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« Un directeur d’unité n’a pas à être prévenu de la disparition de son unité » : 3° des « Grands Débats de l’Ehess » consacré au ’démantèlement des organismes de recherche et EPST’(1), le 8/04/09, compte-rendu par Michel Barthélémy, chargé de recherche au CNRS (Centre d’étude des mouvements sociaux - EHESS)

samedi 18 avril 2009, par Elie

Les réformes engagées par le gouvernement dans l’enseignement supérieur et
la recherche provoquent de vastes restructurations qui affectent les
organismes, les établissements et les acteurs de ce champ. Ces
restructurations sont d’autant plus violentes qu’elles sont conduites pour
l’essentiel dans le silence, sans aucune information ni concertation
préalables entre ceux qui les réalisent et ceux appelés à les subir. Ce
qui conduit ces derniers à adopter une posture d’enquête pour appréhender
la manière dont les choses se déroulent. Il s’ensuit une tentative de
décrypter la logique sous-jacente à l’incohérence apparente des décisions
prises pour faire face du mieux possible à leurs conséquences. Ce qui est
loin d’être une tâche facile du fait de la rareté, voire l’absence,
d’informations prodiguées aux intéressés sur les éléments ayant motivé la
décision de désassociation. Diverses questions relatives aux modalités du
« démantèlement » ont été abordées lors de ce débat. Nous en présenterons
les principales dans le texte qui suit(2).

Que recouvre en pratique la question du « démantèlement »(3) des
organismes de recherche ?

La réforme va créer deux types d’UMR (Unité Mixte de Recherche), l’une, la
seule qui existait jusque là, placée sous gestion du Cnrs, l’autre sous
celle de l’université. Il convient d’ajouter aux deux précédentes une
autre structure : l’EaC, ou « Equipe associée Conventionnée ». Elle
concerne les UMR désassociées du Cnrs et auxquelles le Cnrs continue
d’offrir des moyens financiers et en personnel pour permettre leur
fonctionnement pendant une période transitoire.

La désumérisation va fragiliser non seulement le Cnrs, mais également les
universités. Contrairement à une idée reçue, la présence du Cnrs dans les
universités, particulièrement en SHS (Sciences Humaines et Sociales), est
insuffisante. Les 2/3 des chercheurs de ce secteur exercent leur activité
en-dehors d’une UMR. Dans le champ des sciences dures, l’ENS de la rue
d’Ulm repose sur cinq gros laboratoires du Cnrs, dont l’Ecole pourrait
difficilement se passer. Il en va de même pour l’Ehess, qui comprend
plusieurs centaines de chercheurs Cnrs.

L’intérêt de l’existence des UMR, structures mixtes université/organisme,
est d’éviter que les équipes d’accueil et les structures de recherche
universitaires ne soient exclusivement prises entre l’ANR (pour leur
financement sur projets de quatre ans) et l’AERES (pour leur notation). Ce
qui, à terme, pourrait réduire singulièrement leur liberté de décider de
leurs thèmes et objets de recherche en les alignant principalement ou
exclusivement sur les seules thématiques qui sont l’objet d’un financement
par appels d’offres.

L’existence, à terme, de deux types d’UMR, conduit à transformer le type
unique existant jusqu’alors en une simple forme d’organisation parmi deux
possibles, l’une pouvant être facilement substituée à l’autre. Pour
certains, le passage à la gestion par l’université ne changera rien
concrètement pour les équipes de recherche ni pour ceux qui y travaillent.
Pour d’autres, au contraire, c’est le moyen par lequel le démantèlement de
l’organisme va s’effectuer, en vidant l’organisme de sa substance, élément
après élément.

