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Quelle école voulons-nous ? - Jérôme Ceccaldi, La Revue des Livres n°14, nov-déc. 2009 (15 novembre 2009)

lundi 16 novembre 2009, par Laurence

À propos de Christian Baudelot et Roger Establet, L’Élitisme républicain. L’École française à l’épreuve des comparaisons internationales ; et de Charlotte Nordmann, La Fabrique de l’impuissance 2. L’École entre domination et émancipation.

L’école est aussi, plus souvent peut-être que l’on ne serait porté à croire, un lieu de douceur et de plaisir : lieu de rencontres heureuses et productives, entre élèves, enseignants et objets d’étude et d’apprentissage ; lieu qui permet d’accéder à d’autres normes et à d’autres manières d’agir et de penser ; lieu qui permet l’« encapacitation » individuelle et collective. Mais les moments de plaisir et d’encapacitation dont l’école est le lieu ne sont pas « codés » par les structures scolaires et sont autant d’expériences locales qui, faute d’« enregistrement », ne constituent pas l’école comme institution. Dans un contexte où émerge ce que l’on a appelé le « capitalisme cognitif », c’est à la critique de l’école comme institution, vouée essentiellement, non pas par nécessité mais de fait, à la production et à la reproduction de la domination et des hiérarchies sociales, que s’intéresse le présent article – à travers notamment l’examen des termes de la critique de « l’élitisme républicain » proposée par Christian Baudelot et Roger Establet –, avec pour préoccupation de soutenir tous ceux qui au sein de l’école travaillent à favoriser l’émancipation individuelle et collective, et à faire école de ces expériences locales.

S’agissant de l’école, il y a, au commencement, cette évidence radicale, trop radicalement sensible pour percer la couche logique des discours établis : personne n’aime l’école, mis à part ceux qui ne la subissent pas. D’un amour véritable, s’entend, cette « joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », dirait Spinoza, ce passage à une puissance supérieure. Polémiqueurs de tout bord, républicains, pédagogues, gouvernements, syndicats, enseignants, tous les adultes sérieux veulent, par amour, la réformer à leur manière, la restaurer, la moderniser, y investir, mais tous négligent une réalité brute, honteuse, inavouable : le refus de l’école, chez les premiers concernés, les scolarisés eux-mêmes. Quand elle ne brûle pas, comme pendant les émeutes de l’hiver 2005, l’école fuit de toutes parts, au sens deleuzien du terme, au sens où une machine sociale peut fuir, quand elle opprime les machines désirantes qu’elle enserre. Les bons élèves n’aiment pas l’école, ils aiment les bonnes notes, nuance de taille, ces gratifications symboliques où se cristallisent, ensemble, passion narcissique, recherche des honneurs, goût de la compétition, qui garantissent les meilleures positions sociales et calment l’angoisse liée à l’exigence abstraite de « réussite ». Et il suffit d’avoir vu une seule fois la mine réjouie d’un élève, bon ou mauvais, à l’annonce d’un cours supprimé, d’un enseignant malade ou d’une grève de profs pour être convaincu de l’existence d’un malaise. À l’absentéisme, l’indiscipline, la mauvaise volonté s’ajoutent les grèves chroniques, épreuves du feu politique, qui permettent aussi de faire « péter » les cours. Non, nous ne sommes pas dans une usine, aux plus belles heures de la taylorisation abrutissante et des stratégies de résistance ouvrière, nous sommes à l’école. Imperméabilité totale : « I would prefer not to. » En dehors des incendies cathartiques et des débrayages libératoires, nos élèves se comportent souvent comme le héros de Melville, modeste employé de bureau qui oppose à tous les ordres qu’il reçoit un refus poli mais obstiné. Mais tout ça n’existe pas, et il faut continuer à améliorer une machine à produire de la tristesse et des fausses joies.

De même, dans le champ de la théorie, tout le monde veut changer l’école, propose son diagnostic et son remède, mais le niveau critique des discours s’est globalement effondré depuis les années 1960-1970, et rares sont les analyses qui atteignent la radicalité dont aurait besoin une politique d’émancipation pour notre temps. Radicalité signifiant ici non pas posture révolutionnaire de surenchère, mais repérage des points aveugles, des habitus mentaux, des impensés, qui ont pour effet de naturaliser une institution qui n’a rien de naturel.

Il y a deux raisons, à nos yeux, de reprendre à nouveaux frais la tâche d’une critique radicale de l’école, initiée historiquement par le marxisme et l’anarchisme, contemporains tous deux de la subsomption totale de la société sous le gouvernement scolaire. En premier lieu, aborder la politique en termes d’émancipation, et non de gestion du réel, c’est nécessairement réfléchir à l’institution par laquelle se fait, sur de longues années, une bonne part de la socialisation et de l’imprégnation culturelle. Il est curieux de constater que le désir de révolution de certains s’arrête souvent aux portes de l’école, et reste incapable d’agencer d’autres énoncés que la demande de moyens financiers supplémentaires. Quand la totalité d’une société, en effet, transite par le long tunnel de la scolarisation obligatoire, c’est bien la société elle-même que l’école produit. Il est urgent, ensuite, de réinvestir le lieu commun de l’articulation entre école et économie. À l’heure où le vieux capitalisme industriel est travaillé par de nouveaux modes de valorisation, par l’émergence d’un nouveau système d’accumulation fondé de plus en plus sur l’exploitation des capacités cognitives des travailleurs (intelligence, invention, attention, affects), où l’on parle d’économie de la connaissance, de capitalisme cognitif, l’école devient un espace stratégique pour l’initiative capitaliste, un lieu où se joue, encore et toujours, mais dans des termes différents, l’avenir même du projet d’accumulation.

