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"Le processus de Bologne et ses effets", numéro de "Education et sociétés", 2009/2

vendredi 26 mars 2010, par Laurence

Ce dossier de la revue Éducation & Société (2009/2) est en accès payant sur le site de Cairn. Nous donnons ici en intégralité les articles en accès libre, ainsi que le début et le plan des articles payants.

Sarah Croché et Jean-Émile Charlier : "Bologne dix ans après"

Fonds National de la Recherche Scientifique
Groupe de recherche sociologie action sens (GReSAS)
Facultés universitaires catholiques de Mons (FUCaM) – Académie universitaire Louvain
151, chaussée de Binche – 7000 Mons croche@fucam.ac.be

Groupe de recherche sociologie action sens (GReSAS)
Facultés universitaires catholiques de Mons (FUCaM) – Académie universitaire Louvain
151, chaussée de Binche – 7000 Mons (Belgique) charlier@fucam.ac.be

Ce dossier a été réalisé grâce au PAI (Programme Pôles d’attraction interuniversitaire - État belge) 6/09 Higher Education and Research : Organization, Market Interaction and Overall Impact in the Knowledge-Based Era

"Longtemps, l’enseignement supérieur a vécu à l’abri des remous du siècle. Après les embrasements de la fin des années 1960, il avait repris son rythme de croisière, sans faire l’objet de réformes essentielles et sans que sa place dans sa société ait fait l’objet de nouveaux débats. Il était posé au sommet de la hiérarchie scolaire, majestueux et apparemment immuable. Les interrogations qui lui étaient adressées l’étaient toujours de l’extérieur et ne le remettaient guère en question : ses diplômés trouvaient-ils aisément un emploi, les générations de lycéens qui franchissaient ses portes chaque année étaient-elles correctement préparées à ses exigences ? Les doctes réponses que produisait l’institution académique laissaient parfois entrevoir un décalage entre l’université et le monde, mais c’était le plus souvent pour mieux critiquer ce monde.

Le lancement, en 1998, de ce qui allait devenir le processus de Bologne, l’apparition concomitante des classements d’universités, nationaux d’abord, internationaux ensuite, ont mis fin à la quiétude des établissements. Il est fini le temps où la qualité de la formation était postulée uniformément excellente sans aucune forme de vérification. Les réformes se succèdent, les instruments de mesure s’affûtent. Affolés par les résultats des classements, les décideurs politiques restructurent le supérieur. Partout en Europe, cela tire à hue et à dia, le processus de Bologne est assimilé à tous les instruments mis en œuvre dans un certain désordre pour inciter les responsables d’institutions à collaborer à la mise au point de nouvelles règles du jeu plus exigeantes pour toutes les catégories de personnel. Celles-ci, sans aucune exception, sont par ailleurs désormais sommées de rendre des comptes clairs aux autorités sur l’ampleur de leur contribution à la qualité de l’enseignement, à la production scientifique et, à la prospérité et à l’enrichissement culturel des sociétés.

Parce qu’il a servi de justification à bien des réformes qu’il n’a pas toutes inspirées, le processus de Bologne a rapidement été soumis aux interprétations les plus outrancières. Il est présenté comme la réforme qui jette les universités dans le troisième millénaire, qui est appelée à révolutionner les pratiques pédagogiques, à ouvrir l’université à tous les publics et à toutes les formes de développement des compétences professionnelles, qui va faire de l’Europe un phare pour le reste du monde. Simultanément, il est accusé de tous les maux, on lui reproche d’être le vecteur de la marchandisation de l’enseignement supérieur, de ne servir que des idéaux de compétition entre les régions du monde, de contribuer à l’exploitation des pays du Sud, voire de participer à la mise en question de la laïcité quand un accord est passé entre le Vatican et la France sur la reconnaissance mutuelle des diplômes. En fait, le processus de Bologne est associé à deux effets distincts, ce qui contribue à en faire le vecteur de ces lectures excessives. D’une part, il marque une modification du palier institutionnel où sont décidées les orientations des politiques d’enseignement supérieur et certaines normes techniques de son organisation et de son fonctionnement. Tout cela se négociait précédemment sur la scène nationale ou à des échelons infranationaux, à l’intérieur de rites qui passaient pour immuables et étaient imprégnés jusqu’à l’âme des multiples particularités déposées par le temps. Désormais, les accords se prennent au cours de réunions politiques à grand spectacle qui rassemblent les ministres des 46 pays actuellement signataires et leurs conseillers techniques. D’autre part, il concerne des adaptations que les systèmes nationaux d’enseignement supérieur ont dû introduire dans leur architecture pour qu’elle soit conforme aux options de ce collectif des 46. L’ajout d’un palier dans le processus de décision l’a rendu plus opaque et a permis à tous les décideurs de se décharger de la responsabilité apparente des politiques les plus impopulaires.

Ce processus devait se terminer en 2010 avec l’avènement de l’espace européen de l’enseignement supérieur. Réunis en sommet de suivi à Leuven-Louvain-la-Neuve en avril 2009, les ministres des quarante-six pays ont dû constater que les conditions de bon fonctionnement de cet espace européen de l’enseignement supérieur n’étaient pas encore réunies : les procédures de contrôle et de garantie de la qualité sont loin d’être standardisées et généralisées, les cycles d’études ne sont pas harmonisés, les ECTS ne sont pas d’application partout. Un travail de concertation entre les ministres est donc encore nécessaire, c’est pourquoi ils ont décidé de prolonger le processus de Bologne jusqu’en 2020. Ce rebondissement supplémentaire dans son histoire mouvementée atteste une fois de plus que le processus de Bologne est un objet qui se dérobe à l’analyste et qui a, depuis son lancement, connu plusieurs mutations qui en ont altéré la nature. Il a de telles spécificités que son analyse nécessite que des outils conceptuels et théoriques soient taillés à sa mesure.

Ce dossier d’Éducation et Sociétés veut contribuer à la mise au point de pareils outils. S’il ne marque pas la fin du processus, comme il avait été prévu qu’il le fasse au moment où il a été mis en chantier, il garde l’ambition de proposer un bilan au moins partiel des travaux inspirés par le processus de Bologne au cours de sa première décennie. Il rassemble à cette fin des contributions illustrant les positions des analystes qui l’ont étudié. L’objectif a été de respecter la variété des approches et de laisser apparaître leurs différences, voire leurs divergences irréductibles.

