Accueil > Communiqués et textes des syndicats, coordinations, associations, sociétés (...) > Garantir une liberté académique effective - RogueESR, 3 mars 2021

Garantir une liberté académique effective - RogueESR, 3 mars 2021

mercredi 3 mars 2021

Billet à retrouver paginé ici

Ce billet en deux parties sera consacré à la notion de liberté académique. Auparavant, nous traitons succinctement de trois sujets d’actualité.

Maccarthysme — Depuis le 16 février, nous vivons une de ces séquences maccarthystes qui ont fait le quotidien des Bolsonaro, Trump, Johnson et autres Orbán [1], et qui se répètent désormais dans le nôtre. L’attaque de l’exécutif contre les scientifiques a été déclenchée à l’approche des élections régionales par Mme Vidal, possiblement tête de liste à Nice. Cet épisode politicien consternant ouvre la campagne des présidentielles pour le chef de l’État ainsi que pour les autres ministres chargés de chasser sur les terres lexicales de l’extrême droite. La charge consiste à désigner comme non scientifiques certains domaines de la recherche et à les associer au terrorisme, par un nom chimérique construit sur le modèle de l’adjectif “judéo-bolchévique”, de sinistre mémoire. La menace est réelle. Mais elle ne vient pas des travaux insufflés par une libido politique, qui innervent aujourd’hui un grand nombre de disciplines des sciences dures et humaines, elle vient de la stratégie politique qui accuse la recherche et l’Université d’être politisées tout en leur enjoignant ailleurs de légitimer les choix « sociétaux » des politiques [2] ou de répondre dans l’urgence à une crise par des appels à projet [3]. Elle s’entend dans ce lexique confusionniste et moraliste qui prétend dire ce qu’est la science sans en passer par la méthode scientifique. Elle se reconnaît à la fiction du débat qui occupe l’espace médiatique par tribunes de presse et, bien pire, sur les plateaux des chaînes de télévision singeant le modèle de Fox News et des médias ultraconservateurs états-uniens.

La menace nous appelle donc à forger de solides réseaux de solidarité pour les affronter et à nous réarmer intellectuellement, pour réinstituer l’Université.

Zéro Covid — Nous avons à nouveau demandé au Président de la République, au Premier Ministre et au Ministre de la santé de recevoir une délégation de chercheurs pour proposer une série de mesures de sécurisation sanitaire composant une stratégie globale Zéro Covid, conformément à la tribune signée, déjà, par plus de mille chercheuses et chercheurs :

https://rogueesr.fr/zero-covid/

Hcéres — Dans ce contexte, il peut être pertinent de revenir sur le fonctionnement du Hcéres, instance symptomatique s’il en est des menaces institutionnelles qui pèsent sur la liberté académique. Le collège du Hcéres réuni le 1er mars a entériné le recrutement de M. Larrouturou comme directeur du département d’évaluation des organismes nationaux de recherche. M. Larrouturou était, avant sa démission le soir de l’adoption de la LPR, à la tête de la Direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI). À ce titre, il a organisé la nomination de M. Coulhon à la présidence du collège du Hcéres. À qui en douterait encore, ce renvoi d’ascenseur confirme l’imbrication des différentes bureaucraties de la recherche et leur entre-soi conduisant au conflit d’intérêt permanent.

Certains militants d’une fausse liberté académique, dans une tribune récemment publiée, ont par ailleurs présenté le département d’évaluation de la recherche comme l’instance légitime pour une mission de contrôle politique des facultés. Il est donc intéressant de relever que ce département demeurera dirigé par un conférencier occasionnel de l’Action Française, le mouvement de Charles Maurras à qui l’on doit le mythe de l’Université inféodée aux quatre États confédérés (Juifs, Protestants, Francs-Maçons, “Métèques”) [4].

Enfin, trois membres d’instances nationales de La République en Marche apparaissent dorénavant dans l’organigramme du Hcéres, confortant les craintes de constitution d’un ministère Bis en charge de la reprise en main de la recherche.

