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Faire place aux résultats des recherches sur la formation des enseignants - Roland Goigoux, Le Café pédagogique, 5 janvier 2010

mardi 5 janvier 2010, par Jean-Pierre

"Il nous semble paradoxal de constater que les débats conduits à l’université sur l’avenir de la formation des enseignants ne font pas état des recherches universitaires réalisées sur ce sujet". Professeur à l’université Blaise Pascal, Roland Goigoux rend compte d’un colloque et d’un ouvrage sur la formation des nouveaux enseignants. Entre savoirs théoriques et pratiques, c’est la question de l’alternance et de la position des formateurs qui est interrogée. "Quelles sont les formes pédagogiques les plus appropriées à la formation d’adultes déjà longuement scolarisés et formés à l’université ?"


Il nous semble paradoxal de constater que les débats conduits à l’université sur l’avenir de la formation des enseignants ne font pas état des recherches universitaires réalisées sur ce sujet. Par exemple celles qui portent sur les publics auxquels sont adressées les formations professionnelles et sur leurs apprentissages professionnels.

Nous défendrons ici l’idée que la réflexion collective sur les contenus et les modalités des futurs masters consacrés aux métiers de l’enseignement serait plus pertinente si elle prenait en compte les caractéristiques du développement professionnel des débutants, les dynamiques de leurs apprentissages et de leurs transformations identitaires.

Dans cet esprit, notre laboratoire de recherche sur l’enseignement (PAEDI, Université Blaise Pascal, EA 4281) a organisé en décembre 2008 un colloque (1) qui donne lieu, un an plus tard, à la publication d’un ouvrage aux Presses Universitaires Blaise Pascal : Les parcours de formation des enseignants débutants (Goigoux, Ria et Toczek-Capelle, 2009). Sans prétendre synthétiser les résultats des seize recherches sélectionnées à cette occasion, nous voudrions nous attarder sur quatre pistes qui nous semblent s’en dégager. Et qui sont autant de contributions aux débats actuels.


Régularités et invariants du développement professionnel

L’ouvrage que nous publions s’intéresse aux régularités observées dans le développement professionnel des nouveaux enseignants examine la possibilité d’en tirer des conséquences pour améliorer la formation.

Si le concept de professionnalisation indique une intention sociale (celle de l’institution scolaire), celui de développement professionnel évoque plutôt une dynamique personnelle, alimentée par les situations de formation et d’enseignement que les professeurs rencontrent. Selon la majorité des auteurs, ce développement résulte d’un débat entre trois composantes : soi, l’institution scolaire et les pairs (les collègues du débutant). Lorsque les normes et modèles de l’institution sont en décalage avec ceux véhiculés par les enseignants en exercice, les débutants sont placés devant des dilemmes, surtout s’ils jugent qu’un professionnel est, par définition, « quelqu’un qui respecte dans sa pratique les procédures et les normes établies par la profession » (Bourdoncle). Ainsi par exemple, dans l’étude de Daguzon, les professeurs des écoles stagiaires (PE2), distinguent une prescription maximale et exigeante, un idéal qu’ils évoquent en parlant de « ce qu’il faut faire en théorie », et une prescription minimale, moins exigeante mais plus réaliste qui représente le seuil d’entrée dans le professionnalisme. C’est pourquoi les stages en responsabilité apparaissent comme l’élément essentiel de leur formation initiale : ils confrontent la prescription secondaire, celle de l’institut de formation, à la réalité du métier. Le passage de l’une à l’autre s’effectue à travers le filtre des actes convenus que l’histoire de leur métier a retenus et que leurs collègues expérimentés incarnent. Cet intercalaire social, qu’Yves Clot nomme le genre professionnel, les aide à trier, à opérationnaliser et à réorganiser les éléments des multiples prescriptions primaires et secondaires qui leur sont adressées, en un mot à redéfinir les tâches qu’ils se donnent à eux-mêmes.