Ce dossier poursuit la réflexion entamée dans le numéro 12 d’Éducation et Sociétés consacré à l’analyse de L’influence des organisations internationales sur les politiques d’éducation (Charlier & Croché 2003, Cussó 2003, Mahieu & Moens 2003, Normand 2003, Vinokur 2003), qui a été prolongée de multiples manières dans des articles publiés depuis dans la revue (entre autres : Charlier 2006, Croché 2006, Cussó 2005, Dale 2006, Demeuse & Baye 2007, Doray & Bélanger 2005, Hutmacher 2005, Normand 2004, 2006, Nyamba 2005, Vinokur 2006). Il regroupe trois types de contributions : certaines poursuivent l’analyse de la genèse du processus, d’autres traitent des sujets qu’impose l’agenda de la construction de l’espace européen de l’enseignement supérieur, une dernière propose une typologie des travaux publiés sur le processus de Bologne.

Dans ce dossier, les articles de Croché et Ravinet portent sur le jeu politique, l’identification des acteurs qui y sont intervenus, la manière dont le processus a initialement été construit et conduit. Toutes deux mettent au jour la façon dont chacun de ses initiateurs a cherché à orienter le processus à son avantage. Ravinet analyse la conférence de la Sorbonne, les motivations des responsables politiques qui y ont participé, la manière dont ils ont pu s’accorder. Elle montre que le projet de faire vivre un espace européen de l’enseignement supérieur n’est apparu que progressivement et qu’il n’existait pas avant la conférence de la Sorbonne. Le processus n’a été lancé que parce que les ministres qui l’ont initié rencontraient des problèmes significatifs dans leur enseignement supérieur et qu’ils ne parvenaient pas à les résoudre sur leur scène nationale. Les seules convergences repérées sont d’une part qu’ils étaient tous convaincus qu’il était plus facile d’agir sur les questions nationales en mobilisant un palier supranational et, d’autre part, qu’il était opportun, dans une société globalisée, d’ouvrir l’enseignement supérieur à des perspectives internationales. Croché propose pour sa part une approche du processus qui l’enracine dans une histoire longue dont elle fixe les premiers moments dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Selon son analyse, plusieurs événements essentiels, en Europe et aux États-Unis, ont contribué à la constitution progressive d’un “dispositif européen de l’enseignement supérieur”. Celui-ci a été enrichi des apports de diverses organisations internationales au fil des décennies. Activé par Claude Allègre quand il a convoqué la réunion de la Sorbonne, ce dispositif a été renforcé par les acteurs du processus qui ont progressivement élaboré le projet de créer un espace européen de l’enseignement supérieur. Croché décrit les stratégies déployées par la Commission européenne tout au long du processus pour tenter d’en prendre le pilotage alors qu’elle en avait été explicitement exclue à ses débuts.

Les contributions de Schmidt, Faure, Saarinen et Chiang analysent diverses réformes introduites récemment dans les politiques nationales et associées, à juste titre ou non, au processus de Bologne et à la stratégie de Lisbonne. Elles centrent leur attention sur la réappropriation des réformes européennes par les gouvernements nationaux, la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, la mise en place de l’assurance qualité, les liens entre l’enseignement supérieur et la recherche au sein des universités.

Schmidt et Faure se focalisent sur l’impact direct ou indirect que les réformes inspirées par le palier international ont eu sur des systèmes nationaux. Schmidt traite de l’influence de l’agenda européen de Bologne et de Lisbonne sur l’enseignement supérieur et la recherche dans les pays nordiques. Les réformes qui y ont été lancées présentent de grandes similitudes, notamment parce que leur contenu et leurs orientations font l’objet de concertations au sein du Conseil nordique et que ces pays partagent une même vision de la manière dont il est opportun de s’aligner sur les prescriptions européennes. Schmidt montre que les gouvernements des pays nordiques soutiennent l’européanisation des systèmes d’enseignement supérieur essentiellement parce qu’ils considèrent que les accords de Bologne et la stratégie de Lisbonne sont des réponses efficaces aux défis de la mondialisation. Faure porte son attention sur une politique française, la création des pôles universitaires (PRES), inspirée davantage par le souci d’aider les établissements de la République à faire bonne figure dans le classement de Shanghai que par les prescriptions du processus de Bologne ou de la stratégie de Lisbonne. Aux yeux de Faure, la reconfiguration de la carte universitaire pourrait avoir pour conséquence la transformation, voire la fermeture des universités locales, dont elle met en évidence le rôle essentiel dans la démocratisation des études : elles offrent une vraie possibilité pratique d’accéder à l’enseignement supérieur à un public local qui est peu familiarisé aux codes qui y ont cours.

Chiang et Saarinen se penchent sur ces deux objectifs essentiels du processus de Bologne que sont d’une part le renforcement des liens entre l’enseignement supérieur et la recherche et d’autre part la mise en place d’une évaluation de la qualité de l’un et l’autre. Chiang suggère que deux cents ans après la réforme inspirée par Humboldt, le processus de Bologne pourrait susciter un nouveau changement majeur dans la conception et l’organisation de l’enseignement supérieur européen. Ses observations ne la conduisent toutefois pas à valider cette hypothèse et l’amènent tout au contraire à prendre acte des difficultés éprouvées par les pilotes du processus de Bologne, à établir de nouveaux liens entre l’enseignement et la recherche. Saarinen s’intéresse à la question de la qualité dans l’enseignement supérieur, considérée par bien des observateurs comme la pierre angulaire du processus de Bologne. En prenant appui sur une analyse des documents qui ont accompagné son avancée, elle présente l’évolution des significations qui ont été attribuées au mot qualité depuis 1998. Elle conclut son analyse par une critique de la politique de la qualité.

L’article de Charlier clôt le dossier sous la rubrique “Débats”. Il propose une typologie des travaux publiés sur le processus de Bologne qui met en évidence quatre positions théoriques. Il distingue ceux qui postulent que les choix des décideurs académiques qui adaptent leur enseignement aux évolutions mondiales sont stratégiques et autonomes, ceux qui considèrent que les réformes repérables dans tous les pays sont l’expression de l’alignement de leurs responsables sur des logiques de marché concrétisées par les prescriptions et les recommandations des organisations internationales, ceux qui tiennent pour acquis que la puissance des institutions nationales est telle qu’elle assure dans tous les cas une réinterprétation des injonctions mondiales qui les ajuste au cadre indigène en les soumettant à son ordre et, enfin, ceux qui interprètent les effets de la globalisation comme non contraignants.