Garantir une liberté académique effective

Première partie : réinstituer la liberté académique

Introduction — Le principe d’autonomie des universitaires et des chercheurs vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir constitue la clé de voûte de l’Université moderne. Les libertés universitaires, que l’on rassemblera ici sous l’étiquette de “la liberté académique” [5]au singulier, composent un ensemble juridique, statutaire, procédural et normatif qui en constitue un pan indispensable. La définir est donc une nécessité pour refonder l’Université, en cohérence avec la société à laquelle nous aspirons. S’agit-il d’une liberté individuelle, assimilable à l’indépendance intellectuelle ? Faut-il y voir une liberté collective ? Si oui, quel est le corps auquel elle s’applique ? Il convient également de se demander si la liberté académique est une liberté négative, c’est-à-dire une absence d’interdiction et d’empêchement, une protection contre des menaces, ou une liberté positive, c’est-à-dire une liberté incluant déjà un contenu et une norme. Ceci pose immédiatement la question des conditions et moyens que requiert l’exercice effectif de cette liberté [6]
. De la réponse à ces questions découle l’attitude à adopter face à une série d’interrogations subsidiaires. La liberté académique est-elle une liberté de tout dire, la dérégulation d’un grand marché de l’opinion ou une distribution équitable de la parole entre toutes les opinions ? Est-ce une liberté garantie dans les murs de l’Université ? Doit-on avoir une conception exclusivement juridique de la liberté académique ? Les libertés sont-elles garanties par des usages, par des règles écrites ? La bureaucratie universitaire, née de la sécession de la sphère décisionnaire vis-à-vis du reste du corps universitaire, est-elle compatible avec la liberté académique ? Entre autres questions.

Les fondations historiques — Les franchises universitaires sont nées de deux ans de grève (cessatio) et d’exil des professeurs parisiens, après la répression meurtrière du milieu étudiant par les gardes de la ville en 1229. En avril 1231, une bulle pontificale de Grégoire IX y met fin : Parens scientiarum, l’université mère des sciences. Elle accorde l’indépendance et l’auto-gouvernement de l’université de Paris, libère l’enseignement de censures précédentes et instaure le droit de cessatio. [7]

La notion de liberté académique se charge d’un contenu collectif et positif au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, lorsque l’Université moderne naît de la réorganisation politique des États sous l’effet de la vague révolutionnaire. La création de l’université de Berlin par W. von Humboldt s’inscrit dans un projet politique général de refondation civique après plusieurs décennies de crispation contre-révolutionnaire. Les jalons théoriques en ont été posés par les Lumières allemandes radicales [8].. À partir de cette époque, au XIXème, en Allemagne puis aux Etats-Unis puis, lentement en France, l’Université devient un lieu de recherche. Après une redéfinition complète dépassant les “franchises universitaires”, on parle alors d’"akademische Freiheit" au singulier puis d’ “academic freedom” en anglais, d’où l’usage de “liberté académique” pour désigner le principe général, et “libertés universitaires” lorsqu’on les présente séparément.

Dans le modèle humboldtien, la polarité essentielle est celle entre la liberté de la recherche et la liberté de l’enseignement, définie à la fois comme liberté d’enseigner (Lehrfreiheit) et comme liberté d’étudier (Lernfreiheit). Cette triple liberté est garantie par l’administration de l’Université et par les pairs. De façon révélatrice, le président (ou recteur) d’une université humboldtienne reste élu pour une durée d’un an, généralement non-renouvelable consécutivement, et exerce uniquement une autorité morale. Ce modèle conserve de nombreux points aveugles : ainsi, seuls les professeurs de plein exercice sont éligibles aux postes décisionnaires, les autres enseignants, pourtant majoritaires, étant par là-même placés aux marges de l’Université, ce que symbolise le fait qu’ils sont souvent rémunérés par les frais d’inscription que paient les étudiants pour assister aux enseignements autres que les cours magistraux, qui sont gratuits et dispensés par des professeurs. De nombreuses inégalités, au premier rang desquelles l’exclusion des femmes, sapent ce système de l’intérieur. Pour autant, la remise en cause du fonctionnement de l’Université humboldtienne se fait sur le mode d’une critique interne : c’est parce que l’institution universitaire n’est pas à la hauteur du concept d’Université qu’elle doit être critiquée et transformée. L’Université humboldtienne est perpétuellement inachevée et son achèvement est l’objet de combats en son propre sein.

À la même époque, l’Université française est organisée comme une administration publique en charge d’un enseignement professionnalisant : les disciplines autres que le droit, la théologie et la santé sont en effet elles-mêmes essentiellement enseignées dans l’optique de former de futurs professeurs, tandis que la recherche s’exerce dans des institutions distinctes. La tentative d’importation du modèle humboldtien via la création de l’EPHE en 1868 reste d’abord marginale et à bien des égards ; c’est la fondation du CNRS en 1939, gage d’une plus grande indépendance laissée aux savants, qui marque l’institutionnalisation de la liberté académique en France. [9]

La liberté académique, bien que concept universel, a une histoire : elle doit être débattue entre pairs et réinstituée périodiquement après chaque phase de reprise en main par les pouvoirs politique, économique ou religieux.

