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Enseignement supérieur - un dossier de "Courrier international", semaine du 8 mars 2010

lundi 15 mars 2010, par Laurence

Courrier International consacrait son dossier de la semaine du 8 mars à l’enseignement supérieur dans le monde. Parmi les quatre articles, deux abordent le processus de Bologne et en soulignent les effets pernicieux. Les deux autres articles traitent respectivement des Etats-Unis et de la Chine. Nous publions les deux premiers.

Feu nourri contre le processus de Bologne

Alors que les ministres de l’Education européens s’apprêtent à fêter les dix ans de la réforme de l’enseignement supérieur, ses opposants organisent un contre-sommet.

Makki Marseilles, University World News

Les ministres de l’Education de 46 pays d’Europe se réunissent à Vienne cette semaine [les 11 et 12 mars] pour célébrer le dixième anniversaire de l’accord de Bologne. Celui-ci proposait la création, en 2010 au plus tard, d’un Espace européen de l’enseignement supérieur au sein duquel les étudiants pourraient se déplacer librement, les qualifications obtenues dans un pays permettant de poursuivre ses études dans un autre. Ce processus, dont le grand document directeur est la déclaration commune de Bologne, a été adopté en juin 1999 par 29 pays qui se sont entendus sur ses principaux objectifs : la mise en place d’un système lisible de diplômes comparables – ce qui suppose l’adoption d’une terminologie et de critères communs –, fondé sur deux cycles principaux, l’entrée en second cycle ne pouvant se faire qu’une fois bouclé le premier, à l’issue d’un minimum de trois ans d’études. Le diplôme couronnant le premier cycle doit également correspondre à un niveau de qualification approprié pour l’insertion sur le marché du travail européen. Quant au second cycle, il doit aboutir à un master et/ou un doctorat, comme c’était déjà le cas dans de nombreux pays participants. [Cela correspond en France au système LMD : licence (bac + 3), master (bac + 5) et doctorat.] Il est certain que des progrès formidables ont été accomplis ces dix dernières années dans le domaine de l’enseignement supérieur en Europe, en matière de promotion de la mobilité, de formation tout au long de la vie, de formation professionnelle, d’apprentissage des adultes, de politique d’innovation et de diffusion puis d’exploitation des résultats obtenus.

Si ce processus n’est pas une initiative de l’Union européenne (UE), il bénéficie toutefois du soutien actif de Bruxelles et est étroitement lié aux politiques et aux programmes communautaires. Mais il dépasse largement le cadre des frontières de l’UE et s’inscrit dans un effort plus général visant à faire du continent un concurrent de poids des meilleurs systèmes d’enseignement de la planète, en particulier aux États-Unis et en Asie.

L’UE encourage aussi activement les mesures visant à améliorer les pratiques des institutions de l’enseignement supérieur, non seulement parmi ses 27 États membres, mais dans les pays voisins. Elle soutient en outre les projets de modernisation des universités par la mise en œuvre du septième programme-cadre de recherche et de développement (PCRD) et le programme-cadre pour la compétitivité et l’innovation (CIP). Enfin, elle débloque des fonds structurels et des prêts, via la Banque européenne d’investissement.

Cela étant, le processus de Bologne ne fait pas que des heureux. Certains spécialistes de l’enseignement y voient une tentative néolibérale d’imposer la logique du marché dans l’enseignement supérieur et de faire de ce dernier une marchandise. En outre, affirment ses détracteurs, le dispositif n’a pas tenu ses promesses en termes d’accroissement de la mobilité. En exigeant des étudiants qu’ils terminent leurs études “en une période de temps normale”, le processus dissuade les séjours à l’étranger. Et la rigidité des cursus limite les échanges entre universités.

Par ailleurs, la réorganisation des études en trois cycles a renforcé les discriminations sociales et les pressions individuelles. Le programme de licence est conçu pour fournir au marché du travail une main-d’œuvre au statut précaire, alors que les étudiants, notamment les femmes, ont du mal à intégrer les cursus de master et de doctorat. Cette réforme, poursuivent ses opposants, se traduit aussi par une autonomie plus faible des universités et par la substitution de la notion d’efficacité à celle d’enseignement libre. Le principe de “validation” risquerait également d’aboutir à une baisse générale du niveau de formation.