Sarah Croché : "Évolution d’un projet d’Europe sans Bruxelles Le cas du processus de Bologne"

Article rédigé avec le soutien du Programme Pôles d’Attraction Interuniversitaire - État belge) 6/09 Higher Education and Research : Organization, Market Interaction and Overall Impact in the Knowledge-Based Era


Début de l’article :

Cet article analyse l’évolution du projet d’“’harmonisation de l’architecture du système européen d’enseignement supérieur” initié en 1998 sans la Commission européenne (CE). Il s’intéresse à la manière dont les pays se sont sentis contraints d’intégrer la CE dans le pilotage du processus de Bologne après l’en avoir explicitement exclue. De façon complémentaire, il analyse la reformulation des politiques du supérieur et la transformation de la vision de la société sur les universités que le processus a impliquées. Le débat sur le rôle des universités et sur leur mode de pilotage a évolué au gré des conférences ministérielles bisannuelles où les modalités de la création d’un espace européen de l’enseignement supérieur (EEES) ont été élaborées et mises en œuvre. Pour comprendre ce changement, il s’agit d’étudier les traductions réciproques de la vision des universités entre les acteurs qui ont fait évoluer le processus et d’identifier la manière dont la Commission, sans compétence légale sur l’enseignement supérieur, est parvenue à traduire les projets des autres acteurs et à inscrire sa propre vision dans les textes. L’objectif est aussi de montrer que le processus de Bologne a permis d’activer un “dispositif européen de l’enseignement supérieur” que les acteurs du supérieur ont contribué à renforcer en dix ans (Croché 2009).

L’analyse s’appuie sur Foucault et la théorie de l’acteur-réseaux (ANT–Actor-Network-Theory) ou sociologie de la traduction. La combinaison semble efficace pour étudier les transformations des universités et la manière dont elles ont été orchestrées. Foucault aide à qualifier les actants et les actions et à les situer dans une logique d’ensemble ; l’ANT de décrire l’arrière-fond de leurs actions, qui leur donne sens et peut les orienter. L’intégration des deux systèmes théoriques veut aussi respecter l’évidence selon laquelle l’arrière-fond est construit par des actions et qu’aucune n’est imaginable sans lui.

Après avoir montré en quoi un “dispositif (Foucault 1994) européen de l’enseignement supérieur” a été activé en 1998, l’article fait la description sociohistorique du processus de Bologne, en analysant l’affrontement entre les acteurs et les tentatives de chacun pour s’imposer comme “macroacteur” (Callon & Latour 2006). Il met en évidence la manière dont la CE est devenue le macroacteur du processus et dont elle s’est employée à conforter sa position et à orienter le dispositif affirmant par là son autorité sur ses partenaires et étendant ses “traductions” (Callon 1986) aux universités. Cet article se démarque ainsi des travaux (Musselin 2009, Paradeise 2009, Ravinet & Muller 2008) qui considèrent qu’aujourd’hui encore la Commission agit à la marge dans le supérieur, en promouvant la mobilité ou en militant pour l’éducation tout au long de la vie. Il prolonge l’analyse entamée dans “Qui pilote le processus de Bologne ?” (Croché 2006), paru dans Éducation et Sociétés. […]"

Plan de l’article :

- La Sorbonne (1998) : activation d’un “dispositif européen de l’enseignement supérieur”
- Traductions et naissance d’un macroacteur au sein du processus de Bologne
* De la Sorbonne (1998) à Prague (2001) : les luttes pour le pilotage du processus

* De Prague (2001) à Louvain (2009) : traductions concurrentes et définition des universités par le macroacteur
- Conclusion


Pauline Ravinet : "Comment le processus de Bologne a-t-il commencé ? La formulation de la vision de l’Espace Européen d’Enseignement Supérieur en 1998 "

Centre d’études européennes, Sciences Po Paris pauline.ravinet@sciences-po.org

Début de l’article : "La construction d’un Espace Européen d’Enseignement Supérieur (EEES) ou processus de Bologne semble reconnue dans toute l’Europe comme la dynamique de changement majeur dans ce secteur depuis des décennies. Tandis que ce processus suscite un intérêt grandissant dans le débat public et que de plus en plus de travaux se développent sur les transformations qu’il implique, sa genèse reste très peu étudiée.

Pourtant, la conférence de la Sorbonne (24 et 25 mai 1998), où Jürgen Rüttgers, Claude Allègre, Luigi Berlinguer et Tessa Blackstone, les ministres allemand, français, italien et britannique en charge de l’enseignement supérieur, lancent le premier appel à construire un EEES, apparaît bien comme un moment clé. C’est dans la déclaration de la Sorbonne qu’est pour la première fois formulée la vision d’un EEES structuré autour d’une architecture commune des diplômes en deux cycles principaux visant à améliorer la mobilité et l’employabilité des étudiants européens, l’attractivité du système européen d’enseignement supérieur. Ce document contient déjà le cœur de la déclaration de Bologne que les ministres de vingt-neuf pays européens signent en juin 1999. La vision formulée à la Sorbonne, puis validée à Bologne, fut ensuite complétée et ajustée mais jamais modifiée. C’est pourquoi rétrospectivement la conférence et la déclaration de la Sorbonne peuvent être envisagées comme l’événement et le document fondateurs du processus de Bologne. L’étude des mécanismes qui ont prévalu à la formulation de cette vision dès 1998 apparaît particulièrement intéressante pour en comprendre la dynamique.

Les questions de formulation des principes de la Sorbonne, des motivations des ministres signataires de la déclaration, celle du choix de la structure des diplômes en deux cycles, ne sont presque jamais abordées dans la littérature. La déclaration de la Sorbonne –comme les autres déclarations et communiqués du processus de Bologne– a fait l’objet de quelques intéressantes analyses de discours (Nokkala 2004, 2005, Fejes 2005). Celles-ci questionnent la logique interne du propos mais, ce faisant, isolent le texte de ses conditions sociologiques de production et ignorent donc les mécanismes de formulation proprement dits. D’autres travaux se focalisent sur le lien entre les initiatives communautaires dans le domaine et le lancement du processus à la Sorbonne (Hackl 2001, Corbett 2005). Cherchant à mettre en exergue la continuité historique, ces travaux délaissent ou contournent la question en partie autonome des mécanismes de formulation de la vision. D’autres travaux enfin s’intéressent au fonctionnement routinisé du processus de Bologne à partir des années 2000 et aux interactions entre les différents acteurs à l’échelon européen. Certains montrent le rôle croissant joué par la Commission (Racké 2005, Croché 2006), d’autres le rapport ambivalent avec l’Union européenne (Muller & Ravinet 2009) mais traitent en général très rapidement la genèse du processus de Bologne à la Sorbonne en 1998.