L’autonomie des universités, ce faux-ami de la liberté académique — Avant d’aller plus loin, il est important de faire un sort à la notion d’“autonomie des universités”, qui brouille parfois la perception que l’on se fait de la liberté académique. Cette notion s’applique en réalité aux établissements, les universités, ce qui en soi signale une régression importante par rapport au concept même de l’Université comme communauté de discours et de pratiques. “L’autonomie” en question devrait s’écrire au pluriel, puisqu’elle prend quatre formes, mises en avant par les réformateurs depuis le rapport Aghion-Cohen de 2004. L’autonomie administrative dote les universités d’un cadre juridique et d’un conseil d’administration inspirés des firmes de droit privé. L’autonomie de gestion des personnels accentue les relations de hiérarchie et place les recrutements sous la tutelle de la technostructure universitaire plutôt que des pairs, en systématisant le recours aux contrats de droit privés. L’autonomie pédagogique soumet l’enseignement à la mise concurrence croisée des étudiants (principe de sélection) et des formations (marché éducatif). L’autonomie financière, enfin, substitue le financement privé des études (crédit étudiant ou financement par les familles) au financement par l’Etat ; il implique la dérégulation des frais d’inscription à moyen terme.

L’autonomie financière et administrative implique de nouvelles attributions au sein des établissements universitaires (édition des fiches de paies, suivi des carrières, recrutement des contractuels, gestion des primes mais aussi communication, marketing et branding des « marques universitaires ») et en sous-traitance (cabinets de consultance pour la “stratégie” ou la réponse aux appels d’offre). Ce sont les « Responsabilités et Compétences Élargies » (RCE), qui impliquent un budget démultiplié et donc des questions financières et légales très techniques, et un accroissement des frais de fonctionnement administratif (souvent, +40%). Cette évolution a nécessité un investissement lourd en formation et en recrutement de personnels, pour exercer des tâches sans rapport direct avec les missions académiques. Deux sphères cohabitent désormais au sein des universités : la sphère académique, chargée de la création, de la transmission, de la conservation et de la critique des savoirs, et la sphère managériale, chargée de la gestion de l’établissement [10]. Elles ne doivent en aucun cas être confondues avec des corps de métier : les équipes présidentielles, composées en grande partie d’enseignants-chercheurs, sont d’éminentes représentantes de la sphère managériale, tandis qu’une grande majorité des personnels BIATTSS en soutien à l’enseignement et à la recherche appartiennent à la sphère académique. Ces deux sphères ont structurellement des intérêts divergents : dès lors, faut-il subordonner la liberté de la sphère académique à l’autonomie de la sphère managériale, ou le contraire ?

La loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et la loi de programmation de la recherche (LPR) ont tranché en plaçant les moyens et leur utilisation au centre du fonctionnement universitaire, selon une stratégie de pénétration du gouvernement à distance [11]. Ce choix politique se traduit notamment par une inflation de services centraux éloignés des missions académiques, et le développement d’appels à projet internes comme outils de contrôle managérial.

Définir la liberté académique — La notion de liberté académique est constitutive de l’Université et son ensevelissement conceptuel opérée par “l’autonomie des universités” fait partie des problèmes à résoudre pour offrir un horizon pratique et institutionnel à la refondation de l’Université. Avançons donc vers une proposition de définition opérationnelle de la liberté académique qui puisse orienter nos propositions pour l’Université.

La liberté académique, comme liberté collective, est une liberté professionnelle qui est accordée aux individus que sont les universitaires, exclusivement en raison de leur appartenance à l’Université en tant que communauté. Ce n’est ni un lieu, ni une organisation : elle s’identifie strictement par ses normes, ses procédures et ses pratiques. La liberté académique est la liberté de poursuivre les missions afférentes à l’exercice du métier (produire, critiquer, conserver et transmettre les savoirs). Elle est la condition de possibilité de cet exercice. Elle s’organise autour d’un ensemble de normes éthiques et intellectuelles qui font l’objet de négociations et de rapports de force permanents au sein de la communauté universitaire.

