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L’émergence indispensable de la criminologie à l’université, tribune par Robert Cario, Martine Herzog-Evans et Loïck Villerbu, universitaires et anciens membres de la Commission nationale de la criminologie, Le Monde, 21 mars 2012

mercredi 21 mars 2012

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Alors que le gouvernement s’apprête à créer une section spécifique au sein du Conseil national des universités (CNU) visant à élaborer un projet permettant de faire émerger la criminologie au sein des universités françaises, les mêmes personnes avancent les mêmes critiques, étroites et dérisoires, qui visent à s’opposer à ce que ce pas franchi sur tous les continents le soit enfin également dans notre pays. Comme toujours, les critiques "à la française" prennent la forme futile de débats d’étiquettes et d’idéologie pure et ignorent par là même l’essentiel. A cet égard, nous n’honoreront pas d’un débat les querelles de personnes.

Les critiques idéologiques de la criminologie ne tiennent aucun compte de la réalité de ce qu’est la criminologie contemporaine. Il est tout d’abord avancé qu’il faudrait rejeter la criminologie car elle n’existerait pas ni n’aurait d’objet propre et serait en réalité constitué d’un agglomérat d’autres disciplines. Aucune d’entre elles ne constitue pourtant un fait "naturel" ; toutes constituent des constructions culturelles récentes. La philosophie à existé quelques milliers d’années avant la sociologie, qui elle-même à existé des dizaines d’années avant la psychologie dans l’université française, celle-ci ayant précédé de dizaines d’années aussi la science politique. Tous ces champs ont dû, pour exister, s’affranchir un jour des affiliations qui étaient les leurs antérieurement.

Tandis que l’on guerroie en France sur les labels et territoires, ailleurs dans le monde, l’on se concentre sur la recherche et se moque bien de savoir à quel champ appartiennent ceux qui produisent des résultats scientifiques. La criminologie s’enseigne et se travaille aussi bien dans le cadre du label criminologique que dans deux des "related fields" comme le droit, les sciences dures, les statistiques, l’actuariat, la sociologie, la psychiatrie, la psychologie, la forensique, la médecine et même la philosophie ou l’histoire.

Il faudrait rejeter la criminologie, ensuite, parce que ses références politiques seraient entachées d’une origine douteuse. La criminologie serait, nous dit-on le vecteur de politiques répressives et punitives. A qui fera-t-on toutefois croire que les causes de cette punitivité incontestable se trouveraient dans une discipline quelconque ; elles sont à trouver dans l’économie, dans les transformations sociologiques profondes de nos sociétés, dans la régression du "welfare" et le triomphe de la responsabilisation personnelle, etc. Au demeurant, si cela est bien connu, c’est précisément grâce à des criminologues. L’on mesure d’ailleurs ici toute l’inanité de l’injonction qui est faite par quelques uns consistant à faire l’autruche : se priver de laboratoires et de chercheurs et de praticiens criminologues qui pourraient précisément mettre en cause de telles politiques revient laisser à celles-ci le champ totalement libre. A l’idéologie doivent répondre, comme ailleurs dans le monde, la science, la démonstration, l’éthique, l’expérience, l’évaluation, les formations et les compétences, la redistribution et le renouvellement des métiers au profit de la communauté et non d’institutions ou de disciplines académiques dont le territoire serait constitué une fois pour toute.

Aux yeux de certains de ses détracteurs français, il y aurait donc, d’une part, une criminologie de droite et, d’autre part, d’autres disciplines, exemptes de toute subjectivité politique. Ceux-ci pointent ici du doigt la criminologie à l’américaine, laquelle aurait servi de justification au tout carcéral. La réalité est que celle-ci est riche, protéiforme et que si quelques travaux généralistes laissent parfois poindre une sensibilité de droite ou de gauche ; la plupart des auteurs s’abstiennent de discours et font en ses lieux et place de la recherche de terrain et scientifique.