La présente étude propose de recomposer les mécanismes de formulation de la vision de l’EEES à la Sorbonne de façon approfondie. À partir d’une enquête par entretiens et dépouillement d’archives (correspondances, notes de réunions, notes de travail), il a été possible de répondre aux questions suivantes : Qui est à l’origine de la conférence et de la déclaration de la Sorbonne ? Pourquoi cet appel à construire un EEES est-il lancé par les ministres de quatre pays (Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni) ? Qui rédige la déclaration et dans quelles conditions ? Comment ce texte collectif a-t-il été négocié, quels ont été les points de consensus et d’achoppement ? Comment et pourquoi fait-on reposer le projet sur l’harmonisation de l’architecture du système européen d’enseignement supérieur ?
Cette étude montre que contrairement au récit courant de l’événement, la vision de l’EEES n’existait pas avant la conférence et la déclaration de la Sorbonne. La formulation proprement dite peut être recomposée en deux temps : début 1998, un premier couplage s’effectue entre le projet d’un colloque européen à l’occasion des 800 ans de la Sorbonne et l’émergence de la solution “3-5-8” en France ; en mai 1998, la vision est finalisée quelques semaines avant la conférence, lors de la procédure de rédaction et de négociation de la déclaration. Cet article veut contribuer à la connaissance du processus de Bologne en recomposant son lancement et au débat sur les approches cognitives des politiques publiques (Surel 2004), en montrant qu’une vision d’action publique dépend du sens du moment où elle est formulée, d’un “référentiel” (Muller 2005) et des conditions sociologiques de sa formulation et de son énonciation.
[…]"

Plan de l’article :

- En amont de la Sorbonne : la vision de l’Espace Européen d’Enseignement Supérieur n’existe pas
* Déconstruire le récit courant de la vision à l’origine de la Sorbonne
*Une convergence des priorités des quatre ministres à relativiser
- Un langage commun plus que des convictions communes
- Vers la Sorbonne : le couplage entre un événement européen et la solution “3-5-8” comme première formule
*Un événement européen à l’occasion des 800 ans de la Sorbonne
* L’émergence d’une structure des diplômes “3-5-8” pour résoudre des problèmes français
- La finalisation de la vision dans le processus de rédaction et de négociation de la déclaration
*Le passage du “3-5-8” à la structure en deux cycles principaux et de trois à quatre signataires
* Les motivations des quatre ministres pour signer la déclaration
- Conclusion


Evanthia Kalpazidou-Schmidt : "Les systèmes nordiques d’enseignement supérieur dans l’espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche"

Université d’AarhusThe Danish Centre for Studies in Research and Research PolicyFinlandsgade 4, 8200 Aarhus, Denmark eks@cfa.au.dk

Début de l’article : "L’enseignement supérieur dans les pays nordiques comme dans d’autres pays européens est en pleine transition en raison des réformes nationales du secteur public d’une part et des efforts d’intégration des systèmes de recherche et d’enseignement supérieur à l’échelle européenne d’autre part. Par conséquent, les initiatives nationales de modernisation de l’enseignement supérieur –processus entamé il y a plus de vingt ans– et les réformes sont encouragées par les institutions européennes. Le processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne, à l’origine de l’évolution, imposent de nouvelles exigences aux gouvernements et aux établissements d’enseignement supérieur. Cet article porte sur l’influence qu’exerce l’agenda européen sur l’enseignement supérieur et la recherche dans les pays nordiques.

L’objectif du processus de Bologne est la convergence des systèmes d’enseignement supérieur en Europe alors que la stratégie de Lisbonne vise à faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive au monde. Le premier est une initiative de la base, la seconde est imposée par le haut. Le lien entre les deux a été reconnu à Berlin en 2003 où a été confirmée la relation étroite entre recherche et éducation.

La Commission européenne n’est pas un acteur direct du processus de Bologne mais l’a rejoint pour renforcer la compétitivité de l’enseignement supérieur dans l’espace européen de la recherche. Si elle intervient dans la réforme des universités (par des programmes de mobilité européens tels qu’Erasmus, Tempus et Erasmus Mundus), ses compétences sur les politiques d’enseignement supérieur restent limitées.

Parmi les initiatives de la Commission européenne figure la volonté de moderniser les universités dans le cadre de la stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi. Dans sa communication de 2005, la Commission européenne (2005) souligne le rôle des universités dans le renforcement des trois pôles du triangle de la connaissance –éducation, recherche et innovation. Dans sa communication devant le Conseil et le Parlement européens (Commission européenne 2006) sur la modernisation des universités, la Commission rappelle qu’“actuellement, les universités européennes ne sont pas en mesure d’atteindre tout leur potentiel dans un certain nombre de domaines. Par conséquent, elles prennent du retard dans la concurrence internationale toujours plus féroce pour le recrutement des meilleurs universitaires et étudiants et ne parviennent pas à atteindre la masse critique, l’excellence et la flexibilité nécessaires à la réussite ni à s’adapter aux agendas de recherche en perpétuelle évolution. Ces échecs sont aggravés par un contrôle public excessif doublé d’un manque de financement”.

La nécessité de réformer les universités a été reconnue non seulement dans le cadre du processus de Bologne et de la stratégie de Lisbonne mais aussi dans l’agenda plus large des défis mondiaux auxquels l’Europe est confrontée. Bien que Bologne et Lisbonne aient vu le jour de façon différente (le premier comme processus intergouvernemental et la seconde comme initiative supranationale de l’Union européenne), ils semblent converger vers une approche intégrée afin d’affronter les nouveaux défis (Marginson & van der Welde 2007).

Le Conseil européen (annales de 2007) reconnaît que les défis liés à la mondialisation exigent des universités européennes qu’elles deviennent des acteurs mondiaux compétitifs. Le Conseil souligne par ailleurs “le besoin de cohérence dans l’avènement d’un espace européen de l’enseignement supérieur d’une part et d’un espace européen de la recherche d’autre part”. Dans sa dernière communication auprès du Conseil, la Commission européenne (2009) insiste sur l’importance d’investir dans la recherche-développement, l’innovation et l’éducation pour surmonter la crise économique actuelle.

Suite aux critiques contre l’enseignement supérieur et la recherche – autonomie limitée, tendance à l’uniformité, fragmentation, sous-financement, manque de mobilité, faibles taux d’accès au supérieur, sous-exploitation des résultats de la recherche, manque de concurrence pour recruter les étudiants, les chercheurs et les ressources, réglementations nationales étouffantes – des réformes ont été entreprises dans de nombreux pays européens.

