et dépourvus d’éléments programmatiques, a des objectifs bien précis : 1) discréditer ses opposants de gauche, 2) convaincre l’opinion publique de l’existence d’une nouvelle catégorie d’acteurs : des ennemis intérieurs alliés aux forces obscures de l’islamisme radical. Ce faisant, elle crée une atmosphère anxiogène propice à l’adhésion à ses idées.

Si, comme nous avons pu le mesurer, cet effort soutenu n’a pas eu d’effet notable sur l’écosystème politique jusqu’à récemment, les interventions successives de trois ministres de la République ont changé la donne. La dernière intervention de Frédérique Vidal lui a fourni une exposition inespérée.

L’existence de groupes « islamo-gauchites » vient d’être défendue officiellement au plus haut niveau puisqu’il serait absurde de demander une enquête sur quelque chose à laquelle on apporte peu de crédit. Cette dénomination est donc légitimée par le gouvernement, avec en prime l’idée que notre jeunesse serait menacée d’endoctrinement.

La réaction épidermique du milieu universitaire à ces interventions n’a fait qu’amplifier l’exposition à cette idée, même si c’était pour la démentir, laissant présager d’un effet boomerang. Nous voyons ainsi sur le détail de l’évolution de la popularité de ce terme (Figure 4) qu’il a été propulsé au centre des discussions de l’ensemble des communautés politiques à la suite de l’intervention de la ministre et qu’il a même atteint assez profondément “la mer”.

« La mer » est le nom que nous avons donné à ce large ensemble de comptes qui ne sont pas suffisamment politisés pour être associés à un courant politique particulier mais qui échangent néanmoins des tweets politiques. Toucher « la mer » avec leurs idées est le Graal pour les communautés politiques car c’est un réservoir important de nouvelles recrues. Ainsi, « la mer », concentrant son attention sur ce concept d’« islamo-gauchisme », est amenée à problématiser les enjeux politiques à partir des idées de l’extrême-droite.

D’après nos mesures, les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années : depuis octobre, le nombre de tweets de “la mer” mentionnant « islamo-gauchisme » est supérieur au nombre total de mentions entre 2016 et octobre 2020. On peut parler de performance.

La porte ouverte à l’alt-right

Pour bien comprendre la faute politique que constitue la légitimation et l’appropriation d’un concept tel que « islamo-gauchisme » par un gouvernement, il faut se placer dans le contexte mondial de la montée de l’alt-right et des étapes qui permettent à cette idéologie de gangrener le pouvoir.

Contrairement à l’« islamo-gauchisme », l’alt-right est un mouvement idéologique bien réel, scientifiquement documenté[6], et revendiqué publiquement au sein d’espaces d’échanges en ligne tels que 4Chan et 8Chan.

L’alt-right est l’idéologie dont l’ascension a accompagné la prise du pouvoir de Donald Trump. Ses partisans sont nationalistes et suprématistes, racistes et antisémites, complotistes, intolérants et d’une violence parfois teintée de néonazisme[7]. Ils s’organisent de manière décentralisée via les médias numériques et recrutent “parmi les identitaires blancs, éduqués ou non, qui se présentent comme victimes de la culture dominante” (Port-Levet, 2020). Ils utilisent la désinformation comme principal moyen pour propager leur idéologie “qui se fonde sur la confusion idéologique et dont l’un des principaux objectifs est de troubler l’ordre politique pour accélérer le chaos”[8].

On ne s’étonnera pas que l’alt-right conçoive l’Université comme un repère de gauchistes et que certains de ses partisans en aient fait leur principal champ de bataille[9].

L’idéologie alt-right a déjà quelques belles victoires à son palmarès, dont les mandatures de Donald Trump aux États-Unis et de Bolsonaro au Brésil, pays dont on relèvera qu’il dispose du même mode de scrutin présidentiel que la France.

Lisez (vraiment) la suite ici, et la bibliographie.

Épilogue

Pour revenir sur la question de l’indépendance des universitaires et des chercheurs qui a donné à cette polémique une couverture nationale, on remarquera qu’il y a là un exemple assez pur du mode opératoire de l’alt-right, que la Ministre, a priori à son insu, a accompagné. Comme le montre Simon Ridley (2020), l’alt-right n’est plus un activisme marginal, exercé sous couvert de la « liberté d’expression », mais un engagement dans des actions criminelles destinées à créer du chaos et à renverser la réalité[16]. Un mode opératoire récurrent des partisans de l’alt-right est de créer un ennemi imaginaire contre lequel ils se positionnent en rempart, espérant ainsi créer la réaction hostile à leur encontre qui justifiera leurs actions, souvent violentes.

L’alt-right cible de manière privilégiée la jeunesse et les universités. L’idée qu’il puisse y avoir au sein de l’université des groupes tels que des “islamo-gauchistes” sert précisément à légitimer leur intervention dans ce milieu. On a donc ici un parfait renversement de valeurs : un groupe qui promeut des méthodes malhonnêtes et violentes essaie de faire croire à l’existence d’un pseudo-groupe pour apparaître comme un rempart salutaire.

Ceci étant dit, il est sain de veiller à ce qu’aucune forme d’extrémisme ne se développe à l’Université ou dans la recherche, qu’elle soit religieuse, de droite, de gauche ou sectaire. Pour cela, ayons conscience que l’efficacité de leur éradication se joue dans la manière de les nommer.