Plusieurs recherches indiquent que les professeurs des écoles débutants partagent progressivement non seulement les conceptions mais aussi les interrogations et les préoccupations de leurs collègues en exercice, ce qui fonde leur sentiment d’appartenance au collectif. Partager des questions, même sans leur apporter des réponses identiques, contribue à faciliter leur construction identitaire. Ces questions ou problèmes professionnels, ainsi que les principes élaborés par les débutants pour les résoudre, sont inventoriés dans les chapitres de ce volume consacrés à l’enseignement primaire. En voici une brève synthèse.

Le premier problème, mis en évidence par toutes les recherches, est la nécessité de « tenir sa classe » et de « faire autorité ». La reconnaissance qui en découle provient à la fois des élèves, des collègues et des parents : elle fonde le sentiment de professionnalisme qui se forge à l’occasion des premières expériences de responsabilité de classe. Contrairement aux professeurs de lycée et collège dont la réussite au concours enclenche la reconnaissance institutionnelle, le professeur des écoles n’obtient avec le concours que le droit d’entrer en formation. La reconnaissance professionnelle viendra ensuite et sera déterminée par sa capacité à « faire classe », à la différence des enseignants-stagiaires du second degré dont le sentiment de devenir un professionnel passe par la confirmation, donnée par la réussite au concours, d’être un spécialiste de sa discipline. Ceci explique la profonde différence d’ancrage temporel de la professionnalisation entre second et premier degré. Et cela permet d’anticiper les difficultés que pourrait générer la réforme de la formation des enseignants si elle retardait les premières expériences en responsabilité : un étudiant parviendra-t-il à adopter en stage la posture d’un professionnel et à réaliser les apprentissages qui en découlent s’il est privé de la part de légitimité que lui confère aujourd’hui la réussite au concours de recrutement ?

Le second problème commun aux professeurs des écoles débutants est celui du règlement des tensions, voire des contradictions, dans la conduite de la classe entre les logiques d’apprentissage d’une part et les logiques de socialisation d’autre part. Lorsqu’ils enseignent dans des conditions difficiles, les débutants sont avant tout préoccupés par l’installation d’une « paix scolaire » que Butlen et al. présentent comme le résultat de la combinaison de « la paix sociale » et de « l’adhésion au projet d’enseignement du professeur ». Il s’agit d’établir et de faire accepter par les élèves des règles de fonctionnement permettant d’obtenir le calme, le contrôle des prises de paroles et un climat de sécurité, tout en parvenant à les enrôler rapidement et sans trop de résistance dans les tâches scolaires. Cette paix scolaire cependant est parfois obtenue grâce au respect d’une certaine « discipline » sans être accompagnée d’une adhésion des élèves au projet d’enseignement. Les débutants apprennent alors à anticiper la lassitude des élèves en réduisant leurs exigences ou en raccourcissant les temps d’activité. Pour obtenir la paix scolaire, ils ont recours à de gestes professionnels inventoriés par les chercheurs : maintenir constamment la « pression » sur les élèves, maintenir un rythme de travail soutenu, maintenir l’adhésion des élèves en ménageant une place à chacun, garder le contact avec les élèves en restant très proche de leurs formulations, etc. Rares sont les débutants cependant, lorsqu’ils exercent en milieux difficiles, qui obtiennent l’adhésion des élèves à leur projet d’enseignement sans réviser leurs ambitions à la baisse.

Lorsqu’ils exercent dans des situations moins difficiles, les débutants s’efforcent progressivement de satisfaire d’autres exigences et d’affronter d’autres problèmes. Ils cherchent à avancer dans le programme et à enchaîner les séquences didactiques en se basant sur ce que la majorité des élèves semble capable de « suivre ». Ils veulent mettre les élèves au travail et, si possible, « en activité », c’est-à-dire dépasser la simple occupation pour atteindre une activité constructive du point de vue des apprentissages. Les critères retenus pour évaluer la réussite de cette entreprise sont la participation des élèves aux échanges en classe et le maintien de leur attention tout au long des séances didactiques.