De ce socle procède une série de libertés requises pour le bon fonctionnement de l’Université, notamment la liberté de publication et liberté d’expression dans les fonctions d’enseignement comme dans les activités de recherche. La liberté d’expression suppose un droit de critique, et notamment vis-à-vis des instances dirigeantes de l’État ou de l’Université : elle implique un droit d’examen qui n’est limité que par les règles de droit pénal. Ce privilège ne signifie aucunement que les universitaires sont au-dessus de la loi. De plus, la liberté académique des modernes implique le droit de se tromper : elle n’est pas une transmission d’un dogme, la Vérité, mais une participation à la recherche et la construction collective d’une forme temporaire mais partagée de vérité, protégée de l’opinion publique comme des velléités de pilotage.

On a là une clé d’explication particulièrement importante des tensions entre les universitaires et les différents pouvoirs : contrôler les universitaires, c’est contrôler cette vérité. Ce contrôle revêt une importance stratégique en temps de crise, par exemple sanitaire ou démocratique. C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie.

La liberté académique présuppose des normes qui la bornent : l’intégrité, l’éthique professionnelle et la déontologie. L’intégrité intellectuelle engage le comportement du chercheur dans ses travaux et est l’enjeu d’un contrôle critique de la communauté, sous le regard de la société. Elle est sanctionnée dans les cas de fraudes, de falsifications ou de plagiat. Dans la dispute scientifique, elle interdit les procès d’intention, la culpabilité par association et les arguments ad hominem.

L’éthique professionnelle touche aux relations de travail au sein de l’Université : quand bien même il existe parfois des flottements juridiques ou réglementaires concernant certains sujets comme le choix d’une problématique de recherche par un étudiant de master ou de doctorat, les modalités de réponse à une sollicitation professionnelle ou la répartition des signatures sur une publication scientifique, on attend des universitaires qu’ils respectent des principes de gratification du travail des pairs, y compris des futurs pairs en formation. Cela est vrai à plus forte raison des questions pour lesquelles il existe un cadre réglementaire, comme le harcèlement sexuel ou moral, qui doit être considéré comme l’antithèse absolue de l’éthique universitaire et donc comme une violation du contenu positif de la liberté académique.

Enfin, la déontologie scientifique renvoie à un ensemble de règles touchant aux effets de la pratique universitaire sur les personnes concernées à l’extérieur de l’Université elle-même. Elle fait nécessairement l’objet de débats dans l’Université et entre l’Université et la société. On peut à cet égard citer l’apologie du racisme, du sexisme et de l’eugénisme comme des lignes rouges.

La liberté académique comme protection vis-à-vis de menaces — La liberté académique, tout en étant une liberté positive, revêt certaines caractéristiques d’une liberté négative, entendue comme “droit de”. Elle est une arme de défense contre toute intervention de pouvoirs extérieurs, politiques, religieux comme économiques, pouvant remettre en cause la nécessaire liberté dont jouit l’universitaire pour exercer correctement son métier. De ce point de vue, l’exercice de la liberté académique tend à construire un périmètre, le plus vaste possible et isolé des pouvoirs extérieurs, pour que la recherche de la vérité puisse s’y déployer sans entraves.

Cette liberté négative qui protège contre tout pouvoir implique une certaine clôture de l’Université, nécessaire pour pouvoir dire le vrai sur le monde. Cette liberté suppose l’affranchissement, c’est-à-dire la conquête de franchises par rapport à une situation d’assujettissement résultant d’un pouvoir exercé par des instances de domination. Elle est une liberté “contre”, définie par son extériorité et son opposition aux autorités de tout type.

Elle est une auto-institution (d’où l’autonomie de l’institution dans sa gestion des objets de recherche et de la diffusion des connaissances construites) dans la définition même de son monde, de ses normes et de son contour. Nous y reviendrons dans la seconde partie..

La liberté académique comme liberté positive — Mais la liberté académique est d’abord une liberté positive, c’est-à-dire liée à un contenu normatif : l’engagement vis-à-vis d’une recherche collective de la vérité. Elle suppose donc une déontologie et une éthique intellectuelle. Cette éthique est contenue dans la liberté académique comme liberté collective : il incombe donc au corps universitaire lui-même de veiller à son respect, en se protégeant de toute évaluation hétéronome. Mais pour cela, il faut qu’existe un “Nous” universitaire conscient de soi, en lieu et place du libre jeu des entrepreneurs de soi-même et des bureaucrates.

