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La théorie des catastrophes - Alain Abelhauser, Mediapart, 28 février 2009)

dimanche 1er mars 2009, par Mathieu

Pour lire l’article sur le site de Mediapart.

Les raisons de mécontement des universitaires sont les pièces d’un puzzle, écrit Alain Abelhauser, professeur des universités. En retirer une ne dégonflera en rien la contestation, car c’est l’image d’ensemble qui désormais la soude. Une image que les universitaires ne sont pas près d’oublier.

Question simple : ces universitaires en colère, en grève, que veulent-ils exactement ? Ou plutôt, que ne veulent-ils pas – que refusent-ils avec une telle détermination ? D’avoir un nouveau statut, d’être évalués, de l’être par le président de leur université ? On le dit, on dit aussi que ce n’est pas ça du tout, et l’opinion n’y comprend plus grand chose, sinon que ce sont là des histoires de fonctionnaires, qui n’acceptent pas d’évoluer en même temps que le monde autour d’eux et se cramponnent de façon pathétique à leurs privilèges désuets.

Autre question simple : mettons que l’on comprenne bien ce que racontent ces gens (ce qui est déjà une preuve tant de bonne volonté que de perspicacité), comment se fait-il qu’ils ne réagissent qu’à présent ? N’avaient-ils pas déjà auparavant les mêmes raisons de protester – pléthore d’occasions pour se mobiliser contre ce qu’ils dénoncent à présent ? Pourquoi maintenant, en somme – pourquoi seulement maintenant ? N’est-ce pas là, de fait, démonstration d’apathie, de manque de réactivité, voire d’un soupçon de débilité ?

Jouons la carte pédagogique : imaginons un puzzle. Et disons-nous que chaque nouvelle réforme, chaque nouveau décret, chaque nouvel arrêté, constituent une pièce du puzzle bien particulier qui consiste à mettre en conformité la recherche, l’université, la culture, l’enseignement, avec cette logique néo-libérale dont on mesure pourtant actuellement tous les risques. Discuter la nature de chaque pièce de puzzle, prise séparément, n’a donc pas un intérêt maximal ; le débat public a même tendance à s’y embourber – pour le bénéfice de certains, évidemment. Insistons : ce n’est pas tant la pièce isolée qui compte comme telle ; c’est l’image d’ensemble qu’elle contribue à composer. Mettons donc en rapport ces pièces et voyons quelle image s’en dégage.

Prenons – exemple parmi d’autres, quoique loin d’être le moindre – la question de l’évaluation des enseignants – chercheurs. Tout le monde sait à présent que le projet de « décret modifiant celui du 6 juin 1984 relatif à leur statut » (le projet dont le retrait est instamment demandé) prévoit la possibilité de moduler leur service, c’est-à-dire de permettre aux uns de faire davantage de recherche que d’enseignement (ou uniquement de la recherche), et aux autres de faire l’inverse. Soit. Mais avec cette précision, quand même, que si l’activité de recherche d’un universitaire n’est pas jugée suffisante, il aura alors à assumer des tâches d’enseignement augmentées en proportion.

Après tout, quoi de plus normal, se dit Candide ; à chacun selon son mérite. Évidemment, Candide ne réalise pas qu’une telle solution emporte avec elle bien plus d’inconvénients que d’avantages : d’une part, un « mauvais » chercheur ne fait pas automatiquement un « bon » enseignant ; d’autre part, faire de l’enseignement une « punition » n’est pas la meilleure méthode ni pour le réhabiliter, ni pour remettre l’enseignant « puni » en capacité à mener de nouvelles recherches ; et enfin, Candide ne réalise pas que c’est le principe même de l’enseignement supérieur qui est mis ainsi en péril. Si ce dernier, en effet, consiste bien en ce que chaque enseignant s’appuie, non seulement sur la recherche en général, mais sur sa pratique de recherche propre (dont il transmet ce faisant autant l’esprit et les méthodes que les résultats et les incidences), alors vouloir dissocier les deux activités revient à terme à se donner toutes les chances de les stériliser.

Mais par dessus tout, Candide ne saisit pas que cette pièce du puzzle n’est pas à prendre en compte de façon isolée. Qu’il faut a minima la mettre en rapport avec une autre : la volonté, récemment mise en œuvre par l’AERES (l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur), de se doter d’instruments d’évaluation des chercheurs qui disqualifient d’entrée de jeu la plupart d’entre eux, en tout cas dès lors qu’ils donnent à leurs recherches certaines orientations.

