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L’ANR, Agence nationale contre la recherche - Pierre Aucouturier et Eric Leichtman, blog Mediapart, 18 juin 2010

lundi 21 juin 2010, par Elie

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La création de l’Agence nationale de la recherche (ANR), il y a cinq ans, marquait le lancement d’une nouvelle stratégie de financement public et de pilotage de la recherche en France, dont nos dirigeants ne cachent pas leur souhait qu’elle devienne largement prépondérante. L’ANR lance chaque année une série d’appels d’offre dans des champs thématiques définis (cellules souches, alimentation et industries alimentaires, hydrogène et piles à combustible, etc). Les chercheurs peuvent soumettre des demandes pour des projets courts (deux à quatre ans) et « finalisés », c’est-à-dire dont la démarche et les résultats attendus doivent être précisément identifiés à l’avance.

Pour le public étranger au monde de la recherche, cette façon de soutenir une recherche qui « sait où elle va » peut sembler a priori séduisante. En effet, on connaît mal le travail des chercheurs et son utilité, aussi semble-t-il logique qu’ils reçoivent des aides financières pour des projets promettant des retombées concrètes. Pourtant, les découvertes essentielles surviennent rarement dans le cadre de tels projets finalisés, comme nous avons tenté de le montrer dans un article précédent. Le plus souvent, cela arrive à la faveur d’un événement inattendu et imprévu et ce n’est pas ce qu’on cherchait au départ. Par ailleurs, ce système présente de graves inconvénients dans son fonctionnement-même. Loin de « passer outre les lourdeurs administratives », comme l’expliquait Valérie Pécresse dans une interview à La Tribune le 5 mai 2010, l’ANR mobilise au total une énergie considérable dont l’immense majorité des laboratoires ne tire aucun bénéfice.

De nombreuses difficultés

La conception d’un dossier de candidature à un financement par l’ANR pose souvent problème. Les formulaires à remplir sont inutilement compliqués, et formatés de façon identique pour toutes les sciences, exactes, expérimentales ou appliquées. Que le chercheur soit sociologue, informaticien ou médecin, le programme qu’i soumettra devra être structuré en « tâches » dont il précisera les durées et les « efforts » en personnel dans un calendrier prévisionnel, où devront aussi être indiqués des « livrables » et des « jalons »... Ce format, très étranger à la démarche scientifique du chercheur académique, est calqué sur celui des Programmes-cadres de la commission européenne (PCRDT), conçus de façon évidente pour des projets de type « recherche et développement » (R&D) comme ceux de la recherche industrielle et appliquée. L’esprit des appels d’offre de l’ANR exclut toute recherche où le risque est trop grand ou ne peut être évalué. Précisons qu’à côté des appels d’offre où le champ thématique est précisément défini, l’ANR propose un « programme blanc », destiné à des projets ambitieux et originaux. Hélas, ce programme blanc est également découpé selon une vingtaine d’axes thématiques et n’échappe pas au même formatage. En réalité, pour les chercheurs qui ont impérativement besoin de financement, le « jeu » consiste à proposer un programme de recherche selon un format fictif, dont on sait pertinemment que le déroulement réel sera différent.

Deuxième difficulté importante, une expertise sérieuse d’un dossier ANR demanderait elle aussi un effort de plusieurs jours. L’ANR s’appuie pour cela sur les avis d’un nombre suffisant de scientifiques de réputation mondiale. Dans cette démarche, la logique voudrait que chaque expert, lui-même chercheur, soit capable d’indiquer si d’ici quelques années une idée nouvelle jaillira dans le cerveau des postulants pour accomplir la percée qu’ils espèrent... Mais ces experts sont déjà débordés par leurs propres recherches - et par d’autres évaluations -, et dans la course aux publications qui leur est imposée, ils n’ont qu’un temps très insuffisant à consacrer à l’examen des dossiers des autres. Ainsi, un chercheur actif ne peut consacrer, en général, plus de deux ou trois heures à l’expertise qu’on lui demande. Dans ce temps, il doit examiner le dossier du projet (ce qui lui demandera un travail conséquent d’analyse, de réflexion, et le plus souvent une étude bibliographique sur le sujet) pour ensuite concevoir et écrire un rapport. Quels que soient la compétence et le dévouement des experts, la fiabilité de l’évaluation n’est donc pas du tout assurée. Cette mauvaise évaluation est des plus problématique puisqu’elle a pour conséquence un gaspillage considérable du temps des chercheurs, demandeurs et experts, et risque d’entraîner une profonde démotivation du milieu de la recherche.

Enfin, la façon dont sont prises les décisions à l’ANR est extrêmement opaque. Il n’y a pas de conseil ni de commissions scientifiques, mais des comités d’évaluation composés de membres tous nommés par le directeur, de façon arbitraire et sans contrôle par la communauté scientifique. Par ailleurs, les nombreux refus (plus des trois quarts des demandes, et jusqu’à plus de 85% dans certains comités) sont trop brièvement et insuffisamment justifiés. A la différence des agences et fondations anglo-saxonnes qui communiquent aux postulants l’intégralité des rapports d’expertise, l’ANR n’envoie qu’une lettre-résumé succincte et peu argumentée, tard après la décision. Certaines de ces lettres de refus révèlent clairement que le dossier n’a pas été étudié sérieusement.

Un système dissuasif

Globalement, ce système trop lourd ne permet pas de financer un projet innovant ayant besoin de fonds dans un bref délai. L’utilisation de l’argent pour les projets acceptés est soumise à des conditions bureaucratiques très tatillonnes, forçant les chercheurs à diminuer notablement leur temps consacré à la recherche pour satisfaire aux exigences de formalités administratives inutiles. Par ailleurs, le coût du fonctionnement purement administratif de l’ANR est bien sûr très élevé. Au total, un tel système aboutit à dépenser plus d’argent pour faire moins de recherche. A la suite d’expertises d’inévitable mauvaise qualité, on attribue des sommes d’argent importantes à une faible proportion des chercheurs. Ce fonctionnement est dissuasif pour de nombreux chercheurs et l’on voit partir d’excellents scientifiques dans des pays où l’obtention de crédits est plus facile et rapide.

L’ANR a justifié son existence par sa prétendue volonté d’indépendance et de transparence. Ces qualités ne sont pas remplies. Il serait plus efficace d’augmenter la dotation récurrente des laboratoires, ce qui permettrait aux chercheurs de pouvoir utiliser rapidement des moyens aux moments où il faut avancer vite, et de conduire sereinement les travaux à long terme capables de faire progresser les connaissances fondamentales indispensables aux développements technologiques de demain.