Les systèmes d’enseignement supérieur des pays nordiques connaissent cette même vague de réformes. Les gouvernements engagés dans la stratégie de Lisbonne et le processus de Bologne, pour certains animés par l’idéologie du nouveau management public, ont mis en œuvre des réformes – conséquentes parfois – pour moderniser leur système d’enseignement supérieur. Ces réformes sont largement sur le même modèle : changements de gouvernance, autonomisation des établissements du supérieur, renforcement de l’encadrement, recours à des partenaires extérieurs, diversification des financements, hausse des fonds privés et introduction des procédures d’évaluation et d’obligation de résultats.

La transformation du supérieur dans les pays nordiques présente des similitudes en raison à la fois de leur engagement à atteindre les objectifs européens et de leur coopération étroite dans le Conseil nordique. Les pays nordiques ont adhéré dès le début (1999) au processus de Bologne et se sont tous engagés dans la stratégie de Lisbonne, sauf la Norvège qui ne fait pas partie de l’Union européenne mais suit de près l’agenda européen. Reste à savoir comment et jusqu’à quel point le processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne ont stimulé les politiques nordiques d’enseignement supérieur. […]"


Iris Kuang-Hsu Chiang : " Deux cents ans après la réforme d’Humboldt : Bologne Où va l’enseignement supérieur européen ? "

Higher and Community EducationUniversity of EdimbourgPaterson’s land, Edinburgh, EH8 8AQ, UK Courriel : <pure_light88@yahoo.co.uk>

Début de l’article : "Wilhelm von Humboldt a fondé en 1810 la première université moderne à Berlin. Sa réforme a non seulement inspiré toutes les universités traditionnelles en Europe de l’époque mais jeté les fondations de toutes les universités modernes.

Deux cents ans plus tard, les réformes de Bologne entraînent un nouveau changement majeur de l’enseignement supérieur européen. Comment et dans quelle mesure le transforment-elles ? Où vont-elles mener les universités européennes ? Enfin, auront-elles à l’échelle mondiale des effets comparables à celle d’Humboldt ?

Questions difficiles… que cet article s’efforce d’éclairer pour deux activités essentielles des universités : la recherche et l’enseignement, de l’exemple de la réforme d’Humboldt d’il y a deux siècles à celles de Bologne aujourd’hui. Présenter et interroger la réforme d’Humboldt sert une vision claire des besoins actuels de l’enseignement supérieur en Europe et dans le monde.

Les réformes de Bologne : qu’y a-t-il d’"européen” en matière d’enseignement supérieur ?

Le processus de Bologne ainsi que la mise en place d’un espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche visent à faire de l’Europe “l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde”, objectif défini lors du Conseil européen de Lisbonne en 2000. Même s’il est clair que les réformes de Bologne s’inscrivent dans une perspective nettement économique (Kwiek 2003, Kellermann 2007), l’objectif de créer une dimension et un espace européens dans l’enseignement supérieur et la recherche est indéniable.

Des progrès considérables ont été réalisés avec la réforme LMD (Licence-Master-Doctorat), l’application du système européen de transfert de crédits et différents schémas de mobilité dans la plupart des pays européens. Pourtant, les réformes de Bologne sont en général perçues comme un processus d’harmonisation, de compatibilité et de comparabilité (Floud 2006, 13 ; Reichert & Tauch 2005, 4 ; Wächter 2004). La question de l’existence d’un espace européen de l’enseignement supérieur reste entière. En réponse à cette question, la Commission européenne estime qu’à travers des “projets intégrés”, des “réseaux d’excellence” (Lawn & al. 2003, 181) et la création d’un “véritable agenda européen de la recherche” (186-187), l’encouragement à l’échelle européenne est réel et qu’“un espace européen de la recherche voit effectivement le jour” (180).

La coordination des recherches ou la production de ressources à l’échelle européenne signifient-elles pour autant l’existence d’une dimension ou d’un espace européens de la recherche ? Intéressons-nous à la façon dont les États-Unis voient le processus de Bologne. Floud, dans un article publié dans Change (juillet-août 2006), envisage les réformes de Bologne comme le passage d’un modèle européen traditionnel au modèle anglo-américain. “Il n’est donc pas surprenant que le processus de Bologne reproduise le système américain (ou britannique-irlandais). La répartition des études en trois cycles (licence–master–doctorat) était l’objectif à reproduire” (11). Les réformes de Bologne sont décrites en fin d’article comme “la transition de Ruritania vers Chicago” (12).

Les problématiques auxquelles les réformes de Bologne sont confrontées portent non seulement sur leur caractère européen mais aussi sur la façon de construire une dimension européenne de l’enseignement supérieur du futur. Comment les réformes de Bologne vont-elles influencer les universités européennes et où vont-elles les mener ?

La réforme de l’université par Humboldt éclaire ces questions, notamment en matière de recherche et d’enseignement, les deux missions essentielles des universités. L’articulation entre ces deux pôles joue un rôle déterminant dans toute réforme de l’enseignement supérieur. […]"

Plan de l’article :

- Les réformes de Bologne : qu’y a-t-il d’“européen” en matière d’enseignement supérieur ?
- La conjoncture de la réforme de l’Université par Humboldt Débat sur la recherche et l’enseignement aux XVIIIe et XIXe siècles
- La réforme de l’Université par Humboldt et l’émergence des universités modernes
- Les grands problèmes de la recherche et de l’enseignement propres aux universités “post-humboldtiennes” en Europe
* La recherche est mieux financée que l’enseignement
* La recherche est plus récompensée et reconnue que l’enseignement
*La recherche est plus facile à évaluer que l’enseignement
*Les universitaires estiment que la recherche améliore les pratiques enseignantes et non l’inverse
- Conclusion : Bologne ou l’espoir de refonder l’université à partir d’une vision renouvelée du savoir dans l’enseignement supérieur européen


Taina Saarinen : "Brève histoire de la qualité dans la politique européenne de l’enseignement supérieur : analyse des discours sur la qualité et de leurs conséquences sur les changements de politique "

University of Jyväskylä, Centre for Applied Language StudiesP.O. Box 35, FI-40014 University of Jyväskylä, Finland

Début de l’article : "Le concept de qualité est aussi séduisant qu’ambigu, il est conformé par les intérêts des parties prenantes (Harvey & Green 1993, Vidovich 2001). Il prend tout son sens quand des politiques d’enseignement supérieur sont évaluées en son nom (Vidovich & Porter 1999, Saarinen 2005a) ou quand il est lourdement chargé de valeurs. Dans la communauté universitaire, le discours sur la qualité suscite la méfiance et il n’est guère associé au renforcement de la compétitivité sur le marché du travail. L’écart entre le noble discours sur l’excellence et la régulation de l’enseignement supérieur sur le terrain fait l’objet d’âpres débats.

