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Le marché européen des agences d’évaluation - Claire Paulian, université de Paris VIII, 21 février 2010

dimanche 21 février 2010, par Laurence

Ce texte nous a été envoyé par Fabula

Le mouvement universitaire de l’an dernier a beaucoup dénoncé le caractère perturbateur, pour les milieux de la recherche et de l’enseignement supérieur, d’une agence d’évaluation comme l’AERES : on lui a reproché de participer à une mise en rivalité des universités, et de vouloir les soumettre à un impératif de rentabilisation immédiate. On a alors entendu le slogan suivant : « le savoir n’est pas une marchandise ! ». Ce slogan disait aussi une lutte implicite contre le capitalisme de la connaissance, où le savoir et l’information se marchandent, s’achètent, sont l’objet de tractations financières. Or l’AERES, comme toute agence d’évaluation, s’insère justement dans une production du capitalisme cognitif : le marché des agences d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il s’agit d’ un marché bien spéculatif, bien épris de son leurre, et qui a encore devant lui quelques beaux jours d’auto-engendrement fébrile, avant de mourir, peut-être, d’avoir totalement inhibé ou assimilé son objet, la recherche universitaire.

C’est ce qui ressort d’une lecture du site de l’AERES, et du site de quelques autres organismes qui apparaîtront au fur et à mesure. On y verra l’ambition de l’AERES : être évaluée et évaluer à l’étranger et on reviendra sur l’ouverture, à partir du Processus de Bologne, d’un marché des agences d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.

1) Une ambition de l’AERES : être évaluée pour évaluer à l’étranger

Sur le site de l’AERES, on apprend que son ambition est « est de valoriser son originalité et de devenir un évaluateur reconnu à l’étranger » et qu’elle se destine à « proposer son expertise pour évaluer des établissements étrangers ou internationaux de recherche et d’enseignement supérieur. »

Il ne faut donc surtout pas se laisser impressioner par le fait que l’AERES, créée par décret, a auditionné, parfois malgré eux, les établissements d’enseignement et de recherche du supérieur français. Elle vise en effet un terrain d’évaluation plus vaste, un terrain où il lui serait possible d’ évaluer des établissements pour des commanditaires autres que l’état français, et peut-être sans que cela ne passe par un décrêt. Sur la demande des établissements eux-mêmes, peut-être ? Nous y viendrons. Voyons d’abord ce qui permet à l’AERES d’espérér auditionner des établissements étrangers.

Il faut pour cela remonter quelques années en amont, au Processus de Bologne, signé en 2005. Les pays participants ne se sont pas contentés d’homogénéiser les diplômes à l’échelle européenne : ils ont aussi, ce qui est moins connu, réfléchi à des standards pour déterminer les «  procédures de garantie de la qualité dans les établissements d’enseignement supérieur et dans les agences d’évaluation ou d’accréditation. ». Il s’est agi de mettre en place des standards européens dans les procédures d’évaluation. Autrement dit, au moment où s’homogénéisaient les cursus universitaires, les standards garantissant non pas la qualité de ces cursus, mais la qualité des procédures d’ évaluation de ces cursus étaient mis en place. Ce sont, rédigés en 2005, les « European standards and Guidelines for Quality assurance » soit, dans la traduction française, les « Références et lignes directrices pour le management de la qualité dans l’espace européen de l’enseignement supérieur »

Ces standards, ou référentiels supposent que les établissements se livrent d’une part à des procédures d’auto-évaluation, (le« management interne de la qualité »), et d’autre part à des procédures d’évaluation externe, menées à intervalles réguliers par des agences extérieures et accréditées. Nous ne discuterons pas ici des critères d’évaluation retenus qui inquiètent si fortement la communauté universitaire. Chacun peut s’y reporter grâce aux liens ci-dessus.

Nous passerons aussi sur le fait que les procédures de « management interne » des établissements font aussi l’objet de cette évaluation externe. Voilà ce qui nous intéresse : d’après les standards établis en 2005, les agences d’évaluation doivent elles-mêmes faire régulièrement, l’objet d’une évaluation. C’est pour cela qu’a été crée, en 2008, l’EQAR (European Quality Register) : son but est d’expertiser tous les cinq ans toutes les agences qui le demandent afin de voir si elles correspondent bien aux critères européens, et de déterminer comment elles pourraient affiner leur propre qualité. L’AERES sera ainsi expertisée cette année, en 2010. C’est ce qu’on peut appeler le caractère à la fois dissociant et auto-engendrant de l’évaluation. Les différentes agences d’évaluation évaluent à intervalles réguliers les établissements qui sont déjà sommés de s’auto-évaluer et sont elles-mêmes régulièrement évaluées sur leurs évaluations et auto-évaluations. Quant aux modes d’évaluation externe et interne de l’EQAR, ne doutons pas qu’ils existent. Comme le management de la recherche ne se veut pas normatif mais évolutif, respectueux de la complexité de son objet, capable de toujours remettre en cause et affiner ses méthodes, on comprend que la chose est infinie, merveilleuse donc.

Or, merveille des merveilles, celle-ci est aussi fructueuse, capable d’attirer à soi et de redistribuer des flux, de pognon s’entend, et ce avec une munificence, une fébrilité, une joie inconsciente, peut-être, qui dépasse de loin les mesquineries de l’utilité et de la rentabilité.