Sur ces deux points, les livres qui sont l’objet de ce compte rendu nous renseignent diversement. L’ouvrage de Charlotte Nordmann est précieux par sa manière de renouveler et relancer une approche radicale. Celui de Christian Baudelot et Roger Establet excite la curiosité, mais, rapidement, déçoit et laisse perplexe.

De saint Marx à saint PISA

L’Élitisme républicain, l’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, est le dernier ouvrage en date de Christian Baudelot et Roger Establet, deux sociologues dont l’intérêt pour l’école, depuis presque quarante ans, ne s’est jamais démenti. C’est en 1971 que paraît, en effet, leur premier ouvrage, L’École capitaliste en France. Mais entre 1971 et 2009, le contraste est saisissant. En 1971, nos deux auteurs critiquent une école trop adaptée aux besoins de l’économie capitaliste, un insupportable « appareil idéologique d’État », qui assure la reproduction des rapports de production, en inculquant l’idéologie bourgeoise, et en se structurant autour de deux réseaux de scolarisation étanches (secondaire-supérieur pour la bourgeoisie et ses alliés, primaire-professionnel, pour le prolétariat) ; en 2009, ils déplorent, à l’inverse, son insuffisante adaptation à la nouvelle économie de la connaissance, et appellent clairement, dès l’introduction, à « mettre fin à un formidable gâchis de capital humain ». La thèse est la suivante : les évaluations PISA, mises en place à l’échelle internationale depuis2000, mettent en évidence l’archaïsme d’un système français qui produit une masse importante d’élèves en échec, et une élite bien trop faible numériquement par rapport aux besoins en cerveaux de la nouvelle économie. Massifier l’élite et élever le niveau de la masse, comme y parviennent si bien la Finlande ou la Corée du Sud, tel est l’objectif d’une possible réforme, qui parviendrait à concilier justice sociale et efficacité économique.

Ce n’est pas tellement au regard de leur marxisme originel, élaboré en son temps dans l’officine althussérienne, et dont il ne reste strictement rien aujourd’hui, que le livre déçoit. Ce marxisme-là, il n’est pas nécessaire d’en être nostalgique. Relevant d’une posture surplombante, caractéristique de l’intellectuel universel critiqué par Foucault, il assénait un discours de vérité totalement étranger aux subjectivités réelles des scolarisés, voire aux processus de subjectivation qui traversaient les luttes des années1970. À la même époque, le texte du collectif « L’École en lutte », issu du mouvement de l’Autonomie, procède d’une tout autre démarche, en proposant son analyse des luttes de1973 : « Aux idéologues des deux réseaux qui voient l’école former des bourgeois dans la filière secondaire-supérieur, et des prolétaires dans la filière primaire-professionnel, la force de travail en formation oppose l’unité de sa haine à l’école.[…] L’école a autre chose à faire que de véhiculer l’idéologie dominante. D’autres lieux d’émission l’ont déchargée de cette fonction […]. Elle a un rôle tout à fait matériel : elle fabrique la force de travail, et ce n’est pas aux valeurs qu’elle forge son adhésion, mais au travail tout simplement. Elle habitue les gens à travailler et si possible sur n’importe quoi (c’est le bonheur de la pluridisciplinarité) pour les rendre adaptables à n’importe quel événement productif. […] Le refus, dès l’école, de la productivité du travail a un contenu beaucoup plus prolétaire que la culpabilité pathétique de ceux que tourmente encore le mythe de l’étudiant chien de garde, futur suppôt de la bourgeoisie. »

Ce qui est troublant, c’est plutôt la congruence parfaite de la thèse du livre avec cet appel répété à la modernisation et à la performance qui sous-tend l’ensemble des réformes actuelles, de la maternelle à l’université. Dans les deux cas, c’est bien au nom de l’économie de la connaissance, et de ses besoins, que l’on martèle la nécessité de réformer : « les transformations de l’économie exigent des élites plus nombreuses et des qualifications toujours plus élevées pour l’ensemble de la population » (p.14), « système insuffisamment efficace pour former les hommes et les femmes qualifiés dont l’économie moderne a plus que jamais besoin » (p.39), « la nécessité d’un tronc commun assurant à tous une formation minimale est une nécessité économique » (p.113). Xavier Darcos ne disait pas autre chose pour défendre sa réformedu lycée : gouvernance et performance « sont au coeur de la stratégie de Lisbonne en 2000 pour édifier cette Europe de la connaissance dont nous avons tant besoin dans le contexte actuel ».

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