Ce n’est que plus tard, lorsqu’ils auront réglé les principaux problèmes de conduite de classe, que les débutants parviendront à vérifier si l’enseignement dispensé débouche bien sur les apprentissages visés, voire à différencier leur enseignement. Ils découvriront alors de nouvelles interrogations telles que : comment concilier l’avancée du temps didactique avec le respect de la parole enfantine ? Comment motiver les élèves sans les détourner des enjeux des apprentissages ? Comment conduire la classe sans se fixer sur un niveau moyen qui exclut les plus faibles ? Comment favoriser l’activité des élèves sans dénaturer les objets de savoir ?

Une question que le colloque n’a pas élucidée porte sur les invariants de ce développement professionnel. Peut-on vraiment parler d’ordre entre des étapes développementales ? Tous les débutants vont-ils progressivement d’une maîtrise de la conduite de leur groupe-classe vers la prise en compte des différences interindividuelles dans les apprentissages en passant par la maîtrise progressive de leur planification didactique et l’acquisition des gestes professionnels de régulation du déroulement de la tâche et de l’activité des élèves ? Si c’était le cas, cela remettrait en question les scénarios de formation qui commencent par la fin, c’est-à-dire qui ont des exigences trop précoces, ceux qui demandent aux débutants de s’intéresser au traitement des erreurs de leurs élèves avant de leur apprendre à réguler l’attention de ceux-ci lors des phases d’enseignement. Même les enseignants chevronnés ne régulent que rarement leur activité en prenant des informations sur les procédures utilisées par leurs élèves : le plus souvent ils ne traitent que des indices comportementaux (indices attentionnels) et se basent sur la proportion des réussites aux questions posées.

En d’autres termes, une part des critiques adressées aux formateurs semble relever d’un excès d’ambition : si l’on attend trop et trop tôt d’un débutant, ne prend-on pas le risque de le renvoyer à une impuissance démobilisatrice ?

Cette question est d’autant plus vive que toutes les recherches indiquent que l’expérience de la responsabilité d’une classe est ressentie comme une épreuve, au double sens de rite initiatique et de souffrance engendrée, accompagnée d’une angoisse de la validation. Cette expérience est suffisamment douloureuse pour expliquer une part de l’agressivité des stagiaires à l’égard de ceux qui l’incarnent, les formateurs des IUFM. D’autant qu’ils déplorent de ne pas connaître les critères qui organisent le jugement porté sur leur activité, voire leur personne, par leurs tuteurs, leurs formateurs ou leurs supérieurs hiérarchiques et qu’ils ont parfois le sentiment de devoir répondre à des attentes contradictoires. L’épreuve de la prise de responsabilité ou de poste s’accompagne du sentiment de « ne pas être prêt », de « ne pas savoir faire », qui est aisément attribué à formation jugée insuffisante. Elle ne peut contribuer à un développement professionnel harmonieux que si elle est franchie avec succès.

Ceci implique que les conseils apportés lors des stages soient adaptés et que les enseignements délivrés à l’institut soient ajustés aux compétences présentes des stagiaires. Faute de quoi ces enseignements peuvent être jugés passionnants par les uns et inutiles par les autres. En d’autres termes, les mêmes formations produisent des effets très différents sur les enseignants débutants selon leur niveau initial. Certains rejettent fortement les prescriptions secondaires (celles de l’IUFM) et renoncent à l’idéal pédagogique promu par l’institut de formation. D’autres, refusant les compromis qu’implique la pratique, en restent à l’idéal et ajournent leur passage à l’acte pédagogique : ils tergiversent et ne s’engagent pas vraiment dans le travail. D’autres encore, fort heureusement les plus nombreux, s’engagent dans une redéfinition de leur tâche sans perdre de vue un idéal à long terme. Celui-ci constitue alors un repère qui les aide à prendre des risques, à s’engager sur le chemin de l’élaboration de leur propre pratique.