La qualité s’impose comme une évidence : nous préférons tous une qualité élevée à une qualité médiocre. Dès lors, un enseignement de qualité apparaît comme un objectif consensuel. Pourtant, cet objectif est hautement politisé (Harvey 2004) puisque sa réalisation implique des mesures politiques qui sont loin d’aller de soi.

Diverses raisons politiques et démographiques expliquent l’intérêt récent pour la qualité dans l’enseignement supérieur (Segerholm 2003, Morley 2003), notamment sa massification (Scott 1995, Morley 2003). L’augmentation du nombre d’universités, des membres de leur personnel et de leurs étudiants a obligé les responsables de l’enseignement supérieur du monde occidental à mettre en place des méthodes de contrôle et d’assurance qualité, dans une conjoncture où les coupes budgétaires dans le financement public ont suscité des craintes quant à sa qualité. Morley (2003, 1) montre que le besoin d’assurance qualité s’est exprimé en réaction à ce qu’elle appelle le “chaos de l’expansion mondiale de l’enseignement supérieur”. Parmi les arguments en faveur d’une politique de qualité dans le supérieur, l’augmentation des échanges internationaux figure en bonne place (Van Vught & Westerheijden 1993). Les mobilités d’étudiants exigeaient que la qualité des divers systèmes éducatifs soit garantie par des dispositifs fiables. La mobilité internationale et le besoin de faciliter la comparaison des diplômes, en raison notamment des tensions sur le marché du travail, sont en partie à l’origine du processus de Bologne.

Cet article dresse un panorama des différents sens donnés à la qualité par les acteurs du champ de l’enseignement supérieur. Le caractère polysémique de la qualité dans les documents sur le processus de Bologne depuis la fin des années 1990 est examiné d’abord : quels sens, quelles représentations, quelles valeurs ? L’article analyse ensuite les acteurs de la qualité : qui est mis en avant, qui est laissé de côté ? Enfin l’approche discursive de la politique de la qualité est critiquée dans une conjoncture de changements politiques. […]"

Plan de l’article :

- Motivation théorique et méthodologique
o Perspective discursive sur la politique de l’enseignement supérieur
o Discours critique : vers une analyse sociale
o Changement politique, politique discursive
- Le processus de Bologne
- Le processus de Bologne d’un point de vue discursif : deux cas
o Cas 1 : le développement de la qualité du sommet de la Sorbonne (1998) à celui de Berlin (2003)
o Cas 2 : les acteurs sociaux et les interfaces nationales du processus de Bologne
- Discussion

taina.m.saarinen@jyu.fi


Laurence Faure : "Les effets de la proximité sur la poursuite d’études supérieures : le cas de l’Université de Perpignan "

Groupe de Recherche sur la Socialisation (UMR 5040)
Université Lumière, Lyon 2
5, avenue Pierre Mendès France
69500 Bron

Début de l’article : La dimension spatiale de la localisation des services éducatifs, après les travaux précurseurs de l’INED en France, était jusqu’à présent approchée par l’articulation entre ségrégation socioscolaire et ségrégation spatiale dans l’enseignement secondaire (van Zanten 2001, Oberti 2007). Récemment, cette réflexion a été engagée dans le supérieur, montrant que les inégalités liées à la poursuite et à la réussite des études n’étaient pas seulement sociales mais aussi spatiales (Beaud 2003, Convert 2003, Félouzis 2003). La question de l’effet d’établissement ou encore celle de l’effet de contexte se sont alors trouvées au cœur des interrogations.

Dans une conjoncture de massification de l’enseignement supérieur universitaire français, le nombre d’universités a été multiplié par deux, passant de 40 en 1968 à 84 aujourd’hui. La création de nouveaux sites constitue une transformation majeure de l’enseignement universitaire dans la seconde moitié du XXe siècle (Filâtre & Grossetti 2003), qui a conduit à formuler de façon relativement nouvelle les questions de sociologie de l’enseignement supérieur (Bernet 2009, Duru-Bellat, Jarousse & Rapiau 1994, Felouzis 2003). Une interrogation émerge ainsi depuis quelques années : celle des effets de la meilleure couverture du service public d’enseignement supérieur sur l’ensemble du territoire. La multiplication des sites universitaires contribue-t-elle à réduire les inégalités ou à en produire de nouvelles ?

Ces créations résultent d’une politique publique volontariste visant entre autres la démocratisation de l’accès au supérieur et le désengorgement des universités des grandes métropoles face à l’afflux massif d’étudiants. Elles ont également été initiées par les acteurs locaux, dont les élus, qui avaient intérêt à favoriser l’implantation d’un site universitaire sur leurs territoires (Filâtre 2003). La réouverture de l’université de Perpignan (créée en 1350 puis fermée en 1793), d’abord comme antenne universitaire puis en tant qu’université à part entière, s’inscrit dans la deuxième vague de fondation des années 1950-1960. Sa présence dans les Pyrénées Orientales a-t-elle contribué à une démocratisation de l’accès aux études ?

À partir d’une enquête [1]par questionnaire menée auprès d’étudiants inscrits en 3e année de licence à Perpignan, cet article étudie les effets de la présence d’une petite université de ville moyenne sur le processus de démocratisation. Face aux réformes françaises du supérieur, qui interrogent autant sa mission que son organisation et sa structuration, l’analyse peut contribuer à en éclairer les enjeux. Elle permet, à partir d’un exemple local, d’axer la réflexion sur les effets de la reconfiguration du système universitaire alors que l’état antérieur n’a pas véritablement fait l’objet d’un bilan approfondi.

Les enjeux associés aux réformes universitaires françaises sont présentés avant l’examen de la façon dont une petite université de proximité contribue à la démocratisation de l’accès aux études.

