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Les élèves sont victimes de la concurrence entre établissements scolaires - Louise Fessard, Mediapart, 24 août 2010

mardi 24 août 2010, par Mathieu

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Loin de créer une saine émulation, la mise en concurrence des établissements scolaires est préjudiciable pour tous les élèves. Voici, brossée à très gros traits, la conclusion du livre Ecole : les pièges de la concurrence, qui paraît le 9 septembre, sous la direction de la statisticienne Danièle Trancart et des sociologues Sylvain Broccolichi et Choukri Ben Ayed. C’est une vraie remise en cause de bon nombre d’idées reçues à l’heure où le président de la République, Nicolas Sarkozy, qui a engagé la suppression de la carte scolaire en 2007, ne jure que par la multiplication des évaluations, des palmarès d’établissements et du libre choix des familles.

On savait déjà, grâce à un rapport de la Cour des comptes, que l’assouplissement de la carte scolaire, censé profiter aux élèves les plus modestes et améliorer la mixité sociale, contribue de fait surtout à la ghettoïsation des collèges « ambition réussite » (les plus défavorisés) en les vidant de leurs meilleurs élèves.

Ecole : les pièges de la concurrence démontre que la logique de marché scolaire et de compétition, à l’œuvre dans l’école française bien avant l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir, pénalise aussi les élèves des classes moyennes, et, même, à degré moindre les plus favorisés. Non seulement le système scolaire français est injuste, mais il est devenu inefficace.

« Si en France, nous trouvons banale et ordinaire la dureté de la compétition scolaire dès l’entrée à l’école élémentaire (...), nous devons reconnaître sa faible efficience : depuis quelques années notre système éducatif accumule les mauvais points dans les classements internationaux », remarquent les auteurs.

L’ouvrage brosse un tableau très sombre du système scolaire français, « l’un des plus sélectifs socialement du monde développé », où le poids de l’origine sociale sur la réussite d’un élève est devenu deux fois plus fort qu’en Finlande, et de la politique d’éducation prioritaire, censée remédier à ces inégalités mais « négociée a minima partout ».

Il faut entendre aussi le désarroi des familles, des élèves et des enseignants d’un collège de ZEP des Yvelines, dont les témoignages ont été recueillis sur plusieurs années, confrontés à la frontière sociale et, presque physique, qui les sépare du bon collège du village « en haut », au brouhaha permanent en cours qui empêche les plus motivés de travailler, à l’inversion des valeurs scolaires décrite par un enseignant, au turn-over des personnels qui détruit toute velléité de changement, ainsi qu’à la sourde oreille de leur hiérarchie administrative.

Zones urbaines fortement ségréguées

Ces conclusions, issues de huit ans de recherche, ont mobilisé au total 17 universitaires dont des sociologues, une historienne, une géographe, etc. L’aventure est partie en 2002 d’un appel à projet de la Datar et du ministère de l’éducation nationale sur les disparités territoriales en matière d’éducation. Surpris par les résultats obtenus, les chercheurs ont prolongé leurs investigations.

« Tout le monde partait avec l’idée que le principal problème des zones urbaines était la ghettoïsation, c’est-à-dire une minorité d’établissements décrochés, qui tiraient les résultats vers le bas, explique Sylvain Broccolichi, maître de conférences à l’université d’Artois. Mais les collèges-ghettos n’expliquent pas à eux seuls l’échec : nous avons découvert que, dans ces zones fortement ségréguées (avec de fortes disparités sociales et scolaires entre établissements, ndlr), tous les élèves sont pénalisés, y compris les enfants de classe moyenne et des milieux favorisés. »

Sous-réussites et sur-réussites départementales à l’entrée en sixième

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Les auteurs ont identifié douze départements en sous et sur-réussite par rapport à l’origine sociale de leurs élèves. Pour ce faire, ils ont calculé au niveau national la moyenne des résultats de chaque catégorie sociale, et les résultats qu’on pouvait attendre de chaque département en fonction de sa composition sociale (origine sociale et part des élèves boursiers et d’origine étrangère). Puis ils ont observé l’écart entre les résultats observés à l’entrée et à la sortie du collège (évaluation d’entrée en sixième et brevet) avec le résultat attendu.

Première surprise : les sur et sous-réussites ne sont pas liées de façon simple à la concentration de populations socialement défavorisées ou favorisées. Certains départements en sur-réussite sont plutôt populaires, comme la Loire ou la Meuse, et certains départements en sous-réussite sont parmi les plus socialement favorisés, comme les Yvelines ou les Hauts-de-Seine.