Désassociation : mode d’emploi

Plusieurs témoignages présentés au cours du débat concordent étrangement
quant à leur description du processus qui a touché différentes UMR ayant
fait l’objet d’une désassociation. En effet, les cas présentés à cette
occasion font apparaître une grande analogie dans le déroulement des
faits. Après un classement de l’unité en A ou A+ par l’AERES, des
laboratoires ont appris leur désumérisation en constatant que leur
connexion informatique avec les logiciels de gestion en ligne du Cnrs (ex
 : labintel) avait été coupée. Cette coupure ayant été réalisée sans
notification préalable, et donc sans trace écrite permettant une demande
de justification de la décision. Un responsable d’unité ayant cherché à
joindre les instances compétentes du Cnrs, et après plusieurs courriers
demeurés sans réponse, s’est entendu rapporter les propos d’un
responsable, affirmant qu’« un directeur d’unité n’a pas à être prévenu du
non renouvellement de son unité. Il s’en aperçoit bien »(4). Ce qui
entérine le fait que les responsables du Cnrs ne se croient pas tenus de
justifier leurs décisions sous quelque forme que ce soit, aux personnes
et équipes affectées par leur acte (5).

Les UMR concernées ont par la suite commencé à recevoir des courriers
s’adressant à elles sous l’intitulé d’EaC (6), sans aucune explication.
Or, le problème est que cette structure n’existe pas officiellement (7).
Au surplus, ce statut était prévu pour s’appliquer à des équipes destinées
à devenir des UMR. Or, les douze unités désumérisées et transformées en
EaC étaient toutes des UMR. De son côté, la CPU (8) a pris position contre
le statut des EaC, sur la simple considération que toute équipe comprenant
des chercheurs Cnrs aux côtés d’universitaires constitue de facto une
unité mixte.

Une autre unité s’est vue brutalement désassocier du Cnrs, tout en
demeurant UMR entre un autre organisme et une université, au motif qu’elle
était implantée sur deux sites et qu’elle avait plus de deux tutelles.
Elle a disparu de la base Labintel et est en attente d’un conventionnement
avec le Cnrs. Là encore, les arguments ne sont pas d’ordre scientifique.

La question des agences : le cas de l’AIRD

L’IRD (Institut de Recherche pour le Développement), créé en 1944, est un
organisme dépendant du ministère de la recherche et du ministère des
affaires étrangères. Ses travaux sont centrés sur les grands enjeux du
développement (9). Son démantèlement s’est opéré en deux temps : tout
d’abord un déménagement de Paris à Marseille, effectué en 2008, entraînant
le départ de 75% de son personnel administratif vers d’autres structures
franciliennes. Par ailleurs, l’AIRD, Agence Inter-établissements de
Recherche pour le Développement(10), a été créée en 2006. Elle a vocation
de regrouper les établissements d’enseignement supérieur et de recherche
ayant une activité de recherche et formation pour le développement des
pays du sud (CIRAD, CNRS, CPU, INSERM, IRD et Institut Pasteur). Cette
agence d’objectifs, de programmes et de moyens n’a toujours pas de statut
officiel. Elle reprend les initiales et les thèmes de recherche déjà
traités par l’IRD. Faute de financement propre, elle fonctionne au moyen
d’une ponction effectuée sur la dotation allouée aux unités de recherche
de l’IRD. C’est une agence de moyens sans moyens.

L’IRD est inscrite dans un processus visant à doter l’ensemble des unités
de l’institut d’un statut d’UMR, ne laissant plus aucune unité propre en
son sein, ceci avant de pouvoir désassocier par la suite certaines d’entre
elles. Du reste, le discours tenu à l’IRD est « demain, une seule tutelle
 ». C’est peut-être ce qui attend également le Cnrs.