Des manifestations, mais aussi des ateliers de travail

Au lieu de proposer des solutions au manque de ressources chronique dont souffrent les universités, on leur recommande de faire appel à des financements privés, ce qui entraînera une diminution conséquente de leur indépendance et permettra aux entreprises d’exercer une influence directe sur l’enseignement et la recherche.

Enfin, l’introduction (ou l’augmentation) des frais de scolarité et de concepts de management ainsi que l’absence de processus démocratiques au sein du système universitaire seraient autant de preuves que les partisans du processus de Bologne considèrent l’enseignement comme un moyen de produire des travailleurs soumis aux lois du marché.

Ces opposants ont donc prévu de se rassembler à Vienne à l’occasion de la réunion ministérielle afin d’organiser une contre-conférence. Un grand nombre d’étudiants et de professeurs autrichiens devraient manifester en compagnie de citoyens venus de toute l’Europe. Ils seront rejoints par des représentants syndicaux et divers militants afin de replacer le débat dans un contexte économique et social plus large.

Après dix ans sans le moindre processus participatif, dix ans de mépris pour toute forme d’expression démocratique, après l’introduction d’une réforme dépourvue de légitimité populaire fondée sur le processus de Bologne, il est inacceptable de voir des ministres de l’Education et des spécialistes autoproclamés lever leur verre à la situation actuelle de ‘nos’ universités”, dénoncent les organisateurs dans une déclaration.

Le contre-sommet ne se contentera pas de manifestations, de blocage des rues et d’appels à la désobéissance civile pour exprimer son opposition au processus de Bologne. Un certain nombre d’événements, d’ateliers et de groupes de discussion seront organisés afin d’examiner le système éducatif actuel et de réfléchir à de possibles alternatives.


Non à l’éducation fast-food !

L’université ne doit pas coller aux besoins du marché, mais devenir le lieu expérimental d’un nouvel esprit des Lumières.

Ulrich Beck Frankfurter Rundschau

[Ce sociologue allemand de 65 ans est professeur émérite de l’université Louis-Maximilien de Munich. Il est l’auteur des désormais classiques La Société du risque : sur la voie d’une autre modernité (Flammarion, coll. “Champs”, 2008) et Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (Flammarion, coll. “Champs”, 2005). Dans son dernier livre traduit en français, Pour un empire européen (Flammarion, 2007), il explique avec son coauteur, Edgar Grande, pourquoi les Etats doivent se dénationaliser et se transnationaliser pour mieux maîtriser les problèmes.]

Avec le processus de Bologne, on va à la catastrophe : fini la formation générale pour tous ! Le modèle de Bologne pourrait réussir ce que deux guerres mondiales ne sont pas parvenues à faire : détruire l’université allemande.

La réforme de l’enseignement supérieur, hostile à la formation générale, débite sans vergogne des concepts technocratiques – excellence, compétence, efficience, modularisation, et j’en passe – que des présidents d’université et un corps professoral mi-effrayés, mi-favorables mettent en application. En parlant de bachelor [équivalent de la licence, soit bac + 3, alors que le premier cycle en Allemagne durait auparavant quatre ans au minimum], on engage une “mcdonaldisation” de l’université allemande : le fast-food a son pendant dans la “fast-éducation”. Pour que chaque chose trouve néanmoins sa place, l’Etat introduit une forme de stalinisme à la McKinsey [du nom de la multinationale du conseil] : des réseaux d’accréditeurs, d’évaluateurs, de planificateurs et autres indics de l’enseignement supérieur. Voilà que l’Allemagne se remet à l’heure de la RDA.

