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"Université et Recherche : le Nobel de physique Albert Fert critique sévèrement Sarkozy et Pécresse", par Sylvestre Huet sur son blog Sciences2, "Libération", 29 janvier 2009

vendredi 30 janvier 2009, par Elie

Pour lire cet article sur le blog Science2.

Depuis qu’Albert Fert a décroché le prix Nobel de Physique, en octobre
2007, Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse lui filent le train. Objectif
 : que cet élégant physicien soutienne publiquement les réformes du
système de recherche et d’enseignement supérieur décidées par l’Elysée.

Débonnaire, prudent en politique, de caractère plutôt gentil et
passionné surtout de physique (et de jazz), Albert Fert a longtemps
laissé dire un Président qui prétend que son histoire scientifique donne
raison à ses réformes.

Pourtant, le jour de l’annonce de son Nobel, alors qu’il siégeait en
Conseil Scientifque du Cnrs, il avait déjà indiqué qu’il ne se
laisserait pas manipuler. C’est ainsi que j’avais publié dans Libération
le lendemain de la nouvelle du Nobel, cette phrase, malheureusement
prémonitoire d’Albert Fert : "En cette période de transformation de
notre système de recherche, j’ai envie de dire à notre ministre Valérie
Pécresse d’éviter une approche idéologique, qu’il faut absolument garder
la capacité de coordination, d’élaboration d’une stratégie nationale du
Cnrs dont l’Agence nationale de la recherche (ANR) n’est pas dotée. Ce
que dit ce Nobel, c’est aussi que si la recherche est importante pour
l’économie, elle commence par des travaux fondamentaux qu’il faut
ensuite transférer de manière fluide vers les entreprises (..) Désolé,
je dois vous quitter, monsieur Sarkozy m’appelle".

Aujourd’hui, Albert Fert me transmet un texte qu’il signe avec trois
autres scientifiques de renom. Précis, argumenté, ce texte critique
durement la politique de Nicolas Sarkozy et de Valérie Pécresse, tant
pour la recherche que pour l’Université. Les scientifiques et les
universitaires y verront un encouragement à leur action en cours contre
ces réformes, qui pourrait prendre la forme d’une grève dure à partir de
lundi prochain. Le blog Science2 publie ce texte avec l’accord de ses
signataires. Le voici ci dessous (...).

"Réforme des universités et de la recherche : des discours aux actes

Par :
Bruno Chaudret, chimiste, membre de l’Académie des sciences, directeur
de recherche, Albert Fert, physicien, prix Nobel 2007, professeur, Yves
Laszlo, mathématicien, professeur, Denis Mazeaud, juriste, professeur.

Depuis des mois, le gouvernement proclame sa volonté de réformer le
système de l’enseignement supérieur et de la recherche pour le hisser au
meilleur niveau mondial.

De nombreux représentants de la communauté scientifique, parmi lesquels
des signataires de ce texte, ont manifesté un grand intérêt pour ce
projet et ont proposé de nombreuses pistes de réflexion. Le ministère
les a pieusement écoutés pour ensuite ne tenir aucun compte de leurs
suggestions et remarques. Et les orientations finalement retenues,
souvent en contradiction avec le but affiché, sont extrêmement
préoccupantes.

Ainsi, alors que l’objectif affiché est l’excellence de nos universités
et de notre recherche, alors que Mme Pécresse a proclamé sa volonté de
porter nos meilleurs établissements aux premiers rangs du fameux
classement de Shanghai, comment comprendre que les réductions
d’effectifs annoncées touchent notamment les universités les mieux
placées dans ce classement ?

Le ministère réplique que ces suppressions de postes pourront être
compensées par la possibilité de moduler la charge d’enseignement des
universitaires en fonction de leur activité de recherche, possibilité
qu’introduit un récent projet de décret. Une modulation des services,
dans son principe, pourrait avoir l’intérêt de réduire la lourdeur de la
charge d’enseignement qui handicape l’activité de recherche de nombreux
universitaires, notamment vis-àvis de certains collègues étrangers. Mais
ses modalités de mise en oeuvre en font une mesure dangereuse, hypocrite
et contre-productive.

La modulation envisagée est dangereuse : elle dépend du seul pouvoir du
président d’université et de son conseil d’administration, nullement
liés par l’avis seulement consultatif du Conseil National des
Universités. Cet organe représentatif, chargé de l’évaluation des
universitaires, tire pourtant sa légitimité de son indépendance à
l’égard du pouvoir central (ministère) et des pouvoirs locaux (président
et conseils d’université) ainsi que de sa composition, qui garantit une
évaluation des universitaires par des pairs compétents, ce qui est
indispensable à toute évaluation impartiale et équitable. En le
confinant à un rôle subalterne et en conférant des pouvoirs exorbitants
aux présidents d’université, la réforme porte gravement atteinte au
principe d’indépendance des universitaires. Or ce principe est consacré
dans tous les pays dotés d’universités performantes, tout simplement
parce que l’indépendance est indispensable à une recherche créative et à
un enseignement de qualité. « L’université est une communauté de
chercheurs scientifiques libres de suivre leurs idées dans n’importe
quel domaine du savoir » a dit un président de l’université Rockfeller,
célèbre université privée américaine. Loin d’améliorer la qualité de la
recherche et de l’enseignement supérieur, la réforme projetée aboutira
ainsi au « clientélisme » et au « localisme » si souvent dénoncés par le
ministère.

La modulation envisagée est également hypocrite. Alors qu’on la présente
comme un moyen d’améliorer la qualité de la recherche, on doit craindre
qu’elle soit seulement un moyen d’alourdir la charge d’enseignement des
universitaires. Comment le ministère peut-il supprimer des postes dans
de très bonnes universités et soutenir, en même temps, que la modulation
servira à alléger les charges d’enseignement de la majorité d’excellents
chercheurs de ces universités ? L’érosion du potentiel d’enseignement
empêchera de facto la modulation à la baisse et imposera la modulation à
la hausse, quel que soit le niveau des Universités et des universitaires.

Et cette modulation s’avèrera ainsi finalement contre-productive. A
l’inverse de la volonté affichée par le ministère, cette mesure, si elle
aboutit donc à alourdir la charge d’enseignement, affaiblira durablement
le potentiel de recherche des universitaires. Le souci de ne pas
gaspiller l’argent des contribuables est légitime et nécessaire. Encore
faut-il que ces économies s’avèrent productives. A l’heure où l’économie
réelle a besoin d’investissements d’avenir aux dires mêmes du président
de la République, la politique à courtevue de coupes claires sans
discernement dans la recherche et l’enseignement supérieur est suicidaire.

Et là ne résident pas les seules contradictions.

Premier exemple, les « chaires organisme-université ». Ces postes,
destinés à attirer les jeunes chercheurs les plus brillants, offrent une
meilleure rémunération, des crédits de recherche et un service
d’enseignement allégé pendant 5 ou 10 ans. L’idée, si elle ne doit pas
cacher la « misère universitaire française », était assurément
séduisante. Mais sa mise en oeuvre est désastreuse. Dans la
configuration actuelle, en effet, chaque chaire, avec ses crédits de
recherche budgétisés avec les salaires, coûte presque autant que deux
postes d’enseignant-chercheur ou de chercheur : à budget constant,
chaque chaire « consomme » donc deux postes ou presque et conduit ainsi
à diminuer le nombre global de postes disponibles. Et le ministère a
refusé tous les modes de financement alternatifs, même ceux n’entraînant
pas d’augmentation du budget de l’enseignement supérieur. Cette
diminution des postes disponibles réduira le nombre global de brillants
chercheurs recrutés et ira donc à l’encontre du but recherché : attirer
ou retenir les meilleurs. Une bonne idée potentielle a ainsi été
travestie en « une idée astucieuse pour rendre des postes à Bercy ».

Deuxième exemple, la réorganisation de la structuration de la recherche.
La France doit nombre de ses succès scientifiques aux organismes (CNRS
notamment) qui garantissent la cohérence de l’effort national de
recherche. La recherche universitaire est particulièrement performante
dans les laboratoires dits mixtes, associant en partenariat l’organisme
de recherche avec une université ou une entreprise. Il est surprenant
d’entendre le président de la République annoncer le 22 janvier la
transformation totale du CNRS en agence de moyens, ce qui serait la fin
de cette fructueuse mixité, au mépris du plan stratégique de l’organisme
pourtant accepté par l’Etat il y a 6 mois. Ce dans un discours où il
célèbre l’un de nous, qui effectue sa recherche dans un laboratoire…
mixte ! S’il importe de moderniser les Organismes, c’est en instituant
un partenariat équilibré avec l’Université. Il faut aussi donner des
moyens réels aux Organismes. Or, la réorganisation du CNRS en Instituts
s’accompagne de nouvelles missions (notamment le développement de
projets transdisciplinaires nationaux) pour lesquelles des moyens
supplémentaires n’ont pas été déployés, ce qui handicape sa capacité de
soutien aux laboratoires. Sans parler de la baisse du nombre de ses
recrutements, dont la qualité est pourtant reconnue, ni du risque
d’éclatement pur et simple de l’organisme qui sonnerait le glas d’une
vision nationale pluridisciplinaire de la science française.

Troisième exemple, la politique de financement des projets de recherche.
Le gouvernement connaît les dangers d’un excès de financement de projets
à court terme ou trop ciblés, aux dépens des dotations annuelles des
laboratoires et des financements de projets libres (dits blancs).
Pourtant, la part réelle des dotations annuelles dans le budget des
laboratoires diminue tandis que l’augmentation réelle des projets blancs
est dérisoire à l’aune des standards internationaux. La ministre
elle-même avait pourtant reconnu la nécessité d’en augmenter
significativement la part.

Les enseignants-chercheurs sont, quelle que soit leur affinité
politique, largement opposés à la réforme actuellement engagée,
incohérente et mal pensée. La gravité de la situation et la stérilité
des discussions avec le ministère contraignent le milieu à des actions
de protestation inhabituelles dans une atmosphère explosive : appel de
la conférence des présidents d’université au président de la République,
rétention de notes, signature de pétitions, appel à la grève… Certains
envisagent la cessation des responsabilités collectives qu’ils assument.

Nous en appelons au Gouvernement pour une réforme respectueuse des
libertés universitaires et soucieuse réellement de la qualité de la
recherche française. Madame la ministre, Messieurs les conseillers, la
recherche et l’enseignement supérieur valent mieux que des mesures
incohérentes et contraires à l’ambition affichée : la performance !"