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« Rompre avec le libéralisme éducatif » - Louise Fessard, Médiapart, 2 janvier 2010

mardi 4 janvier 2011, par Laurence

A-t-on renoncé à l’école démocratique ? Suppression du samedi matin en primaire, assouplissement de la carte scolaire, fin de la scolarisation des moins de trois ans, création d’internats d’excellence pour les élèves méritants de banlieue et d’établissements de réinsertion scolaire pour les élèves difficiles, passage des zones d’éducation prioritaires (ZEP) aux collèges et lycées pour l’innovation, l’ambition et la réussite (CLAIR)... Derrière la confusion de ces réformes successives, un collectif de chercheurs décryptent « un renoncement politique ». C’est d’ailleurs le sous-titre de leur livre L’Ecole démocratique, paru en octobre 2010 et réalisé sous la direction du sociologue Choukri Ben Ayed, professeur à l’université de Limoges. Entretien.

Qu’est-ce qu’une école démocratique et en quoi diffère-t-elle de la méritocratie qui fait un retour en force dans les discours actuels ?

L’école démocratique ne se confond pas avec les discours actuels sur la méritocratie scolaire et leur arrière-plan idéologique, qui réduisent la méritocratie à une logique compétitive. Le but est de dégager une élite et de justifier les hiérarchies sociales par le principe, supposé consensuel, de la bonne volonté des acteurs à s’investir dans les études. Ce principe dissimule difficilement les inégalités qui pèsent sur les acteurs et qui limitent toute démocratisation de la société et de l’école. Le discours méritocratique a ainsi quelque chose d’hypocrite et de moralisateur.

Néanmoins, si ce modèle méritocratique a été largement critiqué, le contre-modèle, auquel sont attachés nombre d’acteurs éducatifs et de chercheurs, a été peu traité frontalement. Le contexte politique actuel, l’exacerbation de la compétition et des inégalités en France nous a incités à faire ce travail de clarification. L’école démocratique que nous appelons de nos vœux est en effet très éloignée des orientations politiques actuelles, voire de celles avancées récemment par le parti socialiste, beaucoup trop timorées, ambiguës et encore trop en continuité avec l’existant. Il s’agit d’une école humaniste qui s’attache à favoriser l’émancipation des individus et à réduire les inégalités d’instruction associées au milieu social. Une école qui remette l’apprentissage, la culture et la connaissance au centre de son projet, en lieu et place de l’obsession permanente des classements et de la concurrence. Bref, une école qui cesse d’être inféodée à l’impérialisme économique et utilitariste, qui ne considère pas les citoyens comme de simples consommateurs d’école, et reste attachée aux idéaux collectifs.

Mais alors pourquoi en France ce retour de la référence à la méritocratie scolaire ?

Il n’est pas étonnant que cette idée soit de retour car elle colle bien avec l’idéologie libérale actuelle. C’est la traduction scolaire de « La France qui se lève tôt », chère à Nicolas Sarkozy. Telle qu’elle est mobilisée actuellement, la méritocratie scolaire a en effet partie liée avec la concurrence érigée aujourd’hui comme modèle sociétal dominant. Il ne s’agit pas pour nous de nier les efforts que chacun doit accomplir, ni de rejeter toute perspective de « récompense » pour les supposés « méritants ». Mais trop de méritocratie, de compétition et de concurrence, sont contreproductifs et antinomiques avec le souci de l’apprentissage des valeurs plus collectives. L’école est en effet traitée aujourd’hui comme le simple lieu d’assouvissement des intérêts individuels : « libre » choix de l’école, rhétorique de l’excellence de la maternelle à l’université (internats d’excellence, pôles d’excellences, etc.). Une école ne peut survivre à terme à cette profusion et cette mise en scène de l’acteur entrepreneur de lui-même. Un citoyen n’est pas un entrepreneur, c’est un élément d’un tout associé aussi à des valeurs collectives et de solidarité. A terme, quel type de citoyenneté le modèle scolaire actuel va enfanter ? Il y a de nombreuses raisons de s’inquiéter.


On parle aussi beaucoup d’égalité des chances...

Ce n’est qu’une version plus édulcorée de la méritocratie. L’égalité des chances de quoi ? De concourir tout simplement ! Cette expression s’avère en contradiction totale avec ce qu’on sait des chances réelles de réussite scolaire, particulièrement inégales en France, comme l’ont récemment confirmé les comparaisons internationales du programme Pisa. Les sociologues préfèrent parler de réduction des inégalités, c’est plus clair.

Comment ce renoncement à construire l’école démocratique se traduit-il dans la politique d’éducation prioritaire, dont l’objet initial était de donner plus à ceux qui ont moins ? Que pensez-vous de la mise en place d’internats d’excellence ?

La politique d’éducation prioritaire en France n’a jamais été à l’abri de critiques. Mais dans ses fondements, elle avait au moins un mérite, celui de tenter de réduire les inégalités dans leur globalité et de considérer les élèves en échec scolaire en tant que collectif. D’où une action en terme de zones géographiques où se déployaient des projets pour l’ensemble des élèves en suscitant des dynamiques locales avec différents partenaires : associations, collectivités locales, travailleurs sociaux, etc.

