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La loi dite "LRU" et le "modèle anglo-saxon"
par Anne Berger, Paris VIII / Cornell University
mercredi 28 novembre 2007, par
Dans un entretien avec le JDD daté du 18 novembre, Gilbert Béréziat, ancien président de l’université Paris VI (Pierre et Marie Curie), « homme de gauche » et défenseur de la réforme des Universités dite « LRU », remarque que la contestation de la réforme émane essentiellement d’universités qui offrent un enseignement et promeuvent (comme elles le peuvent) la recherche, la pensée et les savoirs en Lettres et Sciences Humaines. Le paysage universitaire est aujourd’hui nettement divisé, entre des établissements à vocation scientifique et technique qui soutiennent globalement la réforme (en la personne de leurs présidents mais aussi, semble-t-il d’une majorité de leurs étudiants et peut-être de leurs enseignants) et des universités dites de Lettres et Sciences humaines dont les étudiants et les enseignants (mais pas les présidents, à l’exception notable de Pascal Binczak, président de Paris 8) se battent contre une réforme dont ils pensent à juste titre qu’elle sonne le glas de leurs raisons d’apprendre ou d’enseigner. Sans doute les établissements à vocation scientifique et technique ont-ils de vraies raisons d’espérer une amélioration de leurs performances et de leurs conditions d’exercice. L’apport des industries, des entreprises privées, et des fondations, pourrait compenser largement l’inévitable désengagement financier de l’état que la nouvelle loi ne proclame pas ouvertement mais qu’elle dessine de mille manières en pointillés (diminution du nombre de fonctionnaires, contractualisation, abandon aux universités de la « gestion » de leur « patrimoine » et de leurs « ressources » etc).
Constatant donc la fracture actuelle, Gilbert Béréziat fait à cet égard une remarque dont il aperçoit certaines mais pas toutes les conséquences. A savoir que cette division de la France universitaire en deux camps n’est pas seulement l’effet d’un affrontement idéologique entre partisans de la réforme et opposants à celles-ci, ou, comme veut le faire croire le gouvernement, entre anciens (anti-réforme) et (réformistes) modernes, mais aussi le résultat programmé et désormais visible de la fragmentation des universités françaises en établissements spécialisés (écoles de médecine, de droit, d’architecture, des Beaux-Arts, mais aussi faculté de sciences, faculté de Lettres etc). ( Dixit GB : « La fracture qui existe en France entre facs de sciences et facs de lettres et de sciences humaines est unique au monde. Elle est préjudiciable aux secondes, qui manquent cruellement de moyens. »)
Gilbert Béréziat fait remarquer qu’aux Etats-Unis, pays dont le système universitaire, certes inégalitaire, mais prestigieux et performant, est érigé en modèle par le gouvernement qui prétend fallacieusement s’en inspirer, l’abondante dotation privée des secteurs scientifiques et technologiques permet aux universités de maintenir un niveau décent de soutien à l’éducation et à la recherche dans le domaine des Humanités et des Sciences Humaines, grâce aux « bénéfices » dégagés du côté des sciences, des technologies, et de certaines filières qu’on appelle ici « professionnalisantes ». Encore faut-il juger nécessaire et pertinent le maintien d’un enseignement et d’une recherche en Sciences Humaines et Humanités ; encore faut-il aussi vouloir et pouvoir redistribuer les richesses reçues, produites ou accumulées au sein de l’université, afin que tous les domaines de savoir en tirent des bénéfices. Et c’est bien le cas dans le monde anglo-saxon.
Le discours qui accompagne la réforme voulue par Sarkozy, l’esprit qui l’anime et qui, au-delà de la LRU, anime toutes les directives concernant la nature et les objectifs de la formation universitaire telles qu’elles émanent à l’heure actuelle du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, sont bien différents.