La Loi sur la Responsabilité des Universités d’août 2007 (LRU), inscrite dans le mouvement de réforme européen, dit “processus de Bologne” (Abélard 2003, Charles & Soulié 2007), tend à renforcer le lien entre universités et acteurs locaux à travers des compétences élargies. Bien que les auteurs ne s’accordent pas sur leur rôle, les organisations internationales –UNESCO et OCDE– (Charlier & Croché 2003, Milot 2003) ont contribué à faire émerger cette autonomie. Or si elle a pour vocation de faciliter les financements autres que ceux de l’État, elle risque d’engendrer des liens de dépendance avec l’environnement local, de façon variable selon le territoire d’implantation (Montlibert 2004). Entre une université localisée dans une région dynamique économiquement et une autre dans un bassin où l’industrie est inexistante ou fortement sinistrée, les possibilités de ressources externes sont loin d’être équivalentes.

Le plan licence est un autre exemple des conséquences potentielles de la politique du supérieur en France, notamment sur les petites universités. Mis en place en 2008, son ambition, lutter contre les abandons et les échecs, semble préserver le projet de démocratisation. S’il s’inscrit dans le modèle général de révision des politiques publiques à l’œuvre dans le nouveau modèle de contrat État-université, dit modèle SYMPA (SYstème d’Allocation des Moyens à la Performance et à l’Activité), ce plan est un moyen d’évaluer le volet pédagogique des universités sur la base des taux de réussite et de l’insertion professionnelle de leurs diplômés. Sous la forme d’un contrat qui les engage, elles seront évaluées au titre de l’assurance qualité qui découle du processus de Bologne sur leur capacité à résorber le taux d’abandon et d’échec des étudiants, dont la responsabilité ne peut pourtant être imputée à la seule université (Garcia 2009). La logique consiste à financer un plan de lutte contre les échecs en espérant un retour sur investissement, ce qui contribue au renforcement du contrôle et de l’évaluation par l’État (Musselin 2008), parallèlement à son désengagement d’une logique de service public. Les universités qui auront les meilleurs taux de réussite seront “récompensées” en monnaie sonnante et trébuchante, les autres considérées comme non performantes, seront sanctionnées. La rentabilité au moindre coût est le principe directeur. Abstraction est faite des caractéristiques socioscolaires des étudiants, variables selon les formations disciplinaires et les universités, alors même que le problème a déjà été soulevé pour l’enseignement secondaire (Derouet 1992) : quel sens y a-t-il à mesurer des performances à partir de taux de réussite bruts sans prendre en considération les inégalités entre établissements ? Les différences entre universités font s’interroger sur les conséquences financières de la loi LRU articulée au plan licence. Certaines universités ne pourront guère faire appel à des fonds externes alors que le financement d’État sera pour partie conditionné au taux de réussite d’étudiants de niveau scolaire souvent plus faible, dont l’insertion professionnelle est plus aléatoire sur des territoires à taux de chômage élevé. L’alternative de financement qui se profile via l’augmentation des droits d’inscription (Vinokur 2009) n’est pas sérieusement envisageable dans de petites universités, où la proportion d’étudiants à faibles revenus est plus conséquente. L’unique variable d’ajustement, en période de réduction budgétaire drastique, sera la modulation des services. Dans de petits établissements, déjà plus ou moins sous-dotés en universitaires selon les disciplines, seul un sur-service d’enseignement au détriment de la recherche permet de fonctionner (Faure & Soulié 2006). Les universitaires seront alors en posture délicate face à la perspective d’une évaluation par la recherche.

La situation actuelle traduit une réorientation radicale de la politique d’État : après une période de décentralisation et de territorialisation des sites de formation, une phase de reconcentration commence avec la mise en place des Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur (PRES). Il est probable qu’avec le regroupement des universités en grands pôles, les petites universités se voient au mieux réduites à des collèges universitaires. Ce processus conduit à revenir sur le rôle de démocratisation des universités de proximité pour saisir les conséquences des réformes actuelles.
[…]"

Plan de l’article :

- Les effets d’une université de proximité sur l’entrée dans les études
* Un public de proximité, traditionnellement peu familier de l’enseignement supérieur
*Une tendance à la moyennisation, plutôt qu’à une démocratisation de l’accès au supérieur
*Une démocratisation productrice d’effets de ségrégation socio-spatiale
- Ancrage territorial et perspectives d’avenir
* Une cohabitation prolongée qui favorise la poursuite d’études
* Ancrage territorial et faible anticipation de mobilité géographique : vers une ségrégation socio-spatiale de long terme ?
- Conclusion : vers la fin d’une politique de démocratisation


Débats

Jean-Émile Charlier, "Faire du processus de Bologne un objet d’analyse "

Début de l’article :

Exposer l’enseignement supérieur à l’analyse

Pendant la seconde moitié du XXe siècle, l’enseignement supérieur n’a pas été au cœur des préoccupations des sociologues et des politologues occidentaux. La question centrale qu’ils adressaient alors à l’enseignement concernait sa démocratisation et l’influence de la catégorie sociale sur les choix d’études et les chances de réussite (Derouet & Normand 2008). Pendant des décennies, les logiques sociales et politiques visant à distribuer les postes en fonction des compétences attestées par l’École ont rejoint le projet, initialement inspiré par la guerre froide, de mobiliser tous les talents disponibles sur le territoire. Dans pareille conjoncture, le cycle d’études le plus problématique était le secondaire, au cours duquel l’espace des orientations d’études supérieures des élèves est progressivement resserré. Parce qu’il apparaissait comme celui où toutes les déterminations trouvaient à s’exprimer, il a longuement focalisé l’intérêt des analystes et l’attention des décideurs. Conséquence logique de la priorité qui lui était accordée, il était légitime de considérer l’enseignement supérieur comme une boîte noire à l’intérieur de laquelle il n’était pas nécessaire de pénétrer. Cette position, malgré son adossement à de robustes points d’appui théoriques, n’a cessé de s’affaiblir au cours des années, des comptes ont été demandés avec une insistance croissante aux universités, privées de la “suprafonctionnalité” qui les protégeait (Javeau 1998), sur la qualité de la préparation au marché de l’emploi qu’elles donnent à leurs diplômés, sur les effets de leurs actions sur le développement des collectivités locales, régionales, nationales, supranationales qui les soutiennent, sur leur capacité à augmenter le potentiel scientifique autochtone par les apports de chercheurs étrangers talentueux.