En outre, les détracteurs hexagonaux de la criminologie paraissent ignorer que les Etats-Unis - et ses criminologues - sont, depuis déjà bien des années, en cours d’abandon du tout carcéral et promeuvent la probation et la "reentry", certes avec leur contexte culturel propre, mais néanmoins à l’inverse exact de ce qui leur est prêté chez nous. En ses lieux et place, de notre côté de l’Atlantique, l’on observe hélas peu de lecture, de citations et de connaissance de l’énorme, écrasante, monumentale littérature criminologique théorique comme appliquée, qualitative comme quantitative. De même, nos chercheurs sont bien trop absents de la scène étrangère et des revues scientifiques internationales criminologiques ou dans les champs associés. Trop frileusement repliés sur leur langue et focalisés sur leur territoire, les français sont pour l’essentiel invisibles. Ce faisant, ils négligent hélas les intérêts de notre pays et de nos concitoyens.

Les critiques idéologiques de la criminologie ne tiennent aucun compte des intérêts de la société. Les critiques idéologiques de la criminologie freinent le développement d’une criminologie scientifique qui permettrait précisément de contester les politiques pénales de tous bords, avec des preuves et démonstrations. La recherche en criminologie doit permettre de vérifier réforme par réforme, changement institutionnel par changement institutionnel, les effets sur la récidive, la soumission aux décisions de justice, le coût financier, l’amélioration du bien être de tous (victimes, délinquants, société, territoires...). Pour l’heure, il est irresponsable en ces périodes de restrictions économiques, de continuer à financer à perte des politiques inefficaces ou nocebo. Sur le terrain, les besoins en criminologie appliquée sont abyssaux. La police, la probation, la justice, le domaine social, ont besoin de criminologues praticiens, aptes à mettre en œuvre les programmes de traitement, à réaliser des évaluations et enquêtes selon les données acquises de la science.

Les critiques idéologiques de la criminologie ne tiennent également aucun compte des intérêts des étudiants. Chacun d’entre nous entend très fréquemment des étudiants lui demander comment étudier la criminologie, ce à quoi nous devons hélas répondre qu’il leur faudra s’expatrier quelques années. Chacun d’entre nous a entendu des étudiants souhaitant faire une thèse nous proposer une thématique criminologique et devoir leur rétorquer qu’à moins de la faire "pour le plaisir", il vaudrait mieux s’en abstenir, en raison du mode de fonctionnement des CNU de nos facultés respectives. L’on comprend que les opposants à la criminologie qui œuvrent dans des instituts qui ne sont pas astreints à faire de la formation, puissent se moquer de l’intérêt des étudiants ; ce n’est pas une démarche que des universitaires, ni au demeurant un gouvernement responsable, peuvent s’autoriser à adopter. La voix des étudiants a été largement ignorée dans le débat public relatif à la criminologie en France ; il est temps de se rendre compte que très nombreux sont ceux qui se passionnent pour cette discipline et aimeraient l’étudier.

Les critiques idéologiques ne tiennent aucun compte de la communauté scientifique universitaire. Il a été affirmé dans la presse que "la" communauté scientifique toute entière serait opposée à la création de facultés de criminologie. Quelle imposture ! La communauté scientifique n’est pas constituée d’une partie des seuls juristes pénalistes et de quelques membres de référence sociologique CESDIP ! Elle est constituée de bien d’autres instituts de recherche et surtout de bien d’autres champs qui ne se sont pas manifestés : sociologie, médecine, psychiatrie, neurosciences, médecine légale, psychologie, psychologie, statistiques, etc. De ce côté, point de hordes d’opposants. Ces disciplines, dont certaines publient déjà abondamment ailleurs que dans l’hexagone, ont vocation à participer à la formation des étudiants en criminologie. Leur voix non polémique mérite tout autant d’être entendue.

Le travail de construction de la criminologie sera indéniablement laborieux et long. Il sera indispensable à cet égard de s’appuyer sur la coopération internationale, notamment européenne, de systématiser l’enseignement des langues, voire de l’enseignement en anglais. Il faudra aussi que le gouvernement, qui est à l’origine, et il faut s’en féliciter, de la création des facultés de criminologie, soit à la tête d’une révolution culturelle et institutionnelle dans ses propres rangs et développe de manière volontaire une culture - et des financements - de la recherche au sein de la police, de la justice, des prisons et de la probation afin que la logique de "grande muette", qui y prévaut pour l’heure, cesse de s’opposer à la réalisation de recherches de terrain.

Robert Cario, Martine Herzog-Evans et Loïck Villerbu sont respectivement des universitaires à Pau, Reims et Rennes-I.