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Indiscipline (le blog) répond à Bruno Latour le trop discipliné (26 février 2009)

mardi 3 mars 2009, par Laurence

Pour lire cet article d’Igor Babou et Joëlle le Marec sur le blog d’Indiscipline.

Bruno Latour, sociologue des sciences, vient de publier un article d’opinion dans Le Monde sous le titre : « Autonomie, que de crimes on commet en ton nom ! » (Le Monde, 25.02.09.).

Enfonçant les poncifs journalistiques, l’article de Bruno Latour commence par une phrase choc accusant les intellectuels (tous les intellectuels) de gauche (selon le poncif, un intellectuel est forcément de gauche) d’immobilisme : tel des « chauffeurs de taxi », les universitaires seraient installés « dans la défense obstinée du statu quo ». Merci de la comparaison avec les chauffeurs de taxi : on ne sait pas trop, cependant, qui cette plate analogie est chargée d’insulter, et pour le moment, le syndicat des chauffeurs de taxi n’a pas réagi. Dans la foulée du discours méprisant de Nicolas Sarkozy le 22 janvier 2009, Bruno Latour naturalise sans honte, outre le registre de l’insulte et de la stigmatisation qui fait le lit de l’anti-intellectualisme ambiant, ce qu’il ne peut pas ne pas savoir être un mensonge : contrairement aux accusations d’immobilisme, il y a un rythme intensif des changements dans l’enseignement supérieur et la recherche. Ces changements ont pu être liés aux initiatives du milieu universitaire lui-même. Mais cette dynamique des changements internes est désormais paralysée par le rythme frénétique des mutations imposées pat l’État, et elles seront évidemment entravées par la logique tatillonne, gestionnaire, managériale de la loi sur l’Autonomie des Universités.

Réaffirmons-le avec force : l’université n’a en aucun cas été un lieu d’immobilisme durant les dernières décennies. Elle a formé des centaines de milliers d’étudiants, a développé d’innombrables filières, a créé feu les IUP (Instituts Universitaires Professionnalisés), qui ont été des succès remarquables avant de se voir supprimés par des réformes imposées sans aucune connaissance de ce qui se faisait localement à l’initiative des dynamiques propres de chaque université.

Ce sont également des établissements d’enseignement supérieur et de recherche qui ont eu l’initiative des double cursus « Sciences et sciences politiques » dans lesquels Bruno Latour enseigne aujourd’hui. Il est surprenant qu’il ne compte pour rien ce dont il a pu bénéficier et faire bénéficier à d’autres, collègues et étudiants, dans la vision caricaturale de cette université immobiliste qu’il évoque.

En outre, ceux qui s’opposent actuellement à la réforme ne sont évidemment pas tous des « gauchistes » : l’Académie des sciences, l’Institut Universitaire de France, le Conseil National des Universités, les Présidents d’université, les sociétés savantes, un grand nombre de laboratoires ont rejoint le mouvement. Bruno Latour est bien seul à penser que tous ces collègues en colère ne seraient « que » des gauchistes (de toute manière, cet usage injurieux du terme « gauchiste » n’est pas digne de quelqu’un qui prétend par ailleurs refonder le politique sur des bases écologiques).

La mauvaise foi n’est pas surprenante de la part de Bruno Latour. Sa tendance à caricaturer des positions fictives au lieu d’affronter les arguments réels était manifeste lors de la discussion de questions comme la relation des sociétés à la nature, à la modernité ou aux sciences [1].

Dans le second paragraphe de l’article du Monde, cette mauvaise foi prend une dimension démesurée : au nom de ses travaux, ayant montré l’étroite imbrication entre les savoirs et les pratiques sociales – travaux auxquels nous adhérons -, Bruno Latour prétend que la remise en cause de la loi sur l’autonomie des universités serait contradictoire : la science n’ayant jamais été « autonome » (au sens de séparée des pratiques et des enjeux sociaux), ce serait un non sens que de lutter contre une réforme lui apportant une autonomie qu’elle n’aurait jamais eue. Passons sur le caractère équivoque du raisonnement, mais on ne peut que s’étonner de l’analogie entre l’usage du mot « autonomie » quand il est mobilisé pour analyser le grand partage entre Science et Société (en effet, on peut accepter l’idée qu’il n’y ait pas « autonomie » des sciences) et l’usage du terme « autonomie » dans les discours ministériels et gouvernementaux sur l’université : il s’agit dans ce cas d’un mode d’organisation délégant un certain nombre de pouvoirs autrefois assumés collégialement au président de l’université, transformé en manager dirigeant son établissement comme un patron. Bruno Latour ne peut pas ne pas être au courant de cette distinction, et c’est donc en connaissance de cause qu’il confond un niveau descriptif et conceptuel de raisonnement avec celui, pratique et normatif, de la démagogie gouvernementale. Mais, fait significatif, c’est dans la presse « de qualité » du Monde qu’il s’exprime, certain qu’il est de ne pas être repris par des relecteurs qui lui auraient demandé de revoir sa copie au nom d’un refus d’analogies infondées s’il s’était exprimé dans une revue scientifique.

