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La guérilla médiatique des climato-sceptiques - Jade Lindgardt, Médiapart, 17 mai 2010

lundi 17 mai 2010, par Elie, Laurence

Pour lire cet article sur le site de Mediapart.

Censuré Claude Allègre, interdit d’antenne et de publication ? C’est ce qu’il laisse croire dans son dernier livre, L’Imposture climatique : « Il y a une vérité imposée avec des méthodes dignes des régimes totalitaires », « quelques technocrates de l’ONU n’ont pas hésité à manipuler l’opinion mondiale (...) sans laisser la parole aux scientifiques qui ne pensaient pas comme eux » et « en les empêchant de publier leurs idées ».

En réalité, Claude Allègre s’est engagé dans une véritable guérilla médiatique contre ses détracteurs. Sans jamais le reconnaître publiquement, le physicien et ses collaborateurs de l’Institut de physique du globe (IPG), le centre de recherche qu’il a dirigé au sein de l’université Paris-Jussieu, exercent des pressions directes et indirectes pour arracher de l’espace médiatique, choisir leurs interlocuteurs et faire taire leurs détracteurs.

Vidéo Sylvestre Huet

Le 19 avril dernier, Sylvestre Huet reçoit une invitation de la chaîne Public Sénat pour participer à son émission phare de débat, « Bibliothèque Médicis », animée par le président de la chaîne, Jean-Pierre Elkabbach. Le journaliste scientifique de Libération vient tout juste de publier un livre au vitriol contre Claude Allègre, L’Imposteur c’est lui (lire ici notre recension du livre), qui accuse l’ancien ministre de manipuler les données qu’il brandit pour étayer sa thèse climato-sceptique. L’enregistrement doit avoir lieu trois jours plus tard, réunissant, autour de la ministre de la recherche Valérie Pécresse, le climatologue Bernard Legras, et le géophysicien Vincent Courtillot, proche des thèses de Claude Allègre. Mais la veille du tournage, Sylvestre Huet est évincé du plateau, que rejoignent finalement Jean Jouzel, vice-président du groupe scientifique du GIEC, le mathématicien Benoît Rittaud, auteur d’un récent Mythe climatique, dans lequel il dénonce l’obsession à ses yeux dommageable du CO2, ainsi que le vulcanologue de l’IPG Steve Tait.

Pour justifier l’annulation de l’invitation, Public Sénat explique à Vanessa Retureau, l’attachée de presse de L’Imposteur c’est lui, chez Stock, que les scientifiques ont demandé à débattre entre eux. La demande semble « parfaitement légitime » à Anne-Marie Moreau, rédactrice en chef de l’émission, qui souligne que « les deux camps », pro- et anti-Allègre l’ont formulée. La chaîne est particulièrement fière de son émission qu’elle considère comme « le premier débat » sur le sujet dans les médias — oubliant un peu vite ceux déjà organisés par David Pujadas au « 20 heures » de France 2, Guy Birenbaum pour Arrêt sur images, Guillaume Durand sur France 2 ou encore Nicolas Demorand sur France Inter.

Mais elle fut « très difficile à organiser » de l’aveu de la directrice de la communication, Myriam Multigner, parce que « chacun a ses envies et ses positions, il faut trouver un consensus pour que les conditions du débat soient réunies et que tout le monde accepte d’y participer ». Confirmation de la rédactrice en chef de « Bibliothèque Médicis » : « Jusqu’au matin de l’émission, j’avais les uns et les autres au téléphone. »

« Relations détendues avec Elkabbach, Paoli, Demorand, Calvi, Taddeï... »

Sauf que... interrogé par Mediapart, Bernard Legras dément catégoriquement avoir exigé une discussion entre chercheurs : « Je considère que ce n’est pas sur un plateau de télévision que l’on tient un débat scientifique de fond mais qu’à partir du moment où on accepte de discuter devant des caméras, il n’y a pas lieu de refuser la présence de journalistes. » Il poursuit : « A aucun moment, on ne m’a consulté pour la composition de la table. Jean-Pierre Elkabbach m’a dit que le débat avait lieu entre scientifiques, et je lui ai répondu que selon moi le vrai débat scientifique devait se tenir dans d’autres lieux, les revues scientifiques ou devant des pairs. »

Réponse similaire de Jean Jouzel : « Je n’ai jamais été au courant du fait que Sylvestre Huet ait été invité. » Il confirme avoir appelé la chaîne « mais plus pour savoir si la ministre (Valérie Pécresse) participerait effectivement à l’émission ». Même écho de Benoît Rittaud : « Je n’ai pas eu connaissance d’une concertation pour la liste des invités. »

Steve Tait n’ayant pas participé à la discussion sur le climat, reste Vincent Courtillot. A-t-il fait exclure le journaliste de Libération du débat ? Bingo. Le directeur de l’IPG explique à Mediapart : « J’ai dit que je n’acceptais pas ce débat s’il avait lieu face à un journaliste avec qui les arguments ne sont pas les mêmes. » Le motif se veut institutionnel, presque déontologique. Mais cache en réalité une inimitié explosive.