Ce sont les étudiants, et eux seulement, qui ont pris l’initiative de dé¬fendre, avec un grand courage civique, l’université, l’idée même de l’université, contre les assauts réformateurs de l’Etat. Voilà qui prouve que l’esprit de la démocratie vit encore. Après le succès surprise des manifestations estudiantines contre une réforme qui exige d’eux 60 heures de travail hebdomadaire [ils doivent suivre davantage de cours obligatoires, sur une période plus courte], le nombre de professeurs et de commentateurs qui ont “toujours été contre” s’est mis à augmenter de jour en jour. Mais ce débat réactivé risque de se perdre dans les considérations techniciennes de la politique éducative, alors que la question de fond – quelle université voulons-nous ? – reste en suspens.

Je voudrais ici m’emparer et dé¬battre de cette question suivant deux axes : quels sont les changements histo¬riques qui bouleversent l’enseignement supérieur ? et quel rôle doit jouer l’université réformée dans un monde transformé ?

A Harvard [aux Etats-Unis, où Ulrich Beck enseigne régulièrement], on apprend réellement. L’idée de formation générale défendue par Wilhelm von Humboldt y est plus moderne que jamais. [Ce philosophe allemand fonda, en 1810 à Berlin, l’université qui porte son nom, où il mit en œuvre sa conception pédagogique, fondée sur l’union étroite de la recherche et de l’enseignement et la collaboration des étudiants et des professeurs.]

La plupart des moyens, en apparence éternels, dont nous disposons pour surmonter nos incertitudes perdent de leur sens – la famille, le ma¬riage, la répartition des rôles entre les sexes, les classes, les partis, les religions et, enfin, l’Etat providence. Face à cette montée des incertitudes, il n’existe aujourd’hui que trois réponses : formation générale, formation générale, formation générale ! Et non pas : formation professionnelle, formation professionnelle, formation professionnelle ! Car, si la formation est orientée vers les besoins du marché du travail, les “besoins de l’économie” deviennent le point de repère – un point de repère qui, à vrai dire, n’existe plus, dans un monde du travail qui change à un rythme effréné.

Or ce n’est pas l’université qui tombe en ruine, mais le modèle national de l’université : cette alliance d’Etat moderne, de science universitaire et de culture nationale qui, au sein de nos frontières, servait le projet de cohésion nationale et, à l’extérieur, l’impérialisme. Les conditions historiques qui permettaient à l’Etat-nation et au concept moderne de culture nationale de s’épauler mutuellement disparaissent avec les mutations profondes d’une économie, d’une culture et d’une politique de plus en plus transnationales. C’est ainsi que s’effondrent la toute-puissance de l’Etat en matière d’enseignement, le caractère élitiste de l’université, la légende de la tour d’ivoire universitaire et, surtout, le “nationalisme méthodologique” de l’université. Qu’entend-on par là ?

Dans la foulée de l’unité nationale entre l’Etat et l’université, les sciences humaines et sociales se sont “tout naturellement” préparées à voir dans l’Etat l’Etat-nation, dans la société la société nationale, dans l’Histoire l’histoire nationale, dans la démocratie la démocratie nationale – et à les étudier comme tels. Cela maintient le savoir et la formation intellectuelle sur la mauvaise voie, à une époque où les frontières transnationales se brouillent et s’estompent, où le champ d’action économique et politique s’élargit, où les carrières universitaires et professionnelles dépassent les frontières, où le monde, en un mot, se mondialise. Nulle part ailleurs ce scandale n’est plus flagrant qu’en Europe, où la réalité étroitement mêlée des sociétés nationales et des Etats-nations demeure sous l’emprise du nationalisme méthodologique, de façon tout à fait incompréhensible.


L’Université, une école de la citoyenneté mondiale

Les universités connaissent donc le sort prosaïque d’autres services publics. Et la solution relève de la quadrature du cercle, puisqu’il faut concilier deux objectifs contradictoires : le diktat politico-financier du “toujours moins” et le diktat politico-démocratique du “toujours plus” (la formation des masses et des élites).