La solution, une fois encore, consiste à chercher à définir, pour chaque public en formation, où se situe le potentiel de développement de chacun. Tâche extrêmement difficile qui pourrait être facilitée par la lecture des résultats des recherches qui portent sur les préoccupations des débutants dont nous avons dit qu’elles étaient simultanément orientées dans trois directions :

- vers eux-mêmes (d’une part leur posture, leur identité, leur estime de soi, leur bien-être et, d’autre part, leurs scénarios didactiques et le déroulement des tâches prévues)

- vers les élèves (le groupe, l’enrôlement dans les tâches, le maintien de l’attention et de l’action, la réussite aux tâches, les procédures et erreurs des élèves)

- vers les autres professionnels (le conseiller, l’inspecteur, les collègues, les parents, etc.)

Ces recherches publiées peuvent être une source précieuse d’information pour les formateurs à condition que ceux-ci ne cherchent pas à s’ajuster trop étroitement aux compétences des débutants. Ce serait alors un défaut d’ambition qui leur serait fort justement reproché.

Transmettre ou construire des savoirs professionnels ?

Le second débat porte sur la manière dont les débutants acquièrent leurs savoirs professionnels. Ce débat fait écho aux controverses entre stagiaires et formateurs, par exemple sur l’importance à accorder, durant les temps de formation à l’IUFM, aux échanges entre stagiaires et à la mutualisation de leurs expériences.

Carole, une jeune professeur de Lettres dont les propos ont été retranscrits par Marie-Laure Elalouf, manifeste ainsi, par exemple, son désaccord : « Ce qui m’a beaucoup gênée à l’IUFM / c’est cette conception de l’enseignement qu’on met en commun avec autrui toutes ses difficultés / on essaie de faire émerger des solutions / moi / je me sens beaucoup plus en confiance si j’ai un maître qui me dit moi je fais comme ça. »

Cet avis, même s’il n’est pas partagé par tous les néo-titulaires, fait écho à plusieurs questions que didacticiens, pédagogues et sociologues abordent dans notre ouvrage :

- les connaissances professionnelles sont-elles véritablement plus solides si elles sont élaborées au terme d’échanges entre novices plutôt que transmises par des professeurs expérimentés ? Quelle part doit-on accorder à la construction ou à la transmission de connaissance en formation professionnelle ? Et pourquoi le débat sur « ce qui se transmet » et « ce qui se construit », vif dans le champ de l’enseignement, est-il absent dans le champ de la formation ?

- quelles sont les formes pédagogiques les plus appropriées à la formation d’adultes déjà longuement scolarisés et formés à l’université ? Pour mieux faire comprendre leurs propositions, les formateurs ont parfois recours avec leurs étudiants à des formes pédagogiques analogues à celles qu’ils voudraient que ceux-ci utilisent avec leurs jeunes élèves : cette quête d’isomorphisme ne produit-elle pas un effet préjudiciable aux apprentissages professionnels ?

- qu’est-ce qui justifie le refus de certains formateurs de présenter des réponses concrètes aux questions que les jeunes professeurs leur posent ? La dénonciation de ce qui est présenté comme une demande de « recettes » n’est-elle pas le signe d’un manque de confiance dans leurs capacités de distanciation ?

Précisons avant d’aller plus loin que nous ne sacralisons pas la parole des acteurs, formés ou formateurs : le travail des chercheurs en sciences humaines et sociales consiste précisément à analyser cette parole dans son contexte en fonction des cadres théoriques mobilisés. Les exemples proposés ici ne servent qu’à illustrer notre raisonnement et ils trouvent leur légitimité dans la rigueur des travaux de recherches qui les contextualisent et en proposent une interprétation. Nous savons aussi que les jugements des étudiants sur les formations sont contrastés et qu’ils diffèrent selon leur expérience et leur histoire personnelle et scolaire. Nous pensons cependant que cette parole doit être entendue dans sa diversité et sa complexité pour contribuer à l’élaboration d’un bilan critique des formations réalisées depuis une quinzaine d’années ; c’est, selon nous, l’une des conditions de leur amélioration.