Son exercice repose sur un certain nombre de conditions. L’Université n’est Université que si celles et ceux qui la constituent créent leurs propres institutions et choisissent leurs propres modalités d’organisation dans la lucidité, en connaissance de cause, après délibération collective. En un mot, l’Université ne peut être qu’“autonome”, au sens d’autonomos « qui se donne à soi-même sa loi », et suppose libertés académiques, collégialité et indépendance à l’égard de tout ce qui peut en contrarier la maturation — à commencer par la mesure de l’efficience (excellence) de sa recherche ou de son offre de formation à l’aune de la performance monétisable. De là, la nécessité de trois garanties préalables : l’absence de contrainte sur le temps que requiert une recherche ; une garantie statutaire protégeant de toute pression externe ; la mise à disposition des moyens matériels requis pour travailler individuellement et collectivement. De ce fait, la précarisation des universitaires et le recours aux financements non-pérennes contreviennent à la liberté académique.

La question des recrutements des enseignants et chercheurs est donc un enjeu fondamental de la liberté académique, à trois niveaux : leur nombre bien sûr, dès lors que la liberté académique, comme liberté professionnelle collective, demande que la communauté universitaire ait les moyens humains de réaliser la liberté d’apprentissage des étudiants ; leur statut, ensuite, pour les raisons qui viennent d’être évoquées ; mais aussi leur organisation par la communauté elle-même : la liberté académique exige un recrutement par les pairs. Ce principe va à rebours du fantasme poursuivi par les réformateurs, celui de recrutements à la discrétion des bureaucraties locales ou nationales. Peu importe au fond qu’un recrutement soit biaisé ou non par une direction d’école interne, une présidence d’établissement ou un conseiller de la ministre : leurs implications contreviennent à l’exercice de la liberté académique. Les pairs souverains sont ici, d’une part, les pairs locaux, les plus à même de juger des besoins pédagogiques et scientifiques auxquels correspond un poste. Mais ce sont aussi les pairs nationaux, les seuls qui puissent garantir qu’un enseignant-chercheur n’est pas salarié d’une université, mais membre de l’Université. Différentes modalités précises de recrutement peuvent être imaginées sur cette prémisse, sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici. Signalons toutefois l’importance d’une détermination du profil pédagogique et scientifique d’un poste par la communauté elle-même : l’échelon local (les collègues d’UFR et de laboratoire) est ici incontournable, même si le mirage de l’autonomie des établissements induit souvent des biais de conformisme et de conservatisme qu’une phase nationale de recrutement devrait venir combler.

La liberté académique est un principe qui n’est pas réductible à la dichotomie public/privé. Tout comme un groupe de financeurs privés, un État entrave l’exercice de la liberté académique dès lors qu’il capte des décisions académiques ou émet des oukazes, plutôt que de se constituer (seulement) en garant d’une politique dépassant les frontières académiques, comme l’aménagement du territoire. Le contrôle privé des universités aux États-Unis et leur contrôle public en France recèlent tous les deux des menaces, et chaque système suppose des modalités de garantie distinctes.

Où sont les menaces actuelles pour la liberté académique ? — Historiquement, la liberté académique a toujours été menacée par le pouvoir politique et les autorités religieuses, sur deux plans. On pense en premier lieu aux immixtions délibérées et aux phénomènes de censure, contre lesquels la liberté académique s’est construite négativement. La menace politique et religieuse concerne aussi le contenu positif de la liberté, par la promotion d’une éthique de conviction au sein de la dispute collégiale : les arguments d’autorité, le renvoi à une finalité extérieure à la science ou l’invocation d’une croyance ou d’une intime conviction personnelle peuvent certes intervenir dans le moment de la découverte scientifique, mais ne sont pas recevables dans une argumentation scientifique contradictoire. Aujourd’hui, les finalités propres à la sphère économique et technico-productive représentent une menace analogue et tout aussi directe, dans la mesure où le pilotage des politiques scientifiques est structuré par les concepts et les finalités de cette sphère (“économie de la connaissance”).