Expliquons-nous. L’été 2008, l’AERES a convoqué les présidents de chaque section du CNU (Conseil National des Universités) pour établir avec eux les listes des revues scientifiques qui seraient désormais garantes, section par section, de la qualité des publications. On sait que pour être reconnu comme chercheur, un universitaire doit publier régulièrement un certain nombre d’articles, et que ceux-ci, pour lui être comptabilisés, ne peuvent avoir pour support que certaines revues scientifiques dûment référencées. Ne discutons même pas du bien fondé de cette procédure, ni de ses limites, qui sont notables. Et retenons-en simplement le principe : c’est la revue dans laquelle on publie qui détermine la qualité (et la recevabilité scientifique) de l’article ! Que l’on décide alors, pour chaque discipline scientifique, de réduire considérablement le nombre des revues « qualifiantes » en arrêtant le choix de ces dernières selon des critères – n’ayons pas peur du mot – idéologiques* ; et le tour est joué : dans beaucoup de disciplines, la plupart des enseignants – chercheurs n’auront plus de publications reconnues, donc ne seront plus eux-mêmes reconnus comme chercheurs, donc seront priés de faire davantage d’enseignement. CQFD. Avec, bien entendu, ce corollaire peu négligeable : de très substantielles économies de postes d’enseignants, permises grâce à ce très joli tour de passe-passe.

L’opération est si limpide, si efficace, que l’on peut se demander pourquoi on n’y avait pas songé plus tôt. La réponse est tout aussi limpide : parce qu’elle n’a de sens que prise dans l’ensemble des réformes lancées pour rénover l’université et la recherche françaises. Sauf, on le comprend, qu’il ne s’agit là pas tant de les rénover que de l’annoncer et de paraître le faire en ne se préoccupant, en réalité, que d’organiser les conditions d’économies drastiques et de suppressions de postes censées pouvoir être ainsi, et désormais, justifiées.

Pourquoi les universitaires ne se sont-ils pas mobilisés plus tôt, nous demandions-nous ? Tout bonnement parce que certains ne voyaient pas (encore) se dessiner l’image du puzzle ici décrite, parce que d’autres ne voulaient pas la voir malgré les incitations de leurs collègues (que l’on traitait alors de Cassandre), et que d’autres enfin ne voulaient pas y croire ... Une telle chose, voyons, ce n’était pas possible ...

Ce qui nous amène à notre dernière question simple : ce mouvement de contestation, de grève, va-t-il bientôt s’arrêter ? Que l’on retire ce décret, ainsi que le projet de « masteurisation » des concours de l’enseignement, ou qu’on les corrige, les aménage, les toilette, et cela permettra-t-il que tout rentre dans l’ordre ?

Je ne le crois pas trop, pour ma part. Pour une raison également fort simple, mais à laquelle on peut donner un statut respectable grâce à un beau modèle mathématique, à l’appellation très parlante, de surcroît : celui de la théorie des catastrophes.

[On se souvient que cette théorie, élaborée à la fin des années soixante par René Thom pour rendre compte de la réaction d’un système stable à des excitations externes, reposait entre autres – c’est là-dessus que j’entends porter l’accent – sur la « règle du retard » : le système reste en équilibre stable jusqu’à l’ultime moment où celui-ci disparaît. Mais – ajoutons-le – une fois cet équilibre rompu, la restauration de la stabilité exige un parcours beaucoup plus long que le seul retour au point de rupture précédemment dépassé.]

Si ces projets de décret, de « masteurisation », sont retirés, tout rentrera-t-il aussitôt dans l’ordre ? Je ne le crois pas trop, tant parce que le « retour au point d’équilibre » ne pourra nécessairement être que long et difficile, que parce que ce ne sont plus les pièces du puzzle (que ces projets représentent) qui sont, comme telles, importantes ; c’est bien l’image d’ensemble (que ce puzzle fait ainsi apparaître) qui l’est. Et cette image, décidément, les universitaires ne sont pas près de l’oublier ; là où certains s’attendaient peut-être à voir émerger – pourquoi pas ? – un délicat petit chaperon rouge, c’est bien l’image du grand méchant loup qu’ils réalisent maintenant se peindre sous leurs yeux.

À eux d’en tirer dorénavant les conséquences.

À eux de mesurer – et de faire savoir à l’opinion – l’ampleur de cette « catastrophe ».

Et à eux de ne plus méconnaître, désormais, les méthodes et les moyens par lesquels celle-ci entend passer, autant d’ailleurs que les fins qu’elle poursuit.

Alain Abelhauser

Professeur des Universités (psychopathologie clinique)
Vice-président (CEVU) de l’Université Rennes II

* Il s’agit des critères habituellement qualifiés de « bibliométriques » : en gros, ils consistent à classer les revues suivant l’estimation de leur « impact factor » : combien de fois tel article et telle revue sont-ils cités dans certains autres articles et certaines autres revues ?

Ces critères ont déjà été maintes fois dénoncés, sont considérés par de nombreux chercheurs comme une pure imposture, et sont purement et simplement rejetés dans de nombreuses disciplines parce qu’ils condamnent à court terme à une stérilité assurée (on ne publie finalement plus pour être lu et se mettre à l’épreuve de cette lecture, mais juste pour citer et être ensuite cité).

De surcroît, ces critères donnent une priorité absurde aux revues anglo-saxones et, dans certains domaines, favorisent très arbitrairement certaines orientations de recherche plutôt que d’autres.

Voir, à ce propos, Le Nouvel Âne, n° 8, L’Université sadisée par la police de l’évaluation, février 2008 ; le site « Publier ou mourir » ; ou l’article d’Abelhauser et Gori, "L’imposture bibliométrique", in Mensuel du SNESup, n° 569, novembre 2008.