Comme au Cnrs, on constate par ailleurs un renforcement de la
centralisation, des pouvoirs de la direction générale. Les unités n’ont
aucune autonomie. Les instances paritaires de l’institut sont réduites au
rôle de chambre d’enregistrement. Ce qui est également en train d’arriver
aux instances scientifiques où un pouvoir unilatéral est donné à la
direction, cependant que les instances scientifiques, jamais consultées
sur les questions stratégiques touchant à la vie scientifique de
l’institut, sont en voie de marginalisation. Jusqu’à présent, l’institut
était dirigé par un président et un directeur général. Prochainement, il y
aura un PDG avec des directeurs délégués, en même temps qu’apparaîtra la
fonction de conseiller scientifique, pour accomplir une tâche qui était du
ressort du conseil scientifique et des chefs de départements.

Une observation du point de vue du conseil de département SHS du Cnrs
(futur INSHS)

Une présentation est faite du processus de désassociation tel qu’il
résulte de l’observation de sa mise en oeuvre par le conseil de département
SHS. Il en ressort que le Cnrs s’est donné des contraintes élevées pour la
réalisation de la désassociation des unités. Cela a commencé par la
constitution de deux lignes budgétaires non fongibles entre le Cnrs
agissant soit comme opérateur ou bien en tant qu’agence de moyens. Un
seuil de 40% des ressources budgétaires du département a pu être ainsi
alloué à son fonctionnement en tant qu’agence de moyens. En deuxième lieu,
le Cnrs a décidé arbitrairement qu’une unité ne pouvait pas avoir plus de
deux tutelles. La troisième contrainte est exprimée dans la règle selon
laquelle « c’est celui qui héberge qui gère ».

Brièvement dit, la tactique de désumérisation passe par la mise en FRE
(unité en restructuration) d’une unité classée A ou A+ ; le critère des
multi-tutelles en est l’arme principale. Par ailleurs, l’argument selon
lequel les présidents d’université demandent à gérer directement les
équipes de recherche est inexact, à de rares exceptions près.
Il faut encore signaler que les membres du conseil scientifique du
département n’ont toujours pas eu connaissance de la liste des unités
désumérisées de la vague C, qui ne leur a pas été communiquée.
Selon le secrétaire général du SNCS-FSU, l’affaiblissement constaté des
instances d’évaluation propres au Cnrs dans le cadre de la réforme en
cours repose sur le fait que l’évaluation des unités, dans le contrat
d’objectifs du Cnrs, est entièrement dévolue à l’AERES. L’agence de moyens
est une agence qui pourra affecter du personnel à des unités constituées
par ailleurs. Le personnel des unités ne participera donc plus à
l’élaboration d’un projet de laboratoire. Ce qui remet en cause
l’indépendance de la recherche. Si le personnel des unités n’a plus la
maîtrise de ses projets, les universités gestionnaires des unités seront à
leur tour placées sous la dépendance des agences de financement de la
recherche par projets, telle l’ANR. A ces financements de courte durée
(quatre ans au maximum) correspondront des emplois, en particulier de
chercheurs, en CDD.

Quelques pistes d’actions envisagées

Les participants au débat ont évoqué, pour finir, quelques pistes de « 
résistance » envisageables face à la situation provoquée par les
désassociations. Nous en mentionnons quelques unes ci-après.

- Il serait très utile d’avoir un recensement exhaustif des unités
auxquelles le statut d’EaC aurait été proposé, en regardant pour chacune
d’entre elles comment les choses se sont passées et les procédures
qu’elles mettent en place pour essayer malgré tout de retrouver un statut
et un mode de fonctionnement dignes de ce nom. Il faudrait diffuser très
largement ces informations portant sur les unités désassociées (11).

- Interpeller les directeurs d’unité ainsi que les élus des sections du
comité national sur ce qui est en train de se passer réellement.