Il n’est pas question de réinvestir l’argent et les moyens dégagés par l’état dans les domaines d’éducation et de recherche à faible dotation privée, tels que les Lettres et les Sciences humaines. Il n’est pas question d’élaborer une charte de soutien à ce qu’on appelle les « Liberal Arts » dans le monde anglo-saxon, encore moins de mettre enfin en œuvre une politique universitaire digne de ce nom. Au contraire, les établissements d’enseignement supérieur qui continuent encore à offrir un accès à l’intelligence et à la culture à un public défavorisé (ou à tout le moins réellement mélangé), et qui poursuivent la recherche dans le domaine des Humanités et des Sciences Humaines, sont non seulement ignorés par la réforme, délaissés et passés sur le compte des dommages collatéraux de la grande entreprise modernisatrice : ils sont même stigmatisés et délégitimés au nom de la nécessaire professionnalisation de l’enseignement supérieur. Or, cette professionnalisation invoquée et imposée avec une brutalité de courte vue par le gouvernement ne va pas seulement à l’encontre des principes et des fondements de l’université telle qu’elle s’est développée en Europe depuis le Moyen-Age, et grâce à laquelle l’Occident s’est imposé dans l’ordre des savoirs et s’est en même temps lentement démocratisé. Elle va aussi à l’encontre des principes et des pratiques en vigueur dans le monde anglo-saxon qu’on prétend prendre pour modèle.
Certes, il y a place en Amérique comme en Europe pour un enseignement supérieur à finalité professionnelle. Mais contrairement à ce qui se dit partout dans les medias et dans les blogs, l’enseignement supérieur en France ne souffre pas d’un déficit d’adaptation au monde professionnel et au marché de l’emploi. D’innombrables écoles professionnelles et instituts d’études supérieures (dont les Instituts Universitaires de Technologie, mais aussi les IUFM) préparent leurs étudiants à telle ou telle carrière. Non, l’enseignement supérieur souffre d’abord d’un déficit d’offres de formation « généralistes » ; il souffre de formes de spécialisation beaucoup trop précoces et restrictives, qui passent par la mise en place dès le premier cycle de filières mono-disciplinaires et de parcours trop rigides. Ce mode de fonctionnement, qu’aggrave la fragmentation des établissements supérieurs entre facultés de sciences, écoles techniques, écoles d’ arts, et facultés de lettres et sciences humaines, fait le lit de la « professionnalisation », c’est-à-dire de l’assujettissement de l’enseignement et du savoir à des impératifs économiques et politiques de très court terme. Un tel processus est à l’œuvre depuis longtemps en France, mais il est désormais érigé en « philosophie » éducative et en principe de gestion. Il contrevient au principe de libre investigation qui est non seulement au fondement historique de l’université européenne, mais au cœur, encore aujourd’hui, de la pratique et de la philosophie universitaire du monde anglo-saxon.
Certes, le système universitaire américain est un système concurrentiel à plusieurs étages, avec des établissements prestigieux et extraordinairement bien dotés, et des établissements qui le sont beaucoup moins. La sélection est réelle, et les publics étudiants de ces institutions ne sont donc pas les mêmes. Mais quelle que soit la place de telle ou telle institution sur l’échelle des valeurs symboliques et économiques, les universités, à la différence des « vocational schools » qui prodiguent des enseignements techniques courts (un peu comme les IUT), défendent toutes un principe et une philosophie communs : 1) le principe de ce qu’on nomme aux Etats-Unis l’ « academic freedom », principe quasi-constitutionnel de défense intraitable de la liberté d’expression, d’investigation et d’expérimentation au sein de l’université, qui a fait de celle-ci le refuge traditionnel, quasi-sanctuarisé, de l’esprit critique aux Etats-Unis, et 2) la défense et illustration des « Liberal Arts », que l’université française, qui n’aura bientôt plus d’université que le nom, est priée d’abandonner au nom de l’efficacité. Les « Liberal Arts », on le sait, sont les héritiers des arts « libéraux » européens que la vieille université avait vocation d’enseigner aux « hommes libres » (théologie, mathématique, grammaire, rhétorique, astronomie, musique etc). Aujourd’hui, l’enseignement des « liberal arts » dans le monde anglo-saxon reste fidèle à l’idéal de liberté d’un enseignement et d’une recherche qui n’ont d’autres impératifs immédiats que la quête du savoir et l’apprentissage de l’analyse. Les disciplines enseignées à ce titre ont varié dans une certaine mesure mais on y trouve en bonne place la littérature, les langues et cultures étrangères, la philosophie, l’histoire , les sciences politiques, l’anthropologie, les mathématiques non appliquées, la physique, la biologie, l’épistémologie etc…
Les « « Liberal Arts Colleges » sont des établissements de premier cycle ou des formations de 1er cycles intégrées à de vastes ensembles universitaires. On n’y « fabrique » pas des « chômeurs », comme le dit de façon méprisante un blogueur qui critique l’enseignement dispensé à Paris 8 en réaction à la lettre ouverte au Monde d’un certain nombre d’enseignants de Paris 8 datée du 19 novembre (« Les présidents d’université ne parlent pas en notre nom ») ; on tente d’y former des acteurs responsables et critiques de la communauté moderne comme communauté économique et politique. Et parce que les universités américaines sont effectivement autonomes, elles peuvent, dans une certaine mesure, y parvenir. Il en sort des individus ouverts, dont les compétences et le « potentiel multiple » sont reconnus par un certain nombre d’employeurs publics ou privés. Ces étudiants peuvent aussi choisir de poursuivre des études professionnelles (droit, médecine, business, études d’ingénieur, métiers d’éducateurs, écoles d’hôtellerie, …) en entamant un second cycle voire un troisième cycle d’études.