A la fin de l’émission de Public Sénat, alors que les caméras tournent toujours, lors d’un aparté avec Jean-Pierre Elkabbach, il attaque nommément Sylvestre Huet, pourtant absent du plateau : « Je souhaite que vous ne me demandiez pas ce que je pense de Sylvestre Huet, je vous ferais remarquer qu’il est parmi les journalistes d’un groupe d’un ou deux comparé à bien d’autres qui ont de cela — dont vous-même — une vision un peu plus ouverte. »

Cette fois-là, au moins, le débat eut lieu. Ce n’est pas toujours possible. Invité par Le Monde, Vincent Courtillot a refusé de débattre avec... Bernard Legras. De même que Claude Allègre a décliné une confrontation avec Jean Jouzel, toujours pour le quotidien du soir. « Il est clair que M. Courtillot ne souhaite pas débattre avec des contradicteurs », considère Bernard Legras. « J’avoue que depuis la signature de la “pétition” mensongère et diffamatoire à mon égard, j’ai un peu de mal avec ceux qui l’ont signée, confirme Vincent Courtillot. Je n’ai pas envie de leur mettre mon poing dans la gueule, mais je n’ai plus envie de discuter avec des gens avec qui le niveau du débat n’est plus intellectuel. »

Le problème, c’est que cette stratégie d’évitement réduit d’autant l’espace médiatique de la contradiction. Les articles des uns et des autres paraissent dans les revues scientifiques — au prix d’infraction avec l’éthique du peer review. C’est précisément ce que dénonce Sylvestre Huet, qui décrit comment des chercheurs de l’IPG se font éditer par leurs propres collègues, sans s’exposer au jugement de leurs pairs. Mais cela, le grand public l’ignore, et dépend pour s’informer de ce qu’en disent journaux, télévisions et radios. Moins les climato-sceptiques débattent avec d’autres climatologues, moins leurs arguments sont mis en doute, et moins les scientifiques ont l’occasion d’expliquer que la controverse médiatique du climat ne reflète pas l’état de la science, pour qui aujourd’hui le rôle du gaz carbonique dans le réchauffement de la planète ou de l’origine de son augmentation dans l’atmosphère ne fait pas de doute.

En coulisse, Claude Allègre et Vincent Courtillot choisissent les adversaires qui leur seyent et les contextes qui leur conviennent. « Les relations sont détendues et même amicales avec Elkabbach, Paoli, Demorand, Calvi, Taddeï... », décline Vincent Courtillot. Ça a l’air d’être plus délicat entre Claude Allègre et Terra Eco, un mensuel d’économie et d’écologie. Invité par le magazine à débattre avec le climatologue Hervé Le Treut, l’ancien ministre décline par email : « Ce dialogue de sourds a déjà été tenté. » Au téléphone, il précise au directeur de la rédaction, David Solon : « Quand le GIEC n’avait aucun problème et que je les sollicitais pour débattre, il ne répondait pas. Maintenant vous me sollicitez pour redorer leur blason, je n’y vais pas. »

Un bon débat sur le climat doit-il servir les intérêts des climato-sceptiques ? « Jusqu’à il y a six mois, les climato-sceptiques, comme on les appelle, ne s’exprimaient presque jamais dans les médias », fait remarquer Vincent Courtillot qui voit là un juste retour des choses.

« Vous saurez trouver le chemin d’une librairie »

En privé, tous les coups sont permis, ou presque. Il y a ce mail reçu par Sylvestre Huet, après qu’il a publié des propos du paléo-climatologue Hakan Grudd contestant l’interprétation que Claude Allègre fait de ses travaux : « M. Huet, vous êtes un imbécile stalinien comme vous l’étiez hier. » Ou encore ces messages envoyés par l’ancien ministre et Vincent Courtillot à Edouard Brézin, ancien président du CNRS, pour lui passer un savon après une interview dans La Croix où il accusait l’ancien ministre d’adopter une posture non scientifique, et d’avoir publié une courbe truquée (celle de Grudd). « Leurs commentaires n’apportent rien au débat scientifique », commente pudiquement le physicien.