- Pousser le système jusqu’à son absurdité : harceler la direction
scientifique et la direction scientifique adjointe. D’abord sous forme de
demandes de rendez-vous pour les forcer à s’expliquer sur le détail des
réformes en cours. Ensuite les harceler par courrier, et donner des mises
en demeure. Tous les chercheurs de ces unités pourraient ainsi exiger un
éclaircissement sur leur statut : ou affectés, ou détachés ou mis à
disposition ? Or la direction n’a pas réfléchi à ce sujet. Pour toutes les
questions techniques, il est possible de procéder par des questions
écrites. Il faut en permanence envoyer des courriers, des demandes qui
exigent des réponses écrites. Il faut exiger des réponses administratives
à tout et discuter de tout, à commencer par les aspects de la convention,
qui est le lien contractuel sous lequel le Cnrs s’engage à donner des
moyens en personnel et en budget aux équipes désumérisées et désormais « 
conventionnées ».

- Souligner les conséquences de la sortie de l’UMR avec le Cnrs quant à la
difficulté qu’il y aura pour les collègues Cnrs à se maintenir dans une
unité fragilisée et à s’engager dans des collaborations de travail avec
des collègues extérieurs au-delà de la durée d’un contrat quadriennal.

La particularité du mouvement actuel est la multiplication des lieux de la
riposte. L’objectif étant de les relier entre eux. Le premier de ces lieux
est le comité national qui, à travers ses sections et ses conseils
scientifiques, a lancé à l’automne dernier la question du maintien de
l’ensemble des disciplines à l’intérieur du Cnrs, sous le nom de « 
continuité thématique ». Le deuxième lieu est le rapprochement en cours
entre le comité national du Cnrs et le conseil national des universités
qui appellent à un retour de l’évaluation des laboratoires et des
personnels dans ces instances élues. Le troisième lieu est celui des
organisations syndicales qui se livrent au travail difficile du
recensement des unités désassociées. Un dernier lieu est la CPU, dont la
division interne est désormais actée.

Enfin, il faut souligner l’absence de relais politique à la lutte des
universitaires qui conduit à la nécessité de reconstruire une éthique de
la recherche pour le long terme. Il faut s’exprimer très largement sur les
sujets faisant problème pour pouvoir obtenir un infléchissement de la
politique en cours (p.e., la critique de la bibliométrie a finalement
permis de remettre en cause sa pertinence (12)).

Commentaires

Les raisons de la colère

Les pratiques de désassociation décrites par les participants au débat
soulèvent la question de l’acceptabilité de ces méthodes brutales,
lesquelles ne sont pas sans évoquer, mutatis mutandis, la manière dont,
dans l’actualité récente, certains salariés ont découvert la fermeture
prochaine de leur entreprise en lisant le journal, ou bien l’ont apprise
sur le site même, énoncée dans une langue étrangère qu’ils ne pratiquent
pas (en anglais à des cols bleus français). Une première question qui
vient alors à l’esprit est celle de savoir si cette manifestation d’une
relation asymétrique, dans laquelle l’un peut ignorer l’autre sans crainte
d’avoir à rendre compte de son attitude, est le lot commun des relations
hiérarchiques au sein des organismes de recherche, qui se trouvent
simplement mises en lumière du fait du conflit qui a pris forme dans ce
milieu habituellement peu revendicatif ? Ce qui, du même coup, révèle que
la collégialité escomptée du fonctionnement des instances de ces
organismes, elle-même découlant de la liberté d’expression reconnue à ses
membres, relèverait du mythe (13). Ou est-ce que, précisément,
l’anticipation voire la crainte de la mobilisation de la communauté des
chercheurs et enseignants-chercheurs a conduit les instances (14) et
agents chargés de la restructuration des unités, des établissements, des
organismes à imposer la loi du silence sur leur action qu’ils savent
contestée et à se conduire en un véritable « comité invisible » ? Cette
profonde marque d’irrespect à l’égard de leurs collègues, membres des
équipes de recherche, de la part de ceux qui décident de leur
désassociation avec le Cnrs, n’est-elle pas la conséquence de ce que cette
décision repose sur l’arbitraire - fondée ultimement sur un rapport de
forces ou une position hiérarchique - et n’est donc pas justifiable sur la
base de critères pouvant être reconnus et partagés, à savoir, s’agissant
d’équipes de recherche, des critères scientifiques ? En tout état de
cause, le procédé employé autorise ipso facto à le penser. Il donne un
avant-goût de l’exercice d’un pouvoir sans contre-pouvoirs réels, donc
sans contrôle local efficace, qui devrait être également la situation des
futurs présidents d’université qui seront issus de la très contestée LRU
(15). Or, c’est précisément en instaurant une situation constituée autour
de cette exigence de justification scientifique explicite (le fameux « 
harcèlement » de la direction scientifique) qu’il y aurait une chance de
contrecarrer ces décisions en montrant publiquement leur absence de
fondement.

