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L’usine à gaz de la réforme universitaire - Pierre Jourde, NouvelObs.com, blog "Confitures de culture", 21 septembre 2009

lundi 21 septembre 2009, par Laurence

En ces temps de rentrée, j’aimerais revenir sur le sujet agaçant de l’évaluation des universitaires. Je l’ai déjà écrit, il y a peu de professions où l’on soit aussi sévèrement sélectionné et évalué. Tout universitaire l’est à plusieurs reprises au cours de sa carrière, par plusieurs instances différentes : pour obtenir ses diplômes et concours, férocement sélectifs, pour être recruté, pour passer à un grade supérieur, pour progresser dans sa carrière, pour obtenir des congés pour recherche ou des détachements. En outre, la production globale de la recherche universitaire en France est énorme compte tenu des conditions matérielles dans lesquelles elle se réalise et de la pesanteur croissante des obligations administratives accumulées par une administration en délire, qui produit continûment des inventions bureaucratiques.

Si l’on considère tous ces facteurs, l’obsession de l’évaluation est purement idéologique. C’est l’application aveugle de préjugés sur le métier d’universitaire, sans connaissance de la réalité, et de marottes intellectuelles à la mode, sans réflexion sur leurs conséquences pragmatiques. Le caractère commun à la plupart des réformes entreprises dans ce pays est en effet qu’elles sont dépourvues de tout pragmatisme, partent d’une ignorance profonde du terrain et plaquent des abstractions sur des réalités humaines. Cela fait, régulièrement, des ravages. Après quoi, comme cela ne marche pas, évidemment, on pond une autre réforme, on empile texte sur texte, sans réaliser que l’entassement de ces réformes est l’un des plus sûrs moyens d’enlever toute efficacité aux services publics.

Demandez aux juges ou aux médecins hospitaliers, qui croulent sous les textes accumulés et les tâches administratives sans cesse croissantes, ce qu’ils en pensent. Sous prétexte de rendre les services publics plus efficaces, l’obésité bureaucratique les alourdit jusqu’à la paralysie. Naguère, une plaisanterie récurrente comparait le système éducatif français à l’armée rouge. Les effectifs étaient du même ordre. Il serait encore plus juste de dire que l’éducation nationale et l’enseignement supérieur réunis offrent désormais un bon équivalent de la défunte bureaucratie soviétique : un système étouffant, hermétique, à la complexité délirante, où l’on traque le moindre espace libre et non réglementé, où l’on produit continûment des rapports rédigés dans l’idiome clérical de rigueur.

Comment évaluera-t-on désormais la recherche universitaire ? Pour mesurer l’importance des publications d’un chercheur, l’AERES, l’agence chargée de cette évaluation, met au point des grilles particulièrement complexes. (Sur les aberrations de l’AERES, voir l’article « L’évaluation et les listes de revues », par F. Audier, dans La vie des idées de septembre 2009.) Les produire, puis les remplir, prend un temps que l’on pourrait utilement occuper à autre chose. Mais on a l’habitude, on ne fait plus que ça. Sous couvert de liberté et d’autonomie, l’état français est obsédé par le contrôle. Il existait jusqu’à présent un moyen permettant à un individu normalement cortiqué de se rendre rapidement compte du travail d’un chercheur, c’est le CV assorti d’une bibliographie. Il était urgent de changer tout cela et d’inventer de nouvelles sortes de documents administratifs.

J’ai récemment tenté de remplir ces grilles, et mes publications rentrent difficilement dans des cadres qui ne correspondent pas à la diversité de la réalité. L’instrument est inadapté, mais peu importe, tout cela est fait dans un but bien précis : au lieu de prendre connaissance des publications, ce qui permet d’évaluer la qualité d’une recherche, il s’agit, dans cette logique, d’automatiser l’évaluation du travail, sur des bases purement arithmétiques : vous avez publié tant d’articles dans des revues de telle sorte ? Vous êtes bon pour une promotion. Dans ce cas, désormais, si j’éprouve le besoin d’une promotion, je sais ce qui me reste à faire : je publierai dans quinze revues différentes quinze fois le même article, avec un titre différent et quelques toilettages de détail. Cela ne sera pas très difficile à réaliser et peu de gens s’en apercevront. Je n’aurai pas du tout fait avancer la recherche, mais ma grille d’évaluation se trouvera bien garnie.

En revanche, je ne me risquerai surtout pas à travailler quatre ou cinq ans à une recherche de fond, à la rédaction d’un livre qui pourrait faire réellement progresser la connaissance, ce serait, dans le dispositif actuel, très mauvais pour ma carrière. Ce dont on pourrait éventuellement conclure que toute cette construction réglementaire destinée à mener à bien une évaluation qui existe déjà (construction destinée en réalité, à faire croire au bon peuple qu’on va enfin obliger les universitaires à travailler, puisque tout le monde est bien convaincu qu’ils ne fichent rien) est en fait le meilleur moyen de détruire la recherche au profit d’un carriérisme stérile.

On s’est avisé en haut lieu de l’absurdité de ces évaluations purement quantitatives. Il est donc question de procéder autrement. Le CNU, Conseil National des Universités, est une instance nationale collégiale, qui est déjà chargée d’évaluer les universitaires, lorsqu’ils ont besoin d’une promotion et d’un recrutement (mais oui, l’évaluation par des instances nationales, ça existait déjà, mais il était urgent de redoubler et de compliquer encore le système). C’est déjà un gros travail. D’ici quelque temps, le CNU devra évaluer systématiquement tous les dossiers de tous les universitaires, sur des bases qualitatives, et non pas mécaniques. Ce qui représente une tâche monstrueuse, et parfaitement inutile, puisque l’évaluation était déjà effectuée, au coup par coup, lorsque le besoin s’en faisait sentir. Pour réaliser cette tâche, et indemniser les membres du CNU qui vont crouler sous les dossiers (par conséquent ne plus faire de recherche), il faut évidemment dégager un budget considérable. Il permettra d’indemniser un professeur d’université membre du CNU à peu près au tarif horaire d’une femme de ménage. Et voilà comment en France, avec d’excellentes idées bien mijotées dans l’irréalité d’un cabinet ministériel, on fabrique, comme d’habitude, une usine à gaz aussi coûteuse qu’improductive, sans parler de la dilapidation d’énergie.

Tous les universitaires ne cessent de crier qu’ils ont besoin de temps pour chercher, et que la bureaucratisation du métier dévore tout ce temps, mais nul ne les entend, comme si un mal dénoncé par tous n’existait pas, ne constituait pas même un problème. Normal : la machine bureaucratique a besoin de se justifier à elle-même son existence. Elle n’existe pas pour résoudre les problèmes. La réalité concrète n’est pas son affaire. Il s’agit de fabriquer une sorte d’univers virtuel, où les projets et les rapports laissent supposer aux autorités que la machine tourne et produit quelque chose.

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