Pour être libres, l’enseignement et la recherche doivent en effet être autonomes, au sens littéral du terme. L’autonomie des universités américaines n’est pas seulement une question de source de financements (même si les universités privées ont effectivement, dans le contexte américain, une marge de liberté intellectuelle plus grande que les universités qui dépendent en partie de la politique des Etats) ; c’est aussi et d’abord une question de mode de gestion et d’auto-régulation. Je ne rentrerai pas ici dans les détails de l’organisation et de la gouvernance de l’université américaine, sinon pour dire qu’elle est à la fois beaucoup plus complexe et beaucoup plus décentralisée que l’université « hyperprésidentialiste » modelée par la LRU. Mais je soulignerai seulement quelques points : les disciplines et champs de recherche sont souverains en matière de constitution de commissions de recrutement de leurs pairs, commissions ad hoc aux travaux et délibérations desquels sont souvent associés les étudiants avancés. Pas d’équivalent du Conseil National des Universités ni non plus d’interférence du président dans la vie « académique » proprement dite. D’où aussi la beaucoup plus grande liberté de circulation entre les disciplines et d’expérimentation non « disciplinaire », qui caractérise l’université américaine.
Véritablement autonomes, l’enseignement et la recherche le sont aussi en ce que les travaux des enseignants-chercheurs et leurs modes de fonctionnement pédagogique sont soumis à la seule évaluation de leurs pairs (c’est ce qu’on appelle la « peer review »), selon des protocoles établis. Programmes et départements sont évalués par des universitaires extérieurs à leur institution, mais émanant de la même discipline ou du même champ de recherche. Les programmes et départements ont même un droit de veto sur le choix des évaluateurs en cas d’hostilité avérée des personnes désignées pour conduire l’évaluation à l’encontre de telle institution, de tel programme, ou de tel ou tel de leurs membres. Ces évaluations ont lieu à un rythme suffisamment espacé (tous les 8 à 10 ans) pour qu’un programme d’enseignement et de recherche ait le temps de s’inventer, de se développer, de s’éprouver, de se corriger, de respirer. A cet égard, la LRU ne diminue en rien la mise sous tutelle de l’enseignement et de la recherche qui caractérise l’organisation de l’enseignement supérieur en France. Elle laisse en place les anciens systèmes d’habilitation des formations et des diplômes dans le cadre des fameux plans quadriennaux, qui soumettent l’ensemble du monde universitaire, personnel administratif compris, à une cadence infernale, étrangère au rythme de la recherche, et qui transforment les enseignants-chercheurs en machines à produire des rapports et des justificatifs au détriment de leur mission d’enseignement et de recherche. Le travail des enseignants-chercheurs va continuer à être évalué par de nouvelles « agences nationales » mises en place par le gouvernement, qui nommera chacun des membres de leurs commissions d’évaluation. Ces nouveaux dispositifs n’augmentent pas, ils diminuent encore un peu plus la liberté et la responsabilité du corps enseignant en matière de pédagogie et de recherche.
La dite « université » française est la survivance (ou la survivante) tronquée, mal aimée, incomprise, réduite à la portion congrue d’un système et d’un idéal d’enseignement qui ont encore cours dans les pays dont on se réclame pour lui porter l’ultime coup de grâce. Or, en révoquant, en fait sinon en droit, le droit à l’expérimentation intellectuelle et scientifique, et en abandonnant toute exigence culturelle collective, on vide de tout sens autre qu’instrumental et cosmétique (donc publicitaire) les concepts éthico-politiques de « liberté » et de « responsabilité » qui figurent au fronton d’une « loi » d’hétéronomie aggravée déguisée en loi d’autonomie.
Anne E. Berger
Centre d’études féminines et d’études de genre, Paris 8
Département d’études romanes, Cornell University