Par ailleurs, le nouveau cadre d’exercice de la recherche dans un
environnement précarisé - en ce qui concerne les emplois, mais également
la stabilité des unités de recherche dans le temps et la durée des projets
de recherche - ne signe-t-il pas la mort d’une certaine idée de la
communauté universitaire qui avait prévalu jusque là (16) ? Ceci
résulterait de ce que l’université, dans la perspective des réformes en
cours, n’est plus principalement appelée à produire du savoir et à former
des docteurs, chercheurs et enseignants-chercheurs qui assureront à leur
tour le fonctionnement de ce dispositif de production, de préservation et
de renouvellement critique des connaissances dans le temps, dans « 
l’université des professeurs et des étudiants » (Descombes) reposant sur
une organisation collégiale, mais à adopter un autre format. Il consistait
à pouvoir répondre à une demande de solutions de court terme pour des
problèmes de l’heure (via les financements de la recherche par projets),
et au traitement desquels s’emploierait une docile armée d’intellectuels
précaires en CDD (17). Une évolution qui la rapprocherait d’une entreprise
de biens et de services (18).

La question de l’éthique de la recherche se trouve directement posée à
travers cette question de la composition catégorielle standard à venir des
équipes de formation et de recherche, entre une minorité de statutaires et
un volant de précaires sans cesse renouvelés (les post-doctorants) et à
l’avenir professionnel rendu incertain par le tarissement du recrutement
dans l’ES&R (enseignement supérieur et recherche). Lequel tarissement met
en péril la survie d’un certain nombre de disciplines scientifiques et
d’équipes de recherche. Ce à quoi s’ajoute une question qui n’est pas
simplement de vocabulaire. En effet, à partir du moment où l’on désigne
les universitaires et les chercheurs par les termes de « personnel » ou de
« ressources humaines », on décrit ces derniers à l’aide de termes
distincts de ceux que les membres de cette communauté emploient couramment
pour s’autodésigner et se catégoriser mutuellement, et qui ne rendent donc
pas justice à l’épaisseur des pratiques et des usages qu’emporte cette
catégorisation là. Ce qui rend possible de leur en substituer d’autres,
qu’on voudrait leur voir suivre docilement. Ainsi que l’exprime Descombes
dans le texte déjà cité : « Enfin, et c’est là sans doute que nous
trouvons le casus belli, il est question dans le décret lui-même, et
encore dans le discours de la ministre, d’une « gestion des ressources
humaines concernant les enseignants-chercheurs ». Ainsi, ni
l’administration, qui parle de « personnels », ni la ministre, qui voit
dans les professeurs des « ressources humaines », n’emploient le mot qui
vient le plus naturellement à la bouche des intéressés : « Je suis
professeur à l’université » ».
En somme, ce que génère le décret statutaire, c’est un combat pour la
défense de l’identité collective de ceux et celles qu’il affecte, sous
l’identité d’universitaires, en tant qu’elle est associée à la définition
des missions de recherche et d’enseignement supérieur qui sont dévolues à
ce corps professionnel, alors naturellement intéressé à la préservation
des moyens et du statut lui permettant de remplir sa mission séculaire. Ce
qui n’exclut pas le changement, mais n’autorise toutefois pas de
l’extraire de son cadre institutionnel pour lui en substituer un autre qui
lui est profondément non seulement étranger, mais opposé : le monde de la
culture d’entreprise (19). Or, cela semble être précisément une ambition
du décret statutaire, en ce qu’il met sur le même plan les tâches
d’enseignement, de recherche et d’administration, effectuées par les
universitaires, au lieu de considérer la dernière activité mentionnée
comme une activité annexe, qui vient certes en support des deux
précédentes mais leur demeure malgré tout distincte par nature (20). Or,
c’est à partir de cette confusion que les universitaires perdraient ce qui
fait la spécificité de leurs fonctions pour n’être plus que des « employés
de l’université ».