La Conférence de la Sorbonne de 1998 a solennellement désigné le supérieur à l’attention des analystes et des décideurs. Pour l’occasion, son rôle a été magnifié : “nous devons renforcer et utiliser dans notre construction les dimensions intellectuelles, culturelles, sociales et techniques de notre continent. Elles ont été, dans une large mesure, modelées par ses universités, qui continuent à jouer un rôle central dans leur développement”. Si on suit la logique de ce propos, promouvoir l’enseignement supérieur du vieux continent, accompagner les pays qui le composent à harmoniser leurs systèmes revient rien moins qu’à défendre la civilisation européenne, menacée par le reste du monde. La réunion de la Sorbonne de 1998 est une marque forte dans une évolution historique complexe qu’elle n’a pas enclenchée (Croché 2009b) mais dont elle a puissamment confirmé l’orientation. Elle a rendu légitime le glissement de l’intérêt des sociologues et des politologues de la démocratisation de l’enseignement à la production des élites et a soutenu que l’analyse des politiques éducatives devait désormais s’opérer à un nouveau palier qui ne serait plus la Nation, mais l’Europe, voire le monde. Les deux évolutions sont d’ailleurs cumulatives : les dispositifs d’aide aux étudiants pour leur faciliter l’accès à l’enseignement supérieur fonctionnent sur des bases nationales ou infranationales, ne plus porter intérêt qu’à ce qui se joue au palier supranational implique donc ipso facto de se préoccuper de la formation des élites plutôt que de démocratisation de l’enseignement.

Depuis le pivot historique marqué par la réunion de la Sorbonne, de nombreux auteurs se sont interrogés sur le manque de recherches sur l’enseignement supérieur ou sur leurs faiblesses théoriques. Parmi d’autres, Moravcsik, en 1998, a regretté que l’enseignement supérieur n’ait pas inspiré de recherches significatives, en 2003, Dubet a relevé leur dispersion. En 2005, Corbett a constaté que les démarches de la Commission européenne dans ce domaine n’avaient guère retenu l’attention des politologues En 2005, Lawn & Nóvoa ont souligné que l’espace européen d’éducation n’avait pas été constitué comme objet d’études. En 2003, McLendon & Hearn, en introduction d’un numéro d’Education Policy portant sur les politiques du supérieur, ont proposé une hypothèse explicative à ce manque d’intérêt des analystes pour l’enseignement supérieur. Ils ont soutenu qu’aux États-Unis, de nombreux chercheurs avaient continué à considérer que l’enseignement supérieur était situé hors des domaines régis par les politiques publiques, bien que les interventions des États aient été nombreuses au cours des dernières décennies. On peut convenir avec eux que la représentation d’une université produisant son système de régulation, présente sous diverses formes partout en Occident, peut avoir contribué à en décourager l’analyse. L’argument n’était cependant pas définitif.
En effet, chaque texte dénonçant le peu de recherches consacrées au supérieur indiquait aussi qu’il était en passe de devenir un objet d’études et invitait les analystes à y consacrer davantage d’attention. En Europe, les liens étroits qui se sont établis très peu de temps après son lancement entre le processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne ont mis en évidence la dimension politique du processus et du projet qui le sous-tend. Le résultat est peu contestable, les travaux qui concernent l’enseignement supérieur en général, le processus de Bologne en particulier, sont désormais nombreux (Tight 2004) et, s’ils ont d’abord pu paraître peu variés et essentiellement tournés vers l’aide à la décision (Kehm &Teichler 2007), ils ont tendance à se diversifier et à soutenir des positions critiques qui ont longtemps été l’apanage des mouvements sociaux. Certaines des analyses les plus critiques ont été produites par des analystes du Sud, latino-américains ou africains. En débordant du continent européen et en affirmant sa prétention à l’universalité, le processus de Bologne s’est fatalement exposé à des commentaires qui partent d’autres traditions culturelles que celles dont il est le fruit. Ces commentaires appartiennent pourtant désormais à son histoire et contribuent aussi à le façonner comme objet d’études.

À l’origine : la Sorbonne et la dynamique de l’action collective

Comme le souligne Ravinet (2009), dans ce numéro, la genèse du processus reste relativement méconnue et a fait l’objet de réinterprétations multiples qui en camouflent nombre d’aspects. Elle revient donc fort opportunément sur la manière dont a été préparée la réunion de la Sorbonne qui a marqué le lancement de ce qui est ensuite devenu le processus de Bologne. Elle met en évidence à la fois que la rencontre a été préparée par très peu de personnes en un laps de temps très court (voir aussi Ravinet 2005) et que la préparation des conclusions a été non conflictuelle, bien que les conditions de travail n’aient pas été optimales. Elle interprète la facilité avec laquelle les acteurs ont pu collaborer et s’entendre comme une conséquence du fait qu’ils partageaient un même référentiel au sens de Muller (2005). Elle évoque en conclusion une “rationalité intuitive et itérative de construction d’une stratégie et d’un objectif par approximations successives reposant sur une intuition forte quant à l’orientation générale du projet”. Cette formule heureuse rend bien compte de la nature des liens qu’elle établit entre les stratégies des acteurs et le cadre dans lequel ils interagissent. C’est sur les manières d’interpréter ces liens et de conceptualiser le cadre que les travaux sur le processus de Bologne se différencient le plus aujourd’hui, qu’ils concernent la réunion de la Sorbonne ou ses prolongements.

D’autres travaux ont tenté de retracer cette genèse et sont arrivés à des résultats comparables. La précipitation a été de pair avec des approximations embarrassantes : la date choisie ne correspond pas à celle du huit centième anniversaire de la Sorbonne (voir entre autres Charlier 2009), les universités ne sont pas nées en Europe comme l’affirme le communiqué de la Sorbonne (voir entre autres Chiang 2009, dans ce numéro). Peu importe finalement, l’essentiel est qu’un cadre culturel et politique autorisait ces jeux avec la vérité historique, qu’il les rendait imaginables à ceux qui se les autorisaient, bénins à ceux qui en prenaient connaissance, ce qui explique qu’ils ont été rarement dénoncés. Ravinet choisit de rendre compte de l’influence de ce cadre par le concept de référentiel. Gorga (2009) s’inscrit dans une perspective théorique très similaire. Croché (2009a) mobilise pour sa part le concept foucaldien de “dispositif” pour étudier la relation entre les stratégies des acteurs et le système dont ils participent. Il y a évidemment plus qu’une nuance entre ces conceptualisations : si les deux reconnaissent que les acteurs ont une capacité d’intervention stratégique sur ce cadre pour le faire évoluer, la seconde donne à ce cadre une force d’orientation des conduites bien plus puissante que la première.[…]"


[1Financée par le PUCA (Faure 2008), réalisée en 2004 auprès de 632 étudiants. Nous remercions particulièrement A. Girard, qui a collaboré à cette recherche ainsi qu’H. Blanchard, responsable du programme PERTUS