Les débats organisés lors du colloque ont montré par exemple que les désaccords entre stagiaires et formateurs s’accentuent lorsque les premiers revendiquent l’accès à une autonomie la plus rapide possible alors que les seconds s’inquiètent de savoir si cette autonomie ne s’acquerra pas au prix d’une soumission aux habitudes et aux normes jugées les plus contestables de la profession enseignante.

Les stagiaires demandent qu’on les aide à réussir leurs premiers pas dans le métier et, sur ce point, les recherches semblent indiquer qu’ils ont raison : la réussite initiale apparaît comme un facteur de motivation et de progrès, démultipliée lorsqu’elle est accompagnée d’une théorisation de l’action réussie.

La pertinence d’une formation en alternance semble donc résider dans l’association progressive de trois composantes : l’action professionnelle (c’est pourquoi les stages sont indispensables très tôt dans le parcours de formation), la réussite de l’action (c’est pourquoi ces stages doivent être fortement encadrés par des tuteurs), la compréhension de l’action et des conditions de sa réussite (c’est pourquoi l’institut de formation doit donner aux stagiaires les moyens de redécrire leurs expériences hors de l’urgence de l’action quotidienne).

La formation ne peut faire l’économie d’aucune de ces trois composantes, même si une majorité de débutants valorise les deux premières. À l’inverse, les formateurs qui consacrent trop de temps, trop tôt et trop vite, à l’analyse de pratiques insuffisamment maîtrisées prennent le risque d’être moins efficaces et d’être vivement critiqués par leurs étudiants. Tout comme devraient l’être les administrateurs de l’Éducation nationale lorsqu’ils placent prématurément et sans aide conséquente les jeunes lauréats aux concours de recrutement en pleine responsabilité d’une classe difficile. D’une part, parce que les débutants ne sont pas assez protégés d’échecs ou de souffrances lourds de conséquences pour leur devenir professionnel. D’autre part, parce que ceux-ci engagent toutes leurs ressources physiques, intellectuelles et émotionnelles dans la gestion de la classe : pris par l’urgence de la situation et absorbés par les exigences des préparations et des réalisations quotidiennes, ils ne peuvent pas trouver le temps de suspension qui permet le recul nécessaire. Ils ne parviennent pas à « penser la classe », justement parce qu’ils la font trop. Dans ce cas, les stagiaires n’attendent plus de la formation que des conseils immédiatement utilisables, délaissant les nécessaires détours requis par des apprentissages professionnels plus complexes, plus structurés et plus fondamentaux. La satisfaction de leurs besoins immédiats peut asphyxier leur réflexion et les priver des ressources qui leur permettraient d’évoluer favorablement et durablement.

Les controverses virent au conflit lorsque les stagiaires pensent que les formateurs n’assument pas leur première mission qui est de leur transmettre les fondements des pratiques ordinaires de leurs aînés expérimentés. Certains formateurs, en effet, semblent hésiter à présenter aux débutants des pratiques pédagogiques de référence (des « modèles ») et à mettre à leur portée des savoir-faire efficients et rôdés ou à valoriser les outils professionnels existants : manuels, logiciels, guides didactiques, etc. Or, éluder tout cela sous prétexte de complexité et de diversité des situations d’enseignement ou, pire, railler les demandes de « recettes » formulées par les stagiaires conduit invariablement à l’effet inverse de celui recherché : les novices imitent leurs aînés sans aucune distance critique. Les débats menés lors du colloque révèlent que trop de formations, surtout dans le premier degré, ont survalorisé l’innovation pédagogique et l’inventivité des débutants. Les missions confiées aux écoles normales d’instituteurs dans les années 1970/1980, par exemple, impliquaient de leur part une forte contribution à la rénovation pédagogique impulsée par l’institut national de la recherche pédagogique (INRP) : les débutants étaient alors considérés comme les fers de lance de la transformation de l’école. Ils étaient chargés de mettre en œuvre des techniques que les enseignants chevronnés ne maîtrisaient pas et ils devaient concevoir des scénarios originaux avant de s’être approprié les gestes de base de leur métier.