Faire durer le mouvement en le transformant

Au vu des questions soulevées lors de ce débat, et des précédents, et au
moment où la validation du semestre se pose aux étudiants et aux
universitaires, la question des conditions et modalités de la poursuite de
la mobilisation est désormais ouverte. D’autant que, pour de nombreux
observateurs, la fin du mouvement ne règlerait rien, mais permettrait
simplement le passage de ce contre quoi le mouvement s’est mobilisé (21).
Les témoignages de chercheurs et enseignants-chercheurs portant sur la
façon dont ils ont été et sont confrontés à tel ou tel aspect des réformes
touchant l’ES&R, offrent un matériau inestimable à la description et
l’analyse du mode opératoire de celles-ci. Car, si leurs promoteurs
demeurent discrets sur la stratégie mise en oeuvre, ils n’en agissent pas
moins, et cette action est observable, descriptible et évaluable sinon
dans ses détails constitutifs, du moins dans ses effets par ceux que leurs
décisions concernent. Pour contingent ou anecdotique qu’il puisse paraître
de prime abord, ce niveau d’appréhension est une dimension essentielle,
concrète, de la manière dont la réforme est mise en oeuvre à travers ce
qu’elle produit hic-et-nunc, ce qu’elle remet en cause, ce qu’elle
néglige, de même que ce qu’elle fait émerger progressivement dans le
registre même de l’expérience ordinaire que l’on peut en faire. Ceci étant
appréhendé dans un registre, celui de l’expérience pratique, qui est à la
fois distinct et complémentaire de celui où se situent les discours et
objectifs officiels, les marges d’action des enseignants-chercheurs telles
qu’elles peuvent être déduites des textes règlementaires et législatifs
considérés en eux-mêmes, etc. Mais est plus essentiellement celui vers où
tout converge et où tout prend forme, celui de la réalité quotidienne. Et
un niveau qui devient lui-même communicable à l’ensemble de la communauté
concernée à travers ces témoignages et leur élaboration seconde. Il
devient alors possible d’examiner les traits de la situation problématique
voire conflictuelle générée par les effets variés du processus de réforme
à travers la manière effective dont il est rencontré au quotidien par les
personnes oeuvrant sur les sites concernés, et la façon dont sont appréciés
les changements constatés dans le présent par rapport à la situation
antérieure. Un premier constat que l’on peut faire est que, si l’un des
visages que revêt la réforme dans sa réalisation concrète est celui
rapporté par les participants au débat de ce jour, il devient difficile de
voir dans celle-ci les avantages que certains veulent lui associer par
rapport à la situation précédente. Il est alors également difficile d’y
consentir aveuglément.

