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"Université Paris-14 : la fac descend dans le métro", Rue 89, 06/04/2009

dimanche 12 avril 2009

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Université Paris-14 : la fac descend dans le métro
Par Emilie Delouvrier | Journaliste | 06/04/2009 | 12H18

Un groupe d’enseignants-chercheurs et d’étudiants donne cours aux passagers de la ligne 14 du métro parisien, tous les mercredi après-midi. Initiative pédagogique militante née de la grève, début février, elle constitue une forme originale de mobilisation faisant une large place au dialogue et à l’humour.

«  Bonjour et bienvenue à l’université Paris-14 ! Ne sortez pas vos porte-monnaie, nous n’en voulons pas à votre argent. Accordez nous simplement un peu de votre attention », lance Emile à la cantonade.

Pendant ce temps, ses acolytes vêtus de pancartes « Paris-14, la fac qui bouge » distribuent le programme des conférences ainsi que des tracts aux passagers de la rame un peu surpris et souvent amusés.

L’orateur poursuit son introduction en expliquant que le groupe refuse la « logique productiviste “ des réformes en cours dans l’enseignement supérieur pour y opposer une autre logique, celle de la gratuité et de la collégialité.

Puis un autre orateur prend la parole et commence sa leçon –des plus sérieuses– sur la démocratie dépolitisée. Le professeur est difficilement audible : sa voix est régulièrement couverte par le crissement des roues sur les rails.

Certains passagers tentent d’écouter, tant bien que mal. D’autres gardent leur iPod sur les oreilles mais lisent attentivement les tracts. D’autres encore, curieux, entament la discussion avec les bénévoles de Paris-14 essaimés dans le wagon. Quatre stations plus loin le cours s’achève, deux passagers sortent en disant amicalement : "Merci, bon courage", "bonne initiative".

Le concept allie humour –les visuels des pancartes détournent la signalétique du métro– et idées libertaires. Pour Agathe Keller, chercheuse au CNRS et membre fondatrice de Paris-14 :

«  L’important, c’est de quitter le territoire institutionnalisé d’une université dans laquelle on se reconnaît de moins en moins, c’est de chercher la démocratisation du savoir, l’émancipation. Dans le métro, on a accès à un spectre social très large, et on ouvre un dialogue, une réflexion. Surtout, on est confronté à ce que les passagers peuvent penser de nous, de notre travail, de nos revendications. »

Pour Quentin Lade, étudiant et co-fondateur du projet :

« Les syndicats proposent une lecture de la société en termes d’opposition de classes. On peut aussi voir le savoir comme la construction de représentations partagées. Et se poser la question de : qui partage quoi ? »

Son acolyte Emile Gayoso ajoute : "Il ne faut pas qu’il y ait imposition du savoir, il faut une construction collaborative."

Les passagers entrent dans le débat

Pendant deux heures environ, le groupe navigue de rame en rame et poursuit son programme pédagogique : "L’économie de la connaissance" puis "La crise et l’ordre marchand" et enfin "Le sens des mathématiques". Les cours, formatés pour le métro, durent à peine 20 minutes et sont rédigés librement par chaque professeur bénévole.

Les réactions sont contrastées. Un jeune de 20 ans pousse un cri d’approbation lorsque Marie-José Durand-Richard, enseignante d’Histoire des mathématiques, évoque le décalage entre le prof de maths et "l’élève en quête de sens".

Une mère de famille proteste vivement, expliquant que son fils inscrit à la fac n’a plus cours depuis plus d’un mois : "On leur bourre le mou, il y a une seule chose à faire pour l’avenir, c’est de travailler." Une étudiante de la Sorbonne se plaint d’être prise en otage pendant son temps de transport : "Je trouve ça trop imposant."

Les militants de Paris-14 répondent posément aux questions et objections ; un dialogue s’installe systématiquement, dans une atmosphère bon enfant.

Pour un savoir "inutile"

L’initiative est née au sein d’un master d’histoire et philosophie des sciences de Paris-7. Lors d’une des premières AG de grève, des cours alternatifs avaient été évoqués. Puis deux enseignants-chercheurs et quatre ou cinq étudiants ont lancé l’université de Paris-14 : un blog et des conférences-débat hebdomadaires dans le métro.

Ils ont ensuite été rejoints par d’autres profs ou étudiants. L’objectif premier est d’expliquer au grand public le mouvement des universités pour contrer la lassitude de l’opinion face à une contestation qui dure et face à des médias jugés défaillants.

Paris-14 relève du principe de la fac ‘hors les murs’ -des cours publics dispensés dans la rue- déjà pratiqué par de nombreuses universités. Mais l’originalité réside dans l’ouverture à tous du concept, puisque les militants appellent les passagers du métro à devenir à leur tour professeurs bénévoles :

« Si vous avez un savoir inutile, vous pouvez vous aussi enseigner en téléchargeant le matériel sur notre blog. »

Bien sûr, dans la pratique, les émules viennent uniquement du milieu universitaire.

Les détracteurs de ce genre d’initiatives parleront d’utopie voire d’agitation. Paris-14 est pourtant une illustration très concrète de ce qu’est l’université : des intellectuels soumettent leurs idées au reste de la société pour susciter un dialogue, faire entendre les contradictions.

Et quand une rame de métro devient faculté, des dizaines de citoyens osent soudain exprimer leur point de vue en public.