Face à ces difficultés, il y a trois options de politiques de l’enseignement supérieur très différentes. La première consiste en ce que les représentants de l’agenda nostalgique ignorent ces changements historiques en s’accrochant au raisonnement suivant : pourquoi changer quoi que ce soit au fait que rien ne change (surtout si nous contribuons à ce que rien ne change) ? La deuxième option, l’agenda néolibéral, s’apprête à transformer l’université en entreprise sur le modèle de l’usine de confitures. Les gens qui travaillent dans l’usine n’ont pas à aimer la confiture.

En marge de ces deux options, une troisième voie est possible : l’agenda dit “de la politique intérieure mondiale”. J’établis une distinction entre Humboldt 1 (l’université du XIXe siècle) et Humboldt 2 (celle du XXIe siècle). L’agenda de la politique intérieure mondiale entend refondre l’université pour en faire une école de la citoyenneté mondiale.

Dans un contexte de mutations profondes et de concurrence internationale, il est important, aussi bien pour l’économie mondiale que pour la so¬ciété démocratique, d’avoir des transfrontaliers actifs, créatifs, autonomes et disposés à la participation et à la solidarité au-delà des frontières. La raison d’être de toute université est de former son esprit au contact de l’étranger. Et cela ne vient pas de l’idéalisme des Lumières, mais bien du réalisme économique dans une économie mondiale. C’est du Humboldt 2, pas du McKinsey !

Ceux qui réforment l’enseignement supérieur selon les principes de l’économie de marché disent vouloir abolir l’université des privilèges et imposer le principe de l’égalité des chances. Or c’est l’inverse qui menace : le retour du darwinisme social sous la pression de la mondialisation. De façon perverse, l’abandon de la formation générale sert ainsi à légitimer l’exclusion de l’homme de la société. Une politique de l’enseignement supérieur socialement équitable devrait mettre l’accent sur la formation générale lorsque la protection sociale diminue, car la formation générale est elle-même une forme de sécurité sociale.

Former les masses et les élites cosmopolitiques

Une autre erreur du programme néolibéral est de confondre le désir d’autonomie des universités avec l’autonomie du marché. Ce faisant, on perd la possibilité qu’avait Humboldt au début du XIXe siècle d’aménager la formation générale et la recherche loin de l’Etat et du marché. La clé réside dans l’auto¬financement, lequel pourrait s’appuyer sur plusieurs ressources : les frais d’inscription, les capitaux des fondations, des réseaux régionaux et mondiaux. Les universités pourraient par exemple faire breveter leur savoir (comme le fait le Massachusetts Institute of Technology aux Etats-Unis), acquérir des droits de propriété et dégager des ressources – qui leur permettraient notamment de dé¬fendre leur autonomie contre les tentatives de marchandisation.

Aucun pays – c’est l’idée-force –n’est en mesure de résoudre ses problèmes tout seul. Les problèmes mondiaux créent des points communs transnationaux. L’interdépendance n’est pas un fléau pour l’humanité, mais la condition sine qua non de sa survie. C’est pourquoi il faut récrire le dictionnaire du social et du politique. Humboldt 2 nous montre le chemin d’une humanité interdépendante – une humanité dans laquelle la lutte pour la dignité de l’autre (que l’on a façonné selon les principes de la nation et exclu) prend peut-être l’importance que revêtait la lutte des classes au XIXe siècle.

L’agenda de la politique intérieure mondiale ose faire de l’université le lieu expérimental d’un nouvel esprit des Lumières, postnational cette fois. Humboldt 2 a pour but de former un regard cosmopolitique et des élites qui participent à l’organisation, à l’échelle nationale et internationale, d’une société mondiale, laquelle se forge actuellement dans l’affrontement et les guerres. Il s’agit d’une université “deux en un”, qui forme à la fois les élites cosmopolitiques-nationales et les masses.

Ce double rôle de l’université est primordial. Il pourrait en effet nous prémunir contre le nouveau clivage mondial entre classes qui commence à se faire jour. Un clivage entre des élites cosmopolites interconnectées et des classes moyennes qui travaillent et pensent localement, se voient comme les “perdants de la mondialisation” et se barricadent derrière une vision du monde nationale.