En situation d’interview, l’ancien ministre peut se montrer malcommode. Luc Cédelle, journaliste au Monde, spécialiste de l’éducation, a suivi le ministère de la recherche de Claude Allègre. Il se souvient d’un entretien avec le ministre, en 2000, pour Le Monde de l’éducation. « Durant l’entretien, l’atmosphère était pénible : il accueillait chaque question en soufflant comme si c’était la question la plus con qu’il eût jamais entendue de toute sa vie... La validation a été un calvaire. Avec une sorte de "pression" mais le mot me semble impropre parce qu’il suppose une visée rationnelle qui faisait totalement défaut. » Selon les informations transmises au journaliste par sa hiérarchie, le ministre « a d’abord téléphoné directement à Colombani pour demander quel était le crétin qui avait rédigé son interview (laquelle, entretemps et suite à moult allers-retours avec son cabinet, était devenue publiable). Puis il a exigé que l’interview soit annulée et s’est fait envoyer sur les roses par Colombani. »

Dix ans plus tard, Claude Allègre n’est plus ministre. Mais il suit toujours avec attention ce qui s’écrit à son sujet. Le 19 mai 2010, Denis Sieffert, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Politis, est convoqué devant le tribunal de grande instance de Paris, poursuivi par Claude Allègre pour « diffamation publique envers un fonctionnaire public ». Objet du litige : une tribune publiée en juin 2009 (à lire ici) , six mois avant la notification de la commission rogatoire, signée de huit personnalités (l’économiste et militante d’Attac Geneviève Azam, Benjamin Dessus, le président de Global Chance, le biologiste Jacques Testart...). Elles y font état des accusations portées par d’anciens collaborateurs contre Claude Allègre, accusé d’avoir grossi les risques que représentait le volcan de La Soufrière en Guadeloupe en 1976, afin que l’IPG profite de plus gros crédits de recherche.

Ce sera — même si le climat n’en sera pas le sujet — le premier procès pour diffamation publique de l’épisode climato-sceptique, depuis que Vincent Courtillot a renoncé à poursuivre Libération et d’autres journaux pour l’écho qu’ils ont donné à la pétition de scientifiques contre lui-même et l’ancien ministre de la recherche. Le signe d’un durcissement ?

Il y a d’autres manières de clouer le bec à ses détracteurs. Comme par exemple, de ne pas leur envoyer son livre. C’est ce qui est arrivé au journaliste indépendant Denis Delbecq. A l’approche de la parution de L’Imposture climatique, il contacte le service de presse de l’éditeur (Plon) pour en recevoir un exemplaire, et s’entend répondre qu’au vu de son traitement de l’auteur sur son blog, il saura « bien trouver le chemin d’une librairie ».

Cela n’empêche pas Delbecq d’être invité par l’émission de Guillaume Durand sur France 2 pour porter la contradiction à Claude Allègre. Sauf que lui aussi fait les frais d’une annulation de dernière minute. « On voudrait une personne un peu “péchue” en face de lui », lui explique-t-on. Quarante-huit heures avant l’enregistrement, nouvel appel : « France 2 change l’émission, ce n’est plus Allègre face à ses détracteurs, mais Allègre face aux Français. » Des contradicteurs initiaux, seule la paléo-climatologue Valérie Masson-Delmotte survit dans le nouveau casting.

Pourquoi ces revirements de dernière minute ? Hasard du calendrier, répond Alexandre Duarte, le chargé de production de l’émission de Guillaume Durand. A partir du 10 mars devait commencer la nouvelle formule de l’émission confrontant dorénavant les invités principaux « aux Français ». Pourquoi alors avoir commencé par lancer ces invitations à Delbecq et Paul Ariès ? Mauvaise organisation ? Hésitation sur le dispositif ? « Après, on a trop de spécialistes, ça devient trop pointu », avance le chargé de production. Résultat, à l’antenne, le géophysicien ne fait qu’une bouchée des « Français moyens » assis face à lui : un photographe sous-marin, la responsable d’un magasin, et un habitant de l’île de Ré, malheureuse victime de la tempête Xynthia et du tsunami lors de ses vacances en 2004.