Le champ d’expérience de la réforme est alors plus exactement un « lieu »
d’où des problèmes peuvent être identifiés, analysés, critiqués, réparés,
en étant clairement thématisés en relation à une situation où ils peuvent
redonner une prise sur leur situation à ceux qui ont été brutalement
confrontés à leurs effets déstructurants. La mise en commun de ces
expériences quant à la manière appropriée d’y faire face sur le terrain
peut conduire à proposer in fine un regard sur la réforme qui soit
différent de celui que ses promoteurs peuvent en avoir. A cet égard,
l’isolement dans lequel les intéressés ont dû réagir à la situation
nouvelle créée par la désassociation pour essayer « malgré tout de
continuer à faire vivre » leurs équipes et à poursuivre leurs travaux,
souligne l’importance tout autant que la possibilité d’une démarche
solidaire, si la notion de « communauté universitaire » a un sens, de la
part de l’ensemble des UMR envers celles qui ont été ainsi touchées dans
la mesure où ce sont les règles d’organisation et de fonctionnement
reconnues par la communauté qui sont ici visées et mises à mal, à savoir
 : la collégialité et l’examen contradictoire des arguments et des faits.
Une problématique commune peut donc être élaborée à partir de témoignages
croisés qui auront fait apparaître des points communs soulevant une
demande d’explication, de justification, constituant une orientation pour
l’action collective, donnant des outils et critères pour évaluer le « 
phénomène » de la réforme, offrant le moyen d’esquisser des alternatives
« à la base », etc. En bref, le processus de réforme en cours peut
devenir un objet d’étude de plein droit par la communauté de l’ES&R, pour
peu qu’elle organise elle-même la remontée et le partage des informations
pertinentes à ce sujet, faisant de celui-ci l’objet d’une analyse
transdisciplinaire et interdisciplinaire durable. Cette analyse fondée
sur l’expérience partagée et élaborée en commun pourrait alors déboucher
sur une initiative collective, tendant à pointer les aspects négatifs de
la réforme entreprise et à proposer des alternatives. L’adoption d’une
telle ligne de « recherche-action », au demeurant, ne serait pas non plus
incompatible avec la reprise des cours dans les universités, au sens où
elle déplacerait le « « site de la riposte » en échangeant une mesure ne
servant qu’au maintien d’un rapport de forces dans un temps et une
situation données, par une activité d’enquête continue permettant de
constituer une « communauté universitaire » engagée autour de cette tâche
de réflexion collective et publique, dans le cadre de travaux et de
programmes de recherche en particulier, et débouchant sur une
clarification de ses demandes en matière de moyens et d’organisation pour
accomplir au mieux la mission qui est la sienne. Au surplus, l’action en
retour de la communauté, dans ses modalités et ses objectifs
réflexivement liés à la situation qui l’a engendrée, constitue elle-même
un aspect du phénomène à décrire analytiquement. Laquelle analyse
participerait de cette quête d’une refondation de l’éthique pratique de
la recherche, appelée de ses voeux par un participant au débat. Cette
mobilisation de la communauté de l’ES&R donnerait à la notion d’« 
autonomie » un sens tout différent, plus fidèle au fonctionnement
collégial, et plus en accord avec l’acception courante du terme, que
celui que lui octroie la loi LRU. Il s’agit en somme de faire entrer la
réforme et la critique de la réforme visant le monde académique, et
au-delà la vision de la société dont elle est porteuse, dans le
fonctionnement courant des pratiques en vigueur dans l’ES&R en faisant en
sorte qu’elle devienne l’affaire de tous, sans exclusive. Un avatar de la
« ronde des obstinés ».

Notes

(1) EPST, acronyme d’Etablissement Public à caractère Scientifique et
Technologique.

(2) Texte qui, comme les précédents, est sous l’entière responsabilité de
son auteur, assistant au débat en qualité de simple membre du public.

(3) Le terme de « démantèlement » est celui choisi par les organisateurs
du débat. Pour savoir ce qu’il recouvre, on se reportera à l’article de
Ph. Büttgen et M. Espagne qui lui est consacré :
http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article2164

(4) La disparition de l’unité de la base Labintel ayant été pour beaucoup
le signe tangible de cette désassociation.

(5) Parmi ces effets induits par cette décision il convient de mentionner,
outre le profond sentiment d’injustice, la désorganisation des activités
du laboratoire, le fait que la convention d’une équipe désumérisée avec
l’université se limite à une durée de quatre ans, éventuellement
renouvelable au vu des résultats des recherches accomplies dans cette
durée courte, il faut ajouter dans certains cas le blocage des crédits de
base. Ce dernier point conduit les chercheurs à payer de leur poche leurs
frais de déplacement sur le terrain, pour pouvoir mener à bien leurs
travaux.