Aujourd’hui des projets comme les « cordées de la réussite », les « internats d’excellence », ou la politique de discrimination positive avec les grandes écoles, ne cherchent plus à agir sur les sites géographiques, à les raccrocher, les réhabiliter, mais à en extraire les élèves supposés plus conformes aux normes scolaires. C’est une inflexion très profonde avec le projet antérieur de l’éducation prioritaire. Sur un sujet aussi lourd que celui du décrochage scolaire, ces politiques plaquent le modèle de la compétition et de l’ambition individuelle. Or le problème des élèves de ces quartiers n’est pas l’ambition, mais les conditions d’apprentissage. Cet enjeu, pourtant d’importance, n’est plus du tout au cœur de l’action éducative dans ces quartiers. Si c’était le cas, on n’aurait sans doute pas sabordé la formation des enseignants et fragilisé financièrement les associations complémentaires à l’école. Ce n’est pas le cumul d’actions de sélection des élèves les plus motivés et de quelques bonifications indiciaires des enseignants exerçant dans ces zones qui réhabilitera une véritable politique d’éducation prioritaire. Le terme même n’est plus utilisé actuellement, signe de ce renoncement.

Vous critiquez ce que vous appelez la sanctuarisation, pourquoi l’école ne pourrait-elle pas devenir un sanctuaire ?

Les projets antérieurs de lutte contre les inégalités scolaires consistaient à ouvrir l’école sur la société. La sanctuarisation de l’école marque une sorte de régression. Même si la montée de la violence est un phénomène préoccupant, la fermeture de l’école ne peut qu’aggraver la situation et susciter de nombreux effets pervers : mise à distance des parents, des partenaires de l’école, élèves se sentant mis à l’écart, image négative du quartier, etc. Dans les années 1980, on a vu tout le bénéfice qu’un quartier pouvait tirer de la dynamique d’une école, et vice-versa. Aujourd’hui, tout ce qui environne l’école est considéré comme un danger potentiel. La seule réponse trouvée aux écoles des quartiers est la logique sécuritaire, c’est un engrenage sans fin. Une école moderne ne peut pas considérer son environnement comme un danger permanent. À défaut de pouvoir modifier l’environnement de l’école, celle-ci doit bien faire avec, tel qu’il est. Cet environnement est d’ailleurs source de potentialités, il faut rompre avec une conception essentiellement pathologique de l’espace local.

Quelles réformes vous paraissent les plus emblématiques de ce renoncement ?

L’assouplissement de la carte scolaire et la suppression de la formation des enseignants. La carte scolaire car elle marque véritablement le renoncement aux idéaux collectifs portés par l’école. La formation des enseignants, car elle symbolise ce que Daniel Fabre qualifie de « liquidation de l’esprit de 1989 » (date de la création des IUFM), à savoir l’attention portée à la pédagogie et à la formation des enseignants. La suppression (programmée) de la carte scolaire et des IUFM sonne comme des trophées du libéralisme éducatif pour qui les régulations collectives et la pédagogie semblent manifestement des fardeaux.

Et la carte scolaire dont Nicolas Sarkozy avait annoncé la disparition à l’horizon 2010 ?

Sa suppression semble aujourd’hui compromise en raison des nombreux déboires engendrés par son assouplissement depuis 2007, largement dénoncés par l’Inspection générale de l’éducation nationale, les chercheurs, les parents d’élèves et la Cour des comptes. On peut penser que ces critiques répétées associées aux complications, voire aux résistances d’une partie de l’administration, auront raison à terme du projet de suppression. Si l’on pourrait se réjouir de cette issue, la situation actuelle de dérégulation déjà bien entamée reste très préoccupante. Cette situation de flou ne fait qu’aggraver les inégalités devant l’école. Il importe de revenir d’urgence à plus de sérénité et de bon sens. Une politique de sectorisation ne consiste qu’à articuler « offre » et « demande » éducative. Si on donne plus de choix aux parents, dans un système scolaire plus dégradé, on ne fait que susciter des frustrations et accroître les inégalités. La vraie question serait d’améliorer l’offre éducative, priorité que ne règle en rien la politique actuelle de désectorisation, bien au contraire.

Le pendant d’une plus grande autonomie donnée aux établissements scolaires était l’évaluation de leurs résultats, où en est-on ?

En effet, l’évaluation et la transparence ont été érigées comme des principes vertueux. Paradoxalement, l’accès aux informations s’est complexifié. Pour la période récente, comment comprendre que la France soit le seul pays de l’OCDE à avoir refusé de transmettre les données établissements dans le cadre de l’enquête Pisa* ? Cette enquête, comme celle que nous avons menée récemment (présentée sur Mediapart), confirme le déclin scolaire de la France. Le fait d’opposer bons et mauvais élèves, bons et mauvais établissements, de mettre en concurrence les équipes pédagogiques plutôt que de les soutenir, de classer les établissements, mène à un constat d’échec.

Les députés viennent de remettre en cause la semaine de quatre jours ; Pisa conteste la remise en cause de l’école maternelle en affirmant que les pays qui réussissent le mieux sont ceux qui ont mis en place une préscolarisation (et dans une recherche récente, nous avions nous aussi trouvé ce lien en comparant les réussites départementales en France) ; il y a une désaffection des candidats aux concours de l’enseignement, etc. On voit bien que le bloc présenté en 2007 est en train de se fissurer : cette politique est à bout de souffle. À la veille d’échéances électorales importantes, un certain courage semble aujourd’hui nécessaire pour remettre en cause les choix effectués, ouvrir des alternