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"Autonomie des universités ou mise sous tutelle des universitaires ?", par Henry Rousso, Slate.fr, 9 février 2009

dimanche 15 février 2009, par Elie

Remises en cause par la réforme Pécresse, les libertés universitaires sont le fondement du savoir et de sa transmission.

Henry Rousso est directeur de recherches au CNRS (Institut d’histoire du temps présent)

Pour lire cet article sur le site de Slate.fr.

C’est reparti. La réforme des universités débouche une fois de plus sur un face-à-face politique où domine le rapport de force. Côté gouvernement, les gesticulations d’usage sur la « fermeté ». Côté université, la préparation — au demeurant assez inhabituelle — d’un affrontement déterminé aux résultats incertains. S’agit-il alors d’un conflit social parmi d’autres, d’une profession qui, elle aussi, après les cheminots ou les magistrats, entre en rébellion contre un pouvoir qui a érigé la surdité et l’arrogance en méthode de gouvernement ?

Sans doute, et syndicats ou partis d’opposition ont beau jeu de brandir une liste qui ne cesse de s’allonger des secteurs en émoi. Toutefois, quelle que soit la logique dominante qui préside aux réformes actuelles, il n’est pas interdit de considérer la singularité de chacun de ces mouvements et d’échapper quelques instants au tropisme de la « convergence des luttes ».

Plus que le nombre de postes, ce qui est en jeu ici, à l’évidence, c’est une certaine conception du savoir et de sa transmission, un problème qui dépasse de loin la question des postes et des moyens. Deux mots en apparence opposés sont au cœur de la querelle d’aujourd’hui : autonomie et évaluation.

Autonomie

Les réformes en cours ou récentes ont ceci de paradoxal qu’elles accroissent l’autonomie des universités et réduisent l’autonomie des universitaires. Elles privilégient l’institution au détriment des individus qui la composent. Elles accordent des prérogatives exorbitantes aux présidents d’université en s’abritant derrière le prétexte que ces derniers restent élus par leurs pairs, comme si l’élection à des postes d’exécution signifiait désormais en France l’octroi des pleins pouvoirs.

Oui, la tendance s’inscrit dans une histoire qui a vu, au lendemain de 1968, la création de grandes universités regroupant les anciennes facultés, et destinées à faire face à la démocratisation et à la massification de l’enseignement supérieur. Oui, il fallait créer des exécutifs universitaires plus réactifs et plus à même de mener des politiques d’établissement diversifiées, en dépassant les rivalités internes inhérentes au milieu. Réclamer des universités d’Etat comme le font encore certaines organisations étudiantes est une absurdité et renvoie à un modèle qui n’a jamais existé que dans des systèmes totalitaires.

S’il paraît tout aussi naïf de nier que la profession fonctionne sur le mode de la concurrence permanente, il suffit de préciser en revanche qu’il y a un gouffre entre concurrence intellectuelle et concurrence économique. La production scientifique a une dimension partiellement cumulative : le succès des uns n’empêche pas ipso facto le succès des autres, et la compétition entre chercheurs, si elle est tout sauf angélique, permet malgré tout une stimulation réciproque. Il n’y a pas, ici, de parts de marché à gagner, ni de concurrents à détruire, sauf à considérer désormais les étudiants comme de simples clients et les universités comme des entités économiques dont la mission essentielle serait de faire du profit.

Pourquoi toucher alors à l’autonomie des universitaires et des chercheurs, fondement même de leur métier ? Transformer les présidents d’université en quasi-PDG (stock-options en moins) implique-t-il de transformer les enseignants en employés de leurs pairs, avec le risque évident de favoriser un népotisme qu’il s’agit de combattre ? Proposer avant même qu’il ne soit publié, une « charte » de bonne conduite sur l’application du décret concernant les carrières des enseignants-chercheurs, c’est souligner du doigt les risques évidents d’une telle décision. C’est presque un lapsus ! D’où une contestation qui dépasse de très loin les clivages habituels et ne concerne pas la sempiternelle « grogne » sur les moyens. L’autonomie dont il est question n’est pas un simple avantage professionnel, elle constitue le fondement même de l’Université, fondée sur le respect du libre choix : liberté et possibilité offerte au citoyen de poursuivre ou non des études ; liberté, au moins en principe, des enseignants de déterminer méthodes et contenus des cours délivrés face aux possibles pressions politiques, religieuses, militantes ; liberté des chercheurs de suivre leurs hypothèses y compris les plus étranges a priori.

Ces libertés universitaires ne sont pas un privilège corporatiste. Elles sont un bien commun découlant du principe de la liberté d’expression énoncée par la Déclaration des droits de l’Homme. Elles ont été reconnues comme une « liberté fondamentale » par une décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984, laquelle ne fait que s’inscrire dans une longue tradition remontant aux universités médiévales fondées sur l’idée d’une collégialité de savants. L’enseignement supérieur se différencie en cela, de manière assez nette, de l’enseignement secondaire et primaire. Jusqu’à seize ans, ce dernier s’adresse à des mineurs, il est obligatoire, et les professeurs des écoles, collèges et lycées sont contraints par des programmes, des directives, des contrôles, normes issues de l’obligation scolaire qui n’ont pas lieu d’être dans le supérieur lequel s’adresse à des adultes pourvus d’un libre arbitre.

Or, c’est à ce stade qu’existe un malentendu auquel les universitaires doivent prendre garde. La volonté de les soumettre à un contrôle accru sous couvert d’autonomie renforcée ne relève pas uniquement d’une idéologie gouvernementale prétendument libérale alors qu’elle se fonde sur une suspicion générale envers nombre de catégories sociales (chômeurs « fraudeurs », immigrés « illégaux », magistrats « politisés »). Elle correspond également à une certaine perception des missions de l’université dans l’opinion. Il suffit d’ailleurs de lire les réactions aux prises de position d’universitaires pour réaliser qu’il n’y a pas de soutien inconditionnel en la matière.

Surveillance des cours comme aux collèges et lycées

Conséquence du fait que les premiers cycles universitaires apparaissent de plus en plus comme la poursuite de l’enseignement secondaire, la différence entre les deux a tendance à s’estomper. Et les exigences vis-à-vis de l’école se reportent désormais sur l’Université. Lors d’une enquête récente que j’ai menée sur le négationnisme à l’université Lyon III, j’ai été surpris d’entendre certains de mes interlocuteurs, pourtant très au fait de ces questions, expliquer qu’il fallait désormais surveiller la nature et le contenu des cours délivrés à l’université, invoquant le fait que dans les collèges et lycées les enseignants sont, eux, soumis à des inspections administratives. Le même argument a été avancé à plusieurs reprises par la députée radicale de gauche Christiane Taubira, pourtant elle-même universitaire, dans la querelle lancée autour de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, qui refusait d’accepter le discours idéologique selon lequel l’esclavage devait être comparé aux génocides du XXe siècle sous prétexte qu’une loi de la République de janvier 2001 en avait décidé ainsi.

Elle y a fait explicitement référence, le 15 avril 2008, dans une intervention à la Mission parlementaire sur les questions mémorielles : "J’ai confiance dans les universitaires et les historiens, quels que soient leurs partis pris et leur choix, mais je crois aussi que l’éducation nationale est le lieu cardinal où la nation projette sur les jeunes consciences les repères essentiels." C’est un point de vue auquel souscrivent au demeurant de nombreux universitaires, par ailleurs très hostiles aux réformes actuelles.

Il s’agit là de cas limites, mais le risque n’est pas nul de voir une partie de l’opinion adhérer à l’idée que toute profession entrant dans le champ des services publics, comme les magistrats ou les universitaires, doive peu à peu abandonner le principe d’évaluation par les pairs au profit d’un contrôle étatique. C’est bien d’ailleurs dans ce sens que s’est engagé le président de la République dans son discours du 22 janvier dernier lorsqu’il stigmatise l’« auto-évaluation » des grands organismes de recherche comme le CNRS, une accusation sans fondement puisqu’en majorité, les évaluateurs viennent d’autres organismes, français ou étrangers.

Évaluation

Le mot plaît. Il rassure. Il sonne comme une garantie. Il s’inscrit dans cette maladie contemporaine consistant à noter tout et n’importe quoi, y compris les ministres - au fait, qui a relevé leurs notes et peut-on les connaître ? Dans le champ scientifique, le problème est tout sauf simple. Oui, il faut rappeler avec force comme l’a fait André Gunthert dans son blog, que les chercheurs passent une grande partie de leur temps à être évalués et à évaluer leurs collègues. Cette évaluation ne peut être qu’interne au milieu qui seul possède les compétences pour apprécier l’impact de telle ou telle innovation. La plupart des instances d’évaluation ont d’ailleurs aujourd’hui une dimension transdisciplinaire et internationale, et parler de « pairs » ne signifie pas se soumettre au seul jugement de ses copains, mais bien à celui de scientifiques de tous horizons, y compris parfois très éloignés de son propre domaine de spécialité.

Il faut rejeter l’idée populiste d’un contrôle politique ou social de la recherche et de l’université, quitte à faire passer les scientifiques pour des « élitistes » - et alors ? Mais il fallait aussi prendre la mesure des dérives de certaines instances d’évaluation, du clientélisme à l’échelle locale et nationale, de l’incapacité de comprendre ce que peut signifier un conflit d’intérêt, de la fréquente lâcheté des jurys de thèses, rarement aptes à sanctionner un mauvais travail. C’est dans ce contexte qu’ont été mis en place les nouveaux dispositifs, telle l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES). Sans accabler trop vite cette institution encore jeune, on peut néanmoins y déceler déjà certaines tendances. Lorsque des universitaires transformés pour l’occasion en « men in black » viennent visiter un laboratoire, ce n’est pas pour évaluer sa production scientifique, ni pour apprécier la pertinence des champs scientifiques explorés.

Ce n’est pas pour mesurer ses résultats mais pour quantifier son activité : nombre de thèses, d’articles, de projets déposés, de citations sur Google. Le critère majeur, c’est de voir si une équipe s’active, si elle « bouge », si elle est dans le mouvement brownien de la multiplication infinie de « projets » pour montrer qu’elle existe. Ce n’est pas l’importance de ses avancées concrètes. C’est un peu comme prendre en compte le chiffre d’affaires d’une entreprise sans s’occuper de ses bénéfices ou de la qualité de ses produits. Mais l’opération a aussi pour objectif de contrôler l’adéquation entre la manière dont fonctionne une équipe de recherche et les dispositifs administratifs existants dont la complexité et l’opacité n’ont cessé d’augmenter sous le regard narquois de nos collègues étrangers. C’est en somme une logique à la fois financière et administrative qui a ceci de particulier qu’elle hésite entre le modèle de l’audit d’entreprise - que sont les investissements devenus ? - et celui de l’inspection traditionnelle - les enseignants et chercheurs sont-ils des fonctionnaires se conformant aux directives ?

On retrouve ici la même contradiction initiale : un principe d’autonomie entrepreneuriale contrôlé par une logique de suspicion administrative. Or, en ce domaine, une pratique libérale - au sens politique et moral du terme — signifie au contraire une autonomie accrue des institutions autant que de leurs agents, le maintien et même le renforcement d’une évaluation fondée sur des critères principalement scientifiques, à la condition de maintenir voire de renforcer les prérogatives d’échelons nationaux, et de donner à l’Etat non pas un rôle de gendarme, mais d’arbitre et de dernier recours. Le contraire, en somme, d’une démocratie despotique.