En revanche, le raisonnement latourien s’inverse lors de l’évocation du métier d’enseignant-chercheur. Bruno Latour y voit lui-même un de ces Grands Partages qu’il dénonce pourtant si souvent : le métier d’enseignant et le métier de chercheurs seraient distincts. Cet énoncé est sidérant sous la plume d’un professeur des universités. Notre actuel statut d’enseignants-chercheurs, celui-là même qui figure sur la fiche de paye de Bruno Latour en tant que professeur des universités, comme la pratique des chercheurs à plein temps du CNRS qui sont très nombreux à enseigner, indiquent suffisamment que les deux métiers ne sont pas dissociés. L’idée que l’enseignement serait une sorte de punition pour ceux qui ne sont pas des chercheurs assez performants est un implicite de sens commun, une naïveté étonnante des membres du cabinet Pécresse, tout à fait révélateur de leur méconnaissance du milieu, et qui a choqué profondément la communauté universitaire. Bruno Latour ne peut pas l’ignorer. A moins qu’il ne nous révèle là sa vision toute personnelle des liens entre l’enseignement et la recherche…

Prétendre que cette séparation des fonctions pourrait favoriser le lien entre les enseignants et leur public d’étudiants, relève là aussi de la pure mauvaise foi.

Mais le moment le plus désolant arrive à la phrase suivante, d’une violence et d’un mépris confondants : « Les universitaires ont tellement perdu le goût de la liberté qu’ils se sont mis à confondre la dépendance à l’État avec la garantie de l’excellence ». Bruno Latour sait qu’en réalité c’est au nom des libertés académiques menacées par une réforme visant à concentrer les pouvoirs entre les mains des présidents d’universités et des directeurs de grandes écoles au détriment des instances collégiales, que l’actuel mouvement de remise en cause des réformes est né. Il ne peut pas ignorer non plus que la lutte contre les réformes vise à desserrer les liens structurels entre les champs politique et économique d’une part et le champ de la production des connaissances d’autre part, et qu’elle est donc une lutte pour une autonomie intellectuelle face à une bureaucratie et un pouvoir autoritaire chaque jour plus étouffants. Comment confondre aussi grossièrement la dépendance à l’État qui va se renforcer avec les réformes, et le fonctionnement collégial des sciences tel qu’il a été historiquement institué ? Cette collégialité menacée par les réformes est une garantie d’autonomie intellectuelle vis-à-vis des pouvoirs même si elle est fragile et si chacun d’entre nous en connaît bien les limites : autonomie non pas de la science vis-à-vis de la société - merci de ne pas nous faire l’injure de penser que nous ne vous avons pas bien lu ou que nous n’avons pas nous-mêmes mené assez de travaux de recherche sur les sciences pour ne pas en être déjà amplement convaincus - mais autonomie à l’égard de tutelles politiques et du modèle idéologique de la concurrence.

Le simple constat de la brutalité et de la vulgarité de l’expression présidentielle à l’égard des universitaires et de la recherche, ou encore la lecture attentive des nombreux textes issus des coordinations ou des divers collectifs informels constitués depuis l’entrée en vigueur des accords de Bologne et de l’application de l’AGCS (accord général sur le commerce et les services) au secteur de l’enseignement supérieur, auraient du suffire à éviter à Bruno Latour d’écrire autant de bêtises !

Mais il a préféré, comme souvent, jouer sur les mots et mettre en scène une fausse rupture avec des positions qu’il invente. Pierre Bourdieu, analysant ses travaux, avait déjà analysé ces glissements de sens et ces analogies outrancières :

[…] on peut, en jouant sur les mots ou en laissant jouer les mots, passer à des propositions d’allure radicales (propres à faire de grands effets, surtout sur des campus d’Outre-Atlantique dominés par la vision logiciste-positiviste). En disant que les faits sont artificiels au sens de fabriqués, Latour et Woolgar laissent entendre qu’ils sont fictifs, pas objectifs, pas authentiques. Le succès de leurs propos résulte de «  l’effet de radicalité », comme le dit Yves Gingras (2000), qui naît de ce glissement suggéré et encouragé par un habile usage de concepts amphibologiques. La stratégie de passage à la limite est un des ressorts privilégiés de la recherche de cet effet (je pense à l’usage qui, dans les années 1970, a été fait de la thèse illitchienne de l’abolition de l’école pour combattre la description de l’effet reproducteur de l’école) ; mais elle peut conduire à des positions intenables, insoutenables, parce que tout simplement absurdes. [2]

Ce qui est ici insoutenable, outre l’usage d’analogies et le jeu sur le sens du mot « autonomie », c’est de voir un chercheur de renommée internationale s’appuyer sur son accès direct à une presse qui n’a eu de cesse de censurer la parole et les arguments des universitaires en lutte, pour s’exprimer, au nom d’une légitimité académique, contre un fonctionnement académique qu’il caricature au lieu de le décrire honnêtement, tout en ne tenant aucun compte des vrais arguments des opposants à la réforme qui, eux n’ont que peu de chance d’accéder aux pages du Monde : ou comment fausser le débat public en ne tenant aucun compte de sa propre position dans le champ médiatique et dans le marché aux idées de sens commun.