C’est pour éviter de renouveler ces erreurs que la recherche en éducation doit, selon nous, non seulement jouer un rôle d’observatoire des pratiques enseignantes mais aussi assurer une mission de conservatoire de celles-ci afin de constituer des ressources pour l’action des formateurs. Ces derniers, lorsqu’ils ignorent ou dévalorisent les outils utilisés « sur le terrain », se coupent d’une partie de leur public car, en disqualifiant les pratiques ordinaires, ils perturbent le processus de socialisation professionnelle des débutants. Leur intention cependant est parfois louable : considérant les difficultés non résolues dans la lutte contre l’échec scolaire, ils souhaitent faire avancer l’innovation au service de la démocratisation du système scolaire. Mais les débutants se demandent s’il est bien raisonnable de les investir d’une mission d’avant-garde pédagogique sans leur transmettre les savoir-faire efficients et rôdés de leurs aînés, ni leurs outils professionnels. Bref, s’il convient d’innover pour améliorer l’efficacité de l’école, ne faut-il pas compter d’abord sur les enseignants chevronnés ?

De la théorie à la pratique pédagogique : l’abîme qui sépare une idée de sa réalisation

Le troisième débat porte sur l’écart, déploré par bon nombre d’étudiants et de stagiaires, qui sépare « la théorie » de « la pratique » même si tous n’attribuent pas le même sens à ces deux mots.

Le premier problème soulevé est celui d’apports jugés trop théoriques parce qu’ils ne constituent pas des ressources pour l’action professionnelle ou qu’ils exigent de trop longues et trop complexes transpositions personnelles. Selon les recherches et selon les publics de débutants examinés, cette critique porte sur la durée, le calendrier, la précision, la pertinence ou l’opérationnalité des savoirs hétérogènes qui leur sont proposés :

- les savoirs disciplinaires académiques : savoirs savants (en mathématiques, littérature, linguistique, sciences, etc.) ;

- les savoirs disciplinaires scolaires : savoirs à enseigner, objectifs et contenus d’enseignement, prescription officielle (programme, évaluation), etc. ;

- les savoirs sur les élèves et leurs apprentissages : caractéristiques sociales, fonctionnement et développement cognitifs ou langagiers des élèves, etc. ;

- les savoirs sur l’institution scolaire et les missions de l’enseignant : réglementation, éthique, valeurs, etc.

- les savoirs professionnels sur : les gestes professionnels, les outils et les tâches d’enseignement, qu’ils soient spécifiques à un contenu disciplinaire (connaissances didactiques : conception, planification, réalisation et régulation des tâches) ou transversaux (communs à différents contenus ou indépendants des contenus : démarches pédagogiques, gestion de la classe, relation, communication, autorité, etc.).

Même si le dernier ensemble, celui des savoirs professionnels, semble a priori le moins suspect, il fait l’objet d’autant de critiques que les autres. Dans ce cas, l’adjectif « théorique » ne s’oppose plus à « pratique », il est synonyme d’utopique ou de peu probable, c’est-à-dire quelque chose que le débutant a peu de chance de réaliser. Ici la « théorie » est donc, paradoxalement, une pratique jugée peu réaliste lorsqu’elle doit être mise en œuvre par un débutant. D’abord en raison de sa complexité : ce qui était faisable en formation, dans des conditions privilégiées, ne l’est plus au quotidien, sur le terrain scolaire ordinaire. Alors qu’en formation par exemple, un stagiaire disposait de beaucoup de temps pour préparer une seule séquence didactique, qu’il pouvait en discuter avec ses collègues et ses formateurs, qu’il disposait de ressources documentaires, il est démuni lorsqu’il se retrouve seul, pris par l’urgence et confronté à une multiplicité de tâches.

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