Assise au milieu des invités, Masson-Delmotte fait ce qu’elle peut pour contredire le contempteur de l’« imposture climatique ». « Mais ce qu’il dit est facile à entendre et compliqué à démonter », constate Denis Delbecq. Surtout qu’il bénéficie d’un traitement de faveur : de tous les invités en face-à-face avec « les Français », il est le seul à en être l’hôte unique. Pour Valérie Masson-Delmotte : « C’est un piège d’une certaine façon de participer à ces émissions. J’ai parfois du mal à me faire entendre par les journalistes. Mon travail, c’est ma recherche. J’ai passé un temps incroyable à déboguer les erreurs de Claude Allègre. J’y laisse des plumes. »

Vincent Courtillot, en fin de carrière, et couvert de récompenses académiques, n’a plus rien à craindre. Claude Allègre, retraité, encore moins.

Une Terre noire... et plate

Aucun de ces petits arrangements et de ces jeux d’influence ne fonctionnerait sans la sensibilité des médias à leur caresse. La couverture du Point sur « le procès Allègre » réussit la meilleure vente depuis le début de l’année au moment de sa parution (80.000 exemplaires). A l’intérieur, un article de couverture au fond peu critique et une double-page sur la science du climat que le journaliste scientifique du magazine refuse de signer. Pas de quoi se fâcher avec l’ancien ministre, quitte à semer le doute dans la rédaction, et l’assurance d’un succès en kiosque.

Claude Allègre compte des patrons de presse parmi ses relations. Laurent Joffrin, le directeur de rédaction de Libération, a même coécrit un livre avec lui, Les Audaces de la vérité, en 2001. Quand Libération met en « une » un dessin qui représente Allègre portant un bonnet d’âne, le 1er avril 2010, « c’est la rédaction et des chefs de service qui l’ont imposé, Joffrin s’est retrouvé tout seul », raconte un journaliste. Dans ce même numéro qui relaie la pétition des scientifiques contre Allègre et énumère ses plus grosses erreurs et manipulations sur le climat, le directeur du quotidien prend en charge l’édito. Il l’intitule « Vérités » et, sans prendre le parti du géophysicien, reprend à son compte une partie de ses critiques contre le GIEC : « l’expression de thèses péremptoires, la dénonciation virulente des questionneurs, la transformation de résultats scientifiques en prêches exaltés finissent par nuire à la cause qu’on veut défendre ». Sur son blog, Sylvestre Huet pilonne Claude Allègre de billets impitoyables. Mais dans le journal papier il n’écrit que deux articles (voir la vidéo de son interview par Mediapart en première page de cet article).

C’est en décembre 2007 que les pressions furent les plus fortes sur les journaux : Vincent Courtillot et ses collaborateurs font alors l’objet de virulentes critiques de la part des climatologues. Ils viennent de publier un article scientifique qui prétend trouver des corrélations entre l’activité solaire, le géomagnétisme de la Terre et l’évolution de ses températures moyennes. Mais leurs calculs comportent des erreurs jugées grossières par leurs pairs (retrouver ici l’analyse du physicien américain Ray Pierrehumbert sur cette affaire des « chevaliers de l’ordre de la Terre plate » publiée sur le site RealClimate). La bourde est relatée par Libération, Le Monde et Le Figaro.

Un journaliste appelle Allègre sur son téléphone portable pour recueillir sa réaction à la bévue de son proche collègue : « Il m’a dit qu’il trouvait scandaleux que son nom apparaisse dans ce contexte alors qu’il n’était pas l’auteur de l’étude, m’a traité de “connard” et de “sale con” et n’a plus jamais pris mes appels. » Il se plaint par lettres aux directions des rédactions.

Vincent Courtillot obtient la publication d’un droit de réponse dans Le Monde (à lire ici). Son texte est tellement agressif à l’égard du journaliste du Monde Stéphane Foucart qu’à titre exceptionnel — pour la première fois depuis que la formule a été mise en place en 1994 —, il est accompagné de commentaires de la rédaction, insérés dans la tribune. Pourquoi le quotidien du soir a-t-il accepté de publier un tel texte ? « Je me suis plaint il y a deux ou trois ans du rejet d’un droit de réponse par Le Monde (qui a finalement publié une version scandaleusement “saucissonnée” de ma réponse), Libération et Le Figaro (qui depuis a nettement évolué) », confie Vincent Courtillot à Mediapart. Certains coups de fil savent être efficaces.

Deux ans et demi plus tard, l’échec de la conférence de Copenhague confère un poids inédit aux climato-sceptiques. Journalistes scientifiques et spécialisés en environnement sentent le vent tourner. La bataille médiatique du climat se livre désormais dans les rédactions.