Mais tout cela ne serait pas grand chose, finalement, en regard de l’avant dernier paragraphe de l’article : « Les mauvaises universités disparaîtront enfin, libérant des ressources pour les autres : ce n’est pas à la gauche de défendre les privilèges de la noblesse d’État. ». Alors que Bruno Latour a passé des années à nous assurer du caractère complexe, « touffu », « échevelé » des médiations construisant la relation « non moderne » entre les sciences et la société, alors qu’il a passé des années à nous mettre en garde contre les dichotomies et les grands partages abusifs constitutifs de la « modernité », voilà qu’il en revient à une conception essentialiste des institutions comme s’opposant, sui generi, sur l’axe du bon et du mauvais ! Il y aurait finalement des « bonnes » universités (sans doute les grandes écoles ou les universités bien dotées du centre de Paris) et les « mauvaises » : on imagine sans peine que les exclues du tableau d’honneur latourien seront les petites universités de province, ou celles n’ayant pas de double cursus avec Science Po Paris…

Nul doute que ce retour à une sociologie de comptoir appuyée sur des catégories dichotomiques de sens commun (bon vs mauvais), insensible à la dynamique des institutions, à l’évolution complexe des recrutements, des travaux empiriques, de la programmation de la recherche, des soutiens financiers, de l’impact des réformes, de la gouvernance des établissements, ou encore aux enjeux démocratiques du savoir, sera propre à apparaître comme une position radicale et anticonformiste à Science po ou à l’ENA où la rhétorique journalistique et les raccourcis de sens commun font figure d’argumentation : en l’absence de travail sur les faits et sur les discours, le faitichisme des opinions et du jeu sur le sens des mots peut se déployer et prendre l’allure d’une lutte hardie contre les corporatismes, d’une sainte colère contre l’immobilisme académique.

Une dernière chose, mais non des moindres : lors de la remise des premiers diplômes des double cursus « sciences et sciences politiques », et l’inauguration des nouveaux doubles cursus « sciences et histoire », dans l’amphithéâtre de la Sorbonne, les présidents des universités de Paris IV, Paris VI, et le directeur de l’IEP de Paris faisaient face à des centaines d’étudiants lauréats ou nouvellement inscrits dans ces nouvelles filières issues non des réformes, mais de l’initiative des universitaires eux-mêmes. C’était un moment important, et Georges Molinié, président de l’Université Paris IV, a su s’adresser aux étudiants pour évoquer ce que signifiait dans le contexte actuel l’apparition de formations combinant les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales. Il a su évoquer l’unité du projet académique, de son utopie jamais atteinte, mais toujours inspiratrice. C’est l’explorateur Jean-Louis Etienne qui, étonnamment, a tenté assez maladroitement, mais avec beaucoup de chaleur, de tenir un discours sur les enjeux de ces formations pionnières, très exigeantes. Et Bruno Latour ? Assis sur le premier rang des gradins, il était plongé dans la lecture de son courrier, délibérément absent et indifférent, ne se réveillant que pour remettre les nouveaux diplômes et serrer des mains. Pas un mot de celui qui a tant écrit sur la politique de la nature, ou sur ce que la sociologie fait aux sciences.

A côté de l’un d’entre nous, sur les gradins, deux étudiants venus à la rencontre du monde universitaire tentent comme ils peuvent se reconstituer l’évènement qui n’aura pas lieu en surinvestissant les quelques paroles de Georges Molinié, les seules qui aient été à la hauteur de leur attente. Et Bruno Latour ? Il n’a rien à leur dire. Il se réserve pour d’autres tribunes, plus rentables éditorialement. Un cénacle d’intellectuels pontifiant à Venise [3]., un article dans le journal Le Monde.


[1Voir à ce propos l’excellent – et vif – échange entre Alain Caillé et Bruno Latour dans la revue du MAUSS : Revue du MAUSS n° 17 - « Chassez le naturel… écologisme, naturalisme et constructivisme », 1er semestre 2001.

[2Bourdieu, Pierre. Science de la science et réflexivité. Paris : Raisons d’Agir, 2001, p. 56.

[3Latour, Bruno. Les atmosphères de la politique : Dialogue pour un monde commun. Paris : Empêcheurs de Penser en Rond, 2006