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La galère annoncée des profs stagiaires - par Laurent Mouloud, L’Humanité, 5 octobre 2010

mercredi 6 octobre 2010, par PCS (Puissante Cellule Site !)

En septembre 
dernier, plus 
de 8 000 enseignants stagiaires ont été nommés dans 
les collèges et les lycées sans avoir reçu la moindre formation professionnelle. Un mois après 
la rentrée, 
les témoignages inquiétants se multiplient et confirment le danger de cette réforme.

Pour lire cet article sur le site de L’Humanité.

« Le lundi après la rentrée, je leur ai donné à lire un 
extrait d’ouvrage pour introduire le genre littéraire de la nouvelle. Aussitôt, au milieu du brouhaha, j’ai entendu fuser : “Putain ! C’est pas un cours de lecture ici !” J’étais sidéré et démuni. Je ne savais pas quoi répondre. Pendant toute l’heure, ils ont été infects et je me suis vraiment demandé ce que je faisais là. » Lauréat en juillet dernier du Capes de lettres, Pierre, vingt-trois ans, a été nommé à la rentrée dans un lycée de l’académie de Poitiers. Sans transition ni aucune formation professionnelle, si ce n’est quelques conseils distillés par des inspecteurs de l’éducation nationale lors de deux « journées d’accueil » organisées fin août. « Ils nous ont dit des trucs de base, comme rester près de la porte lorsque les élèves entrent en classe, les regarder dans les yeux, être strict les premiers jours, leur faire jeter leurs chewing-gum... Mais ce n’est pas ça qui fait de nous de bons profs. » Trois semaines après la rentrée, Pierre sait déjà qu’il a touché les limites de l’exercice. « Enseigner ne se résume pas à appliquer des trucs et des astuces toutes faites, constate-t-il. Du coup, j’ai vraiment l’impression d’avoir été lâché dans la bataille n’importe comment. »

Il n’est pas le seul. Depuis un mois, les témoignages inquiétants se multiplient quant à la situation des 8 300 nouveaux profs du secondaire passés directement des bancs de la fac aux classes des collèges et lycées sans avoir jamais vu un élève. Jusqu’à cette année, les lauréats du Capes et de l’agrégation bénéficiaient d’une entrée dans le métier progressive. Alternant, tout au long de leur première année, les heures en responsabilité devant les élèves (huit par semaine maximum), les cours à l’Institut de formation des maîtres (IUFM) et les stages. La 
réforme élaborée par Xavier Darcos et finalisée par Luc Chatel tire un trait sur tout ça. Désormais, les jeunes enseignants sont placés à temps plein dans un établissement, avec, selon les académies, entre quinze et dix-huit heures de cours par semaine, payés 1 500 euros par mois. Pour le ministère, le bénéfice est – au moins – double. En supprimant l’année de stage, il a réussi à marginaliser les IUFM, considérés par le pouvoir en place comme l’antre du « pédagogisme », et surtout à économiser les 16 000 postes d’enseignants prévus au budget 2010.

Sur le terrain, la mise en place de la réforme s’est faite en catastrophe. Comme beaucoup, Pierre, notre jeune prof de lettres, n’a connu son affectation définitive qu’une semaine avant la rentrée. « J’habite à Angers et mon établissement est sur Niort. J’ai donc été obligé de me payer l’hôtel durant trois jours pour assister à la prérentrée. J’ai finalement déménagé dans mon nouveau logement la veille de la rentrée des classes ! Pas l’idéal pour préparer les cours... » Pour Amélie, toute jeune professeure d’italien dans l’académie de Versailles, la situation est bien pire. Nommée dans un lycée de l’Oise, elle se retrouve à devoir faire quatre heures de trajet aller-retour entre son domicile parisien et son établissement ! « Et encore, j’ai obtenu un changement d’emploi du temps. Le mardi, je ne venais que pour une heure de cours... »

Une fois dans l’établissement, beaucoup de ces jeunes profs stagiaires ont découvert que l’accompagnement pédagogique promis par le ministère n’était pas vraiment au rendez-vous. Pour faire avaler la suppression de l’année de stage en IUFM, le gouvernement a, en effet, imaginé un système de « tutorat » où chaque néophyte est censé bénéficier des conseils d’un collègue également chargé d’évaluer le jeune prof en vue de sa titularisation. « Le problème, s’agace Régis [1], prof de maths dans un collège de l’académie de Versailles, c’est que le tuteur est aussi prof à plein-temps, et c’est une vraie galère pour que l’on se rencontre. » Souvent, ledit tuteur n’est pas dans le même établissement. « Moi, je suis censée assister à ses cours, mais elle enseigne en collège alors que moi je suis en lycée », explique Amélie, la prof d’italien qui n’a toujours pas pu, en ce début octobre, rencontrer sa tutrice en tête-à-tête. Parfois, encore, ce fameux tuteur n’a même pas été trouvé, malgré les pressions exercées par certains rectorats qui n’ont pas hésité à contacter les professeurs à leur domicile pour les convaincre de jouer ce rôle.

Promise également par le ministère, la formation « filée » tout au long de l’année prend parfois des allures de blague. Le premier jour de formation de Pierre, le prof de lettres, est prévu le 15 octobre prochain. Intitulé : « Comment organiser sa première séance et sa première séquence ». « Un mois et demi après la rentrée, c’est vraiment se moquer du monde ! » lâche le jeune homme qui devrait également étudier, en juin, la meilleur manière d’organiser une « progression annuelle »... Amélie, elle, aura en tout et pour tout un vendredi par mois pour se former à l’IUFM. « Sept jours sur un an, ça fait pas lourd », glisse-t-elle.

Dans un tel contexte, les stagiaires en sont souvent réduits à enseigner à l’aveugle. « Chaque journée devient une montagne à soulever, souffle Régis. Je bosse tous les soirs jusqu’à deux heures du matin, pioche des séquences toutes faites sur Internet, et le lendemain, j’ai toujours l’impression que mes préparation ne sont pas bien adaptées. Au niveau de la tenue de classe, c’est pas terrible non plus. L’autre jour, une élève m’a demandé d’un coup : “M’sieur, est-ce que vous allez au McDo ? On vous a vu l’autre jour, attention, c’est pas bien le McDo !’’ Comment réagir face à ça ? Jouer la connivence ? Punir ? On se sent complètement démuni. » Amélie, elle, se dit frustrée. « Le pire est de ne pas avoir de retour sur ce que je fais. Est-ce bien ou pas ? On se sent seul face à ses problèmes, sans aucun soutien de l’institution. »

Depuis un mois, la question des stagiaires occupe une bonne part des permanences téléphonique du Snes, principal syndicat du secondaire. « Il est frappant d’entendre les mêmes mots revenir dans leur bouche, souligne Emmanuel Mercier, responsable du secteur formation initiale et continue. Tous affirment qu’ils sont débordés, qu’ils bossent du lundi matin jusqu’au dimanche soir… On ressent chez eux une grande fatigue physique et morale. » Des cas de démission ont déjà été relevés par le Snes : six dans l’académie de Nancy-Metz, une à Dijon... Emmanuel Mercier est inquiet :« C’est terrible pour l’avenir, on casse ces jeunes profs dès leur entrée dans le métier. »


[1Les prénoms ont été modifiés.