(6) Pour l’heure, 12 unités ont ainsi découvert qu’elles avaient été
transformées en EaC. Elles présenteraient la caractéristique de compter un
faible nombre de chercheurs rapporté à celui des enseignants-chercheurs.

(7) Une participante de ce débat aura ces mots : « on détruit avant de
créer ». Cependant qu’un autre confirmera : « aujourd’hui il n’existe ni
Institut National des SHS [structure appelée à prendre la suite du
département SHS du Cnrs], ni d’agence de moyens, ni d’EaC. Mais on se
situe purement et simplement dans le virtuel ».

(8) Conférence des Présidents d’Université. http://www.cpu.fr

(9) Cf. Le texte d’annonce de son implantation à Marseille :
http://www.ird.fr/fr/actualites/communiques/2007/cp185.pdf

(10) http://www.aird.fr/

(11) Une première liste, en attente d’être complétée par les membres des
unités concernées, est disponible ici :
http://sos-umr.alter.eu.org/index.php/Liste_des_UMR_d%C3%A9sassoci%C3%A9es

(12) Cf. à ce sujet :
http://www.mathunion.org/publications/report/citationstatistics0/ ;
http://www.collegepublications.co.uk/other/?00009 ; sur le classement de
Shanghai :
http://interdits.net/interdits/index.php?option=com_content&task=view&id=244&Itemid=65

(13) On citera ici Vincent Descombes en étendant ce qu’il dit à propos
des universitaires aux chercheurs des organismes : « les établissements
français ont perdu depuis longtemps la réalité d’un gouvernement
collégial. Le présent mouvement de rejet des projets ministériels paraît
bien représenter une réaction défensive pour sauver ce qui nous restait
encore d’une dignité universitaire. Une dignité qui, dans la conscience
des universitaires, s’attache moins à tel ou tel établissement qu’au corps
enseignant national dans son ensemble », cf.
http://www.laviedesidees.fr/L-identite-collective-d-un-corps.html?decoupe_recherche=descombes

(14) Notamment la Direction des Partenariats au Cnrs.

(15) Voir sur ce point http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=52583

(16) Je citerai de nouveau Descombes à ce propos : « le projet de décret
n’est nullement un projet de « réforme » et n’a nullement pour objectif de
rétablir l’université dans sa mission, c’est un projet de « mutation », et
c’est justement cela, lorsqu’on s’en est rendu compte, qui a provoqué le
rejet collectif. » (art.cit.) J’ajouterai que cette communauté peut être
une « communauté imaginée », elle n’en reste pas moins un cadre
mobilisable pour l’action collective, ainsi que le mouvement actuel en
fait la démonstration. Mais on peut se demander si la « réforme-mutation »
actuelle ne vise pas, entre autres, à la rendre indisponible à l’avenir ?

(17) Pour un plus ample éclairage sur ce point, cf.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/l-universite-en-crise-2-la-53070

(18) Une crainte que l’on retrouve exprimée de manière condensée dans un
des mots d’ordre du mouvement actuel : « l’université n’est pas une
entreprise, le savoir n’est pas une marchandise ». Ce dont un texte
parodique tire les conséquences en parlant d’ « entreprises d’enseignement
supérieur et de recherche », cf.
http://www.mediapart.fr/club/edition/observatoire-des-reformes-des-systemes-de-formation-enseignement-et-recherche/article-77

(19) Ce qui est l’argument central du texte de Descombes.

(20) Je me réfère une fois encore ici à un point mis en exergue par
Descombes.

(21) On se reportera aux critiques du décret statutaire et de la loi LRU
 : http://www.qsf.fr/index.php?page=accueil