2) Le marché des agences d’évaluation

En effet, pourquoi l’EQAR doit-il expertiser plusieurs agences ? On pourrait penser que chaque pays signataire du Processus de Bologne est doté de son agence, nationalement reconnue, dont l’EQAR vérifierait la conformité aux normes européennes. Il n’en est rien : l’EQAR souhaite en fait encourager l’émergence d’une multiplicité d’agences, européennes ou non, nationalement reconnues ou non. C’est ce qu’on lit dans les Références et lignes directrices pour le management de la qualité dans l’espace européen de l’enseignement supérieur, document qui a présidé, rappelons-le, à la création de l’EQAR. Parlant du futur registre, les rédacteurs écrivent :

Le paysage des prestataires et opérateurs de management externe de la qualité de l’enseignement supérieur (..) sera, sans aucun doute, plus compliqué dans le futur. (..).Le registre doit être ouvert aux candidatures de toutes les agences offrant leurs services en Europe, y compris celles qui opèrent depuis des pays extra-européens ou celles qui ont une base transnationale ou internationale. (pp 29-31)

Et ce afin, est-il dit, de permettre aux différents Etats signataires de recourir à telle ou telle agence de leur choix, voire de laisser les établissements évalués choisir l’ agence qui les évaluera :

Le registre intéressera les établissements d’enseignement supérieur et les gouvernements dans la mesure où il leur permettra d’identifier les agences d’évaluation professionnelles et dignes de foi opérant en Europe. (…) la possibilité devient de plus en plus grande, pour les établissements d’enseignement supérieur, de rechercher un management externe de la qualité auprès d’agences étrangères. Les établissements pourraient bien sûr y être aidés s’ils pouvaient identifier des agences qualifiées grâce à un registre fiable. L’aspect le plus important du registre serait donc sa valeur d’information pour les établissements et les autres parties prenantes, et il pourrait être un outil très précieux pour la transparence et la comparabilité des agences d’évaluation. (pp.30-31)

Dans la suite des directives de Bologne, l’EQAR a donc jeté, en 2008, les bases d’un marché des agences d’évaluation, marché où elles seront en concurrence les unes avec les autres, où cette concurrence sera censée leur permettre de toujours s’améliorer.

Ce marché est aussi, bien sûr, un marché de la peur et de la suspicion, ce pourquoi il est sans fin : mettre les agences en continuelle situation de « transparence » (c’est à dire sous la pression du « name and shame ») et de « comparabilité », les soumettre régulièrement à une évaluation dont les critères sont évolutifs, c’est suspecter que le travail des évaluateurs, tout comme celui des universitaires, ne commence, hors contrôle, à se déliter, voire à nourrir des complicités honteuses avec le monde universitaire ; c’est penser qu’il ne sera valable que si on le met sous la menace constante de ne plus être homologué, de ne pas être assez compétitif. Les effets inhibants de cette menace constante ont été suffisamment évoqués pour que nous n’y revenions pas ici.

Nous voulons juste souligner que la suspicion, la soif insatiable de tout contrôler s’articulent avec l’apparition d’un marché de l’évaluation et de la connaissance extrêmement dispendieux : il va en falloir en effet des experts sous surveillance d’experts, des fins connaisseurs de l’enseignement et de la recherche pour alimenter toutes ces procédures d’évaluation interne et externe, pour nourrir les rivalités d’agence, trouver de nouvelles méthodes de management... En ce sens les buts avoués des agences d’évaluation -améliorer la recherche, la rentabiliser -sont aussi des leurres dont l’effet est de mettre en appétit les circuits financiers du capitalisme de la connaissance.

Du reste, ce marché fonctionne déjà, et l’EQAR ne vient que lui préciser ses règles. On se souvient en effet de cet épisode fin 2008 : alors que les délégués de l’AERES refusaient de classer nominativement les revues scientifiques de littérature, une autre institution, l’ESF (European Scientific Foundation) proposait un classement qui a été fort décrié, et sur lequel elle est revenue. Certes l’ESF est une fondation pour la recherche européenne, et non une agence d’évaluation. Cependant, cet épisode nous montre que la production d’un savoir, hâtif mais apparemment facilement utilisable (un classement), permet de se positionner sur un marché : celui du management de la recherche européenne. Arrivera peut-être le moment où l’ESF ajoutera à son volet d’activités celui de conseil en management de la recherche.

Certes l’AERES est une agence financée par l’Etat qui l’a créée. Mais l’Etat français ne financera sans doute pas les expertises qu’elle espère mener à l’étranger. Est-elle destinée à s’auto-financer en partie ? Cherchera-t-elle alors à faire des bénéfices ? De même, comment des établissements qui feront appel à des agences d’évaluation autres que celle proposée par leur Etat – si celui-ci continue à en proposer- financeront-ils leur évaluation ? Cela, le choix puis le financement de l’agence qui les évaluera ne sera—t-il pas, finalement, mis au compte de leur «  autonomie » budgétaire, de leur « responsabilité managériale » ? Ne leur demandera-t-on pas, de temps à autre, d’accroitre leurs ressources en participant de-ci, de-là, à des procédures de management externe, visant à évaluer et conseiller d’autres établissements, ou à produire des classements, pour la plus grande amélioration de tous, s’entend ?

Claire Paulian (Paris 8)