La plupart des départements en sous-réussite cumulent une forte densité urbaine, ainsi que de grandes disparités de recrutement social et de performances scolaires entre les collèges. C’est-à-dire, décrypte lors d’une conférence Choukri Ben Ayed, professeur à l’université de Limoges, « une concentration de situations extrêmes ». A l’inverse, les départements en sur-réussite, souvent plus ruraux, présentent une faible densité de collèges, limitant par là-même l’apparition de logiques de fuite, de hiérarchisation et de compétition entre les établissements scolaires.

« Nous sommes conscients que bien d’autres facteurs jouent, comme la proportion d’enseignants jeunes et nouvellement nommés ou le taux de scolarisation à deux ans, mais la question de la ségrégation est la plus nette », explique Sylvain Broccolichi.

Tous les élèves touchés

L’Île-de-France, qui présente une proportion de bacheliers de 66% à peine supérieure à la moyenne nationale (64% en 2008), alors que c’est la région la plus favorisée socialement (avec 43% d’enfants de cadres en 1999), est un cas de sous-réussite emblématique. Même un département comme les Yvelines, où 57% des élèves de collège hors ZEP sont issus de familles favorisées (contre 35% au niveau national), affiche des résultats relativement faibles. Ce surcroît d’échec et d’inégalités scolaires n’est pas propre à la capitale. Il se retrouve, selon une recherche en cours, dans d’autres agglomérations moins grandes que Paris mais tout aussi ségréguées (Marseille, Lille ou Strasbourg).

Deuxième surprise : là où les établissements sont les plus hiérarchisés, tous les groupes sociaux ont des résultats plus bas, même si les plus pénalisés restent les enfants des classes défavorisées. La faute, selon les auteurs, à une compétition scolaire, entre et à l’intérieur même des établissements, qui pertube les conditions d’apprentissage. Ils avancent trois explications, nourries par des enquêtes qualitatives dans cinq départements (Yvelines, Seine-Saint-Denis, Loire-Atlantique, Hérault et Loire) et leur expérience du terrain :

- Le cercle vicieux dans lequel s’enfoncent les collèges-ghettos. Stigmatisés et fuis par les meilleurs élèves et les enseignants expérimentés, ces collèges concentrent les élèves les plus démunis et souvent en grande difficulté scolaire.
- La déstabilisation des élèves aux parents professions intermédiaires et employés. Initialement parmi les meilleurs dans leur école et collège de secteur, les enfants de classe moyenne chutent souvent lors de leur passage dans un établissement plus sélectif choisi par des parents soucieux de leur réussite. En cause, la fatigue et perte de temps liées à l’éloignement du nouvel établissement, le sentiment de déclassement scolaire ainsi que la démotivation face à l’élévation brutale des exigences scolaires.
- La logique de compétition scolaire qui pousse les établissements très sélectifs à privilégier leurs meilleurs élèves pour se maintenir dans la hiérarchie des établissements, mettant ainsi en échec des élèves jusqu’ici en réussite.

Cercles vertueux fragiles

Les sociologues ont pourtant identifié des collèges et des territoires démunis qui s’en sortent grâce à des logiques durables de coopération : ici, un chef d’établissement volontariste et adepte des nouvelles pédagogies, là, une équipe de profs motivée et stable, ici encore, des partenariats forts avec les éducateurs de rue et d’autres acteurs sociaux. « Il n’y a pas de déterminisme social inexorable, argumente Choukri Ben Ayed. Dans les dix départements en sur-réussite, les enfants d’origine ouvrière ont une meilleure moyenne que les enfants de profession intermédiaire des dix départements les plus en sous-réussite. »

Des équilibres locaux fragiles et très dépendants des investissements humains. Ainsi dans les Yvelines, il suffit qu’un nouveau collège, plus proche des quartiers résidentiels, soit construit pour que le collège de ZEP voisin soit vidé de ses élèves les plus favorisés, ruinant dix ans de travail d’une équipe d’enseignants et enclenchant une mécanique implacable de ghettoïsation.

Les doutes face aux conséquences de l’assouplissement de la carte scolaire en marche depuis 2007 se lisent en filigrane tout au long de l’ouvrage. « Jouer sur le levier du choix des familles et de l’évitement des mauvais établissements est une solution de facilité, qui ne règle pas le problème de fond et qui risque même de l’aggraver, en intensifiant les troubles liés à la hiérarchisation des établissements, remarque Sylvain Broccolichi. Il faudrait veiller à ce qu’existent de bonnes conditions de scolarisation partout. » Ce qui demanderait des moyens et une réflexion autres, alors que 16.000 suppressions de postes sont prévues à la rentrée.