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Japon : sur l’île des têtes coupées, la réforme de l’université passe mal - Thierry Ribault, Eco89, 26 mars 2009

vendredi 27 mars 2009, par Laurence

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Au centre de l’île, la vigueur protectrice d’un arbre plusieurs fois centenaire. Sous l’arbre, le campement. Une tête de thon, tranchée, posée sur un billot en béton fait office de comité d’accueil. Un tissu rouge flotte au vent : « Union Extasy ! » C’est le nom du syndicat fondé il y a un mois par deux bibliothécaires à l’université de Kyoto, Kyohei Ogawa, 39 ans, et Masaya Inoue, 37 ans.

Au dessus une pancarte : « kubikiri ailando », qui signifie « l’île des têtes coupées ». Sur la droite, une caisse en rondins sur laquelle est inscrit : « boîte aux lettres ». De l’autre côté, un grand bidon rempli d’eau qui fait aussi office de « o furo » (bain). Derrière l’île, le bâtiment flambant neuf de la « clock tower », siège de la présidence de l’université de Kyoto.

La tête coupée, c’est le symbole utilisé par Kyohei Ogawa et Masaya Inoue pour rendre compte du sort qu’ils vont bientôt partager avec cent autres employés à temps partiel de l’université : ils seront licenciés à la prochaine rentrée d’avril.

« On est un syndicat indépendant. Le syndicat de l’université ne représente pas notre situation et ne peut pas résoudre notre problème. Il s’intéresse aux salariés réguliers, or nous sommes des salariés irréguliers. »

La nuit a été agitée sur l’île des têtes coupées. Vent et pluie ont endommagé une partie du campement. Un campement précaire, mais organisé. Tout y est : du téléphone et ordinateur portables connectés sur le Web, à la machine à riz et au réchaud sur lequel mijote un pot-au-feu, en passant par la musique qui oscille entre Stan Getz et le rock japonais contemporain. Un coin bibliothèque a été aménagé, parce que Kyohei Ogawa est aussi éditeur : « petit bien-sûr », mais ce qu’il publie est grand pour lui. Notamment les récits de vie de ceux qui s’organisent dans «  le village des tente bleues » à Tokyo.

Dès la seconde nuit de la grève, commencée au début de mars, les autorités universitaires sont venues démonter la toiture de leur campement. Sans heurts, les deux infatigables exilés ont, dès le lendemain matin, renforcé leur habitation : ils ont mobilisé des armatures d’échaffaudage et amarré leur grande tente aux branches les plus solides de l’arbre sous lequel ils ont trouvé refuge. Comme pour marquer plus fermement leur volonté d’enracinement, leur souci de faire corps avec celui qu’ils considèrent peut-être aussi comme une autre victime de l’époque.

La réforme des universités, un avatar du néolibéralisme ambiant

Mais aussi pour dire que seule la nature leur offre un abri, à un moment où tout chez eux peut s’envoler dans la tourmente. Ainsi, sous l’arbre ont lieu les rencontres, les échanges. Au cœur du campement, le kotatsu, table basse sous laquelle on a allumé un chauffage dont on préserve la chaleur en se couvrant les genoux d’une couverture épaisse. Autour du kotatsu, les visages reprennent couleur et expression, les paroles sont données, les engagements déclarés, le partage prend vie.

«  Cela peut paraître étrange d’introduire le kotatsu dans les mouvements de travailleurs et dans les activités de protestations, mais le kotatsu signifie commodité, solidarité, confort et joie d’être ensemble. C’est important d’être ensemble. Avec le kotatsu on peut inclure des gens dans notre campement. On peut les inviter et partager le lieu, et les objectifs du mouvement. On peut aussi parler autour du kotatsu, c’est très important. »

En avril 2004, les universités publiques japonaise jusqu’alors organisations publiques, sont devenues des « hojin », c’est-à-dire des institutions indépendantes à responsabilité limitée. Officiellement, cette réforme, qui s’inscrit dans le prolongement de la dérégulation des années 1990, vise cinq objectifs : instaurer l’autonomie des universités ; développer des pratiques de gestion issues du secteur privé ; accroître le contrôle des universités et soumettre leur activité à l’évaluation externe ; encourager l’autonomie et les innovations en matière de gestion du personnel. Pour Masaya Inoue, cette réforme est un avatar du néolibéralisme ambiant.

Actuellement, 2600 employés, soit la moitié du personnel administratif de l’université de Kyoto, travaillent à temps partiel. Ils ont un contrat d’un an, désormais renouvelable cinq fois au maximum, travaillent entre 20 et 30 heures par semaine (contre 40 heures pour les salariés réguliers), ne bénéficient pas de bonus annuel et leur protection sociale est minimale. Masaya Inoue gagne 1,3 million de yens par an, tandis qu’un salarié régulier gagne 4 à 5 millions de yens selon son ancienneté.

« Désormais, même les organisations publiques génèrent des travailleurs pauvres »

Certes, le problème le plus urgent, c’est la menace de licenciement, mais « le problème fondamental, c’est la situation financière des travailleurs à temps partiel ». Sur son salaire mensuel de 110 000 yens, Masaya Inoue prélève 30 000 yens pour son loyer. Son budget alimentaire est de 25 000 yens, et son crédit se monte à 20 000 yens : il rembourse un emprunt contracté durant ses études supérieures. Le reste sert à financer ses dépenses de téléphone, le coût de son vieux scooter et ses loisirs : « j’aime le kabuki (théâtre japonais traditionnel, ndlr) ». Son épargne est donc nulle.

Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne cherche pas un autre emploi ailleurs, Masaya répond :

« Nous sommes en colère contre la société et l’université qui soutiennent le néolibéralisme. L’université nous traite comme des machines ou une sorte d’instrument, pas comme des personnes. A cause de la précarité et du licenciement, nous considérons que nous sommes méprisés. Ce sentiment est général chez les travailleurs à temps partiel. Désormais, même les organisations publiques génèrent des travailleurs pauvres. »

Les deux résistants ont le soutien des autres salariés menacés :

« Nous avons tous le même sentiment, même si les autres ne parviennent pas à l’exprimer directement, parce qu’ils ont peur. »

85% des employés à temps partiel de l’université sont des femmes, aussi Kyohei Ogawa et Masaya Inoue considèrent-ils que « ce problème est un problème d’exploitation des femmes et de discrimination envers elles » :

«  Avant, les femmes à temps partiel étaient mariées, mais maintenant, elles ont entre 20 et 30 ans et vivent seules. Elles sont donc en situation de pauvreté, car leur bas salaire ne suffit pas lorsqu’on vit seule. Donc, elles font d’autres petits boulots le samedi et le dimanche. Nous, notre appartement n’a pas de salle de bain ni de douche, donc notre loyer est bas. Mais les filles veulent une salle de bain et ça pèse sur leur budget. »

L’avenir du mouvement ne s’annonce toutefois pas sans nuages :

« C’est une grève illimitée. Nous ne savons pas encore ce qui va se passer après la fin mars. Nous demandons une négociation collective avec l’université, mais elle refuse. Or d’après le code du travail, l’université doit négocier. »

A la question de savoir ce qu’il va faire concernant l’argent, Masaya Inoue répond :

«  C’est le gros problème. Je ne sais pas. Je ne serai pas payé en mars à cause de la grève. C’est perdu. Ce sera difficile le mois prochain. Je dois chercher un autre job. Je voudrais bien travailler dans cette université mais ce sera difficile de trouver un emploi. »

Pour autant, le désespoir n’est pas de mise. Kyohei Ogawa et Masaya Inoue considèrent qu’il est possible de changer les choses, même avec seulement deux personnes :

« Peut-être que la semaine prochaine le journal Asahi publiera un article concernant notre lutte. On ne sait pas. C’est le même problème dans tout le pays, à Nagoya, à Tokyo, de Hokkaido à Kyushu. Notre problème concerne 3 millions de travailleurs au Japon. »

Face à la perspective des licenciements massifs qui vont toucher les salariés à temps partiel dès avril, début de l’année fiscale 2009, le Parlement vient de voter une loi en urgence. Elle prévoit d’autoriser les salariés licenciés à avoir accès à l’assurance chômage dès leur sixième mois de cotisation au lieu d’un an. La durée d’indemnisation devrait passer de trois à six mois. Enfin, la contribution sociale des salariés et des entreprises relative à la sécurité de l’emploi est portée de 1,2% des salaires à 0,8%. La loi n’empêchera cependant pas les licenciements et ne résoudra pas le problème de la pauvreté des travailleurs concernés.

Jamais le mot « crise » n’est prononcé par mes deux interlocuteurs :

«  Ce n’est pas une crise, c’est quelque chose d’autre. Quand on a commencé cette activité, on ne pensait pas que le problème était si important. De nombreuses personnes sont venues nous voir, par exemple des femmes qui travaillent dans la santé ou dans le soin aux personnes âgées. On s’est rendu compte de l’inquiétude des gens. Les personnes deviennent des machines, à l’université comme dans les entreprises. »

Officiellement, l’université considère les emplois à temps partiel comme des « emplois de complément ». Or à la bibliothèque, 80% des salariés sont à temps partiel, certains travaillent depuis vingt ou trente ans et occupent des fonctions à responsabilité.

« En fait, seuls les bas salaires intéressent l’université. S’ils nous suppriment, ils embaucheront d’autres salariés. L’université se comporte comme Toyota ou Canon alors qu’elle n’est pas dans le rouge. Ils coupent parce que cela permet d’éviter d’être attaqué en justice par des salariés renouvelés. C’est la flexibilité pour la flexibilité. On coupe des têtes pour couper des têtes. »

Masaya Inoue, diplômé en études italiennes, me tend sa carte de visite sur laquelle figure l’affiche du film La Dolce Vita. «  Vous voulez essayer le kotatsu ? » Je sors alors de mon sac une boîte de chocolat achetée au supermarché, et que je n’avais pas encore osé offrir, et je repense à ces mots de Makoto Yuasa, co-fondateur du Centre de Survie La corde d’amarrage de Shinjuku à Tokyo :

«  Les gens doivent s’entre-aider car si un navire seul peut se perdre dans la tempête, deux ou trois peuvent survivre s’ils s’attachent les uns aux autres. »

Dans une dizaine de jours les cerisiers sortiront leurs premières fleurs, aussi éphémères que ce campement de la révolte. Aussi éclatantes et fragiles, aussi défiantes et modestes. Aussi chargées de sens.

Photos : Des employés de l’université de Kyoto, au Japon, en grève (Thierry Ribault)