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« Qualité de la science française » et liberté de la recherche : réponse à Etienne Balibar - Libération, 12 mars 2021

dimanche 14 mars 2021, par Laurence

Cécile Guérin-Bargues et Denis Kambouchner, secrétaire générale et président de Qualité de la science française, répondent au philosophe, qui a remis en cause, dans Libération, le rôle de l’association en plein débat sur l’« islamo-gauchisme » à l’université.

Dans sa vigoureuse tribune intitulée « Le conflit fait partie des lieux du savoir », Etienne Balibar a une formule qui peut prêter à méprise. « On peut se désoler, dit-il, de voir les porte-parole de la “Qualité de la science française” vouloir interdire à nos étudiants de participer à de grands courants internationaux d’innovation et de pensée critique, censés attenter aux valeurs républicaines, nous enfermant ainsi dans le provincialisme et le chauvinisme. »

Le problème réside dans l’expression « Qualité de la science française ». Tel est en effet le nom d’une association d’universitaires fondée en 1982 à l’initiative du mathématicien Laurent Schwartz. Son but est de défendre et de promouvoir, au niveau des règles institutionnelles, la qualité et la créativité de l’enseignement supérieur et de la recherche en France.

Dans une actualité fort chargée, Qualité de la science française (QSF) n’a pas manqué de prendre position sur les récents propos de Frédérique Vidal et sur la polémique qui a suivi ; mais ce n’est nullement dans le sens qui apparaît ici.

« Quoi qu’on pense des recherches inspirées par des engagements militants, écrivions-nous le 17 février, les ranger toutes sous l’étiquette d’”islamo-gauchisme” n’est pas seulement user d’un terme intrinsèquement confus et polémique : c’est pratiquer des amalgames inacceptables, et risquer des conséquences délétères, aussi bien dans l’institution universitaire que dans l’opinion. » Quant aux dérives des militantismes en milieu universitaire, « elles ne peuvent être réglées par l’intrusion du pouvoir politique dans l’institution scientifique », mais seulement « par l’action et la vigilance des universitaires eux-mêmes ».

Notre conviction est que la Qualité de la science française repose sur la liberté laissée aux chercheurs et universitaires de définir leurs objets et de se consacrer à leur étude, sous la seule condition que, dans chaque domaine, l’évaluation par les pairs fonctionne de manière à la fois ouverte et rigoureuse. Quant à déterminer si tel est bien le cas dans tel ou tel domaine, QSF ne s’en reconnaît ni la vocation ni la compétence.

La confusion sur les positions de l’association ne peut avoir qu’une source : la tribune publiée dans le Monde le 22 février par 130 universitaires, qui en appellent au Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) pour qu’il mette fin au « dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche », en ajoutant qu’il s’agit d’une « problématique majeure pour la qualité de la science française ». Nous laissons aux signataires la responsabilité de cette expression dont l’emprunt n’engage aucunement notre association.

Quant au fond, l’université française doit faire face, dans des conditions très tendues sur tous les plans (financements, dotations en personnels, gestion des carrières, pilotage des crédits, accueil et encadrement des étudiants, politique sanitaire…), à une double montée des intolérances et des surenchères idéologiques, dont il y a lieu de s’inquiéter, même si elle touche très inégalement ses divers secteurs. Il est indispensable et urgent de cesser de confondre des questions de nature différente, comme la préservation de l’ordre interne des établissements et la légitimité des travaux qui s’y poursuivent. Il est aussi indispensable et urgent que la culture de la discussion prévale sur celle de la confrontation, et que soit réfrénée dans les murs des universités la tentation, si croissante ailleurs, de se désigner un ennemi.

De ce point de vue, même si les universités sont aussi des lieux d’idéologies, même si la réalité des rapports sociaux y est souvent méconnue, même si l’accord des esprits en leur sein demeure une chimère, les propositions d’Etienne Balibar d’introduire le conflit dans les lieux du savoir à travers ses acteurs réels, de donner la parole aux citoyens actifs (manifestants, militants) dans les enceintes réservées aux discours, restent bien abstraites et risquées. Ce n’est pas de conflit dont l’université a besoin, mais de sérénité sur fond de déontologie partagée. Cependant, c’est là un autre débat, qu’il faut remercier Etienne Balibar d’avoir introduit.

Cécile Guérin-Bargues et Denis Kambouchner sont respectivement secrétaire générale et président de l’association Qualité de la science française.