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CNRS : politique scientifique ou république bananière ? par Michel Wieviorka, Rue89, 24 janvier 2009

samedi 24 janvier 2009, par Mathieu

Pour lire l’article sur le site de Rue89.

Dans son discours du 22 janvier à l’occasion de la mise en place du comité chargé de la « stratégie nationale de la recherche et de l’innovation », Nicolas Sarkozy dénonce dans le système actuel « une organisation désastreuse ». Il est vrai que la façon dont la présidente et le directeur général du CNRS gèrent un des domaines clés de la recherche, les sciences humaines et sociales (SHS), apporte une contribution significative au désastre, présent et futur, de nos institutions scientifiques.

Soyons concret.

Le 3 septembre dernier, le CNRS fait paraître dans Le Monde une annonce, dont le contenu apparait aussi, plus développé, sur son site. Il s‘agit de pourvoir au poste de directeur scientifique des SHS, et le texte évoque la « réflexion prospective stratégique » d’un futur Institut SHS « à mission nationale ». Il en appelle à un « projet ambitieux », à « une double ambition, la pluridisciplinarité et l’ouverture internationale ». La date limite de dépôt des candidatures est fixée au 30 septembre 2008, il est demandé aux candidats de présenter un projet et un CV, l’ensemble des candidatures devant être examiné par un comité de sélection pour une prise de fonction « au plus tard le 5 janvier 2009 ».

Je dépose la mienne dans les délais, pensant qu’elle correspond assez largement aux ambitions internationales et pluridisciplinaires affichées, et aux critères de sélection mis en avant.

Ne pas considérer ma candidature en raison de mes 62 ans

Le comité de sélection est constitué bien après que les candidats se soient déclarés, ce qui laisse déjà planer un doute. Une procédure correcte aurait voulu qu’il soit installé avant ; elle aurait peut-être permis d’éviter la suspicion qui s’impose du fait que parmi les dix membres de ce comité (la liste figure sur le site du CNRS) figure l’époux d’une adjointe au directeur actuel par intérim, qui est lui-même candidat.

J’apprends fin novembre qu’à la suite d’une première réunion, le comité m’a retenu, ainsi que deux autres candidats, dont ce directeur par intérim, sur une « short list ». Je suis convoqué le 17 janvier 2009 à 13h30 –douze jours après la date ultime fixée pour la prise de fonction. Arrivé à l’heure prévue, je croise devant l’immeuble où il doit se tenir la plupart des membres du Comité, qui vont au café et m’invitent à les suivre. L’une d’entre eux m’indique qu’une majorité d’entre eux s’est concertée et a décidé de ne pas prendre en compte en considération ma candidature en raison de mon âge -62 ans.

J’apprends aussi que des candidatures supplémentaires ont été examinées le matin même, portées par des candidats qui ne se sont manifestés qu’en janvier 2009, soit plus de trois mois après la date limite de dépôt des dossiers.

J’hésite à me livrer au jeu de cette audition inutile, mais décide finalement d’aller au bout de l’expérience. Au cours de l’audition, le comité consacre un bon moment à discuter au-dessus de ma tête.

Calculs et procédés irréguliers

Classement final : en premier, un candidat qui n’a remis son dossier qu’en janvier 2009, hors délais, en second l’actuel directeur par intérim. Je ne suis pas même classé.

S’il s’agit, comme le souhaite le Chef de l’Etat, d’installer la France dans le peloton de tête de la science mondiale, c’est plutôt mal parti pour les SHS, alors que mon dossier apportait de solides garanties ; par exemple, si je préside aujourd’hui l’International Sociological Association, c’est parce qu’un véritable « search committee » est venu me chercher, et c’est à la suite d’une élection où votaient les présidents de 53 comités de recherche et de près d’une centaine d’associations nationales.

Les procès verbaux du comité de sélection mis en place par la direction du CNRS, s’ils existent (ce dont je doute), devraient permettre d’établir que j’ai été discriminé pour âge -ce qui est cocasse si l’on songe que pour le gouvernement l’âge de la retraite doit être porté à 70 ans.

Il est de bon ton d’accuser le milieu des SHS d’incapacité à contribuer à une organisation saine de la recherche. Mais ici, ce n’est pas ce milieu qui a fait du CNRS une institution digne d’une république bananière : c’est la présidente du CNRS, son directeur général et une bonne partie de leur comité de sélection, avec leur lenteur, leurs calculs et leurs procédés irréguliers dont on peut penser qu’ils comportent des dimensions politiciennes.

La farce, vraisemblablement passible des tribunaux, est d’autant plus désobligeante à mon égard que je n’ai reçu aucun signe, aucune information, même informelle, du CNRS depuis mon audition. Elle est surtout catastrophique pour un vaste ensemble de disciplines qui ont dans le passé assuré une haute image de la France et qui contribuent à éclairer nos citoyens comme nos acteurs politiques sur des enjeux majeurs du monde contemporain : bien au-delà de ma personne, mais aussi à travers elle, la recherche en SHS a été traitée dans cette affaire avec un rare mépris, inconcevable dans d’autres domaines de la production du savoir, y compris au CNRS.

Le Chef de l’Etat annonce une politique de recherche qui replacerait la France au meilleur rang : le CNRS, dirigé de cette manière, est à l’évidence défaillant. Mais peut-être s’agit-il précisément, avec ce type de mascarade, de créer les conditions du dénigrement de ses SHS, avant de procéder à leur démantèlement ?