Ce conflit de finalités et de cadres de références entre différentes sphères prend des formes concrètes très diverses. Depuis une vingtaine d’années, des milieux affairistes et conservateurs, se disant parfois “libertariens” pour donner un air avenant à leur tropisme autoritaire, financent force think tanks et autres collectifs de “défense de la science” ou de “défense de la liberté d’expression à l’Université” dont l’objectif, en réalité, est précisément la remise en cause du contenu positif de la liberté académique. Ces acteurs promeuvent une conception individualiste et strictement négative des libertés universitaires, réduites à une liberté de “débattre de tout”. Ce discours fait généralement abstraction de toute référence à un appareil probatoire et ignore le caractère historiquement et collégialement construit des problématiques de recherche. Sous le mot d’ordre de “free speech”, il s’agit d’utiliser l’Université comme caisse de résonance, voire comme caution intellectuelle de discours pseudo-scientifiques. En France, les velléités de reconnaissance universitaire de M. Laurent Alexandre en fournissent un bon exemple. L’enjeu pour ces milieux est de retracer les lignes de partage entre la parole légitime et la parole illégitime, en utilisant une conception frelatée de la liberté comme instrument de légitimation. Ces menées sont souvent le fait de bateleurs médiatiques, parmi lesquels figurent aussi quelques universitaires dévoyés. Il importe de souligner que leur stratégie de promotion intègre d’emblée l’éventualité d’une annulation (deplatforming) ou de contestations en marge de leurs interventions, la posture de martyr étant efficacement promue par la presse hebdomadaire. Cette intervention transgressive est alors retournée comme un signe de supposée originalité : le dernier tissu d’âneries à la mode devient “une vérité qui dérange” ou un “tabou que l’on brise”. Dans le monde anglo-saxon, la carrière médiatique d’un personnage comme M. Jordan Peterson [12] illustre bien l’efficacité de ces stratégies.

Parmi toutes les menaces, il convient d’en distinguer une, en partie endogène, qui rend difficilement tenable la position se contentant de réaffirmer l’importance d’un cloisonnement entre l’intérieur et l’extérieur de l’Université. La menace la plus pernicieuse est sans doute la prise de contrôle de l’Université par la sphère managériale, qui commence au centre même des établissements pour s’étendre jusqu’au plus haut des organes d’Etat : Ministère et Directions générales, mais aussi toutes les agences qui servent à régenter l’Université (ANR, Hcéres, CGI, etc.). Cette menace est particulière pour deux raisons.

D’abord, elle est interne et s’insinue dans toutes les facettes des métiers de l’Université, revêtant les formes du « projet », qui permet un pilotage en amont par le financement (ANR) et en aval par l’évaluation (Hcéres) selon des objectifs programmatiques hétéronomes et jamais discutés (CGI). Ce sont les universitaires eux-mêmes qui la mettent en œuvre, et finissent même par la réclamer, au détriment de leurs propres intérêts.

Ensuite, le contrôle incitatif, managérial, neutralise le système immunitaire de l’Université : il est extrêmement difficile de se défendre contre ce que nous faisons nous-même. Ce type de pilotage, fondé sur l’individualisation des statuts et des financements, donc sur le carriérisme, joue sur la propension au marketing de soi qui peut se nicher derrière certains usages de la gratification par les pairs. À cet égard, il fait système avec la menace précédente, dont l’un des ressorts est aussi la compétition pour la notoriété couplée à la tentation du sensationnalisme.


[4Les convictions politiques de la personne en question n’auraient pas vocation à apparaître sur la place publique s’il n’était pas précisément question de lui confier une mission de contrôle politique des universités. D’autre part, nous nous refusons à mentionner des liens vers des pages pointant vers des sites d’extrême-droite. Les lecteurs soucieux de vérification les trouveront sans peine.

[5Ce texte doit beaucoup au travail de longue haleine d’Olivier Beaud en défense de la liberté académique
https://rogueesr.fr/wp-content/uploads/2021/02/Beaud2009.pdf

[6Sur les concepts de liberté négative et positive, voir :

https://plato.stanford.edu/entries/liberty-positive-negative/

[8Kant, Le Conflit des Facultés, 1798

[10Différencier les pairs. Mise en gestion du travail universitaire et encastrement organisationnel des carrières académiques (Royaume-Uni, 1970-2010)
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00819896.

[11Entre executive shift et gouvernement à distance : La genèse des politiques « pour l’excellence » dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche (2009-2012)

https://signal.sciencespo-lyon.fr/article/689255/Entre-executive-shift-et-gouvernement-a-distance-La-genese-des-politiques—pour-l-excellence—dans-le-secteur-de-l-enseignement-superieur-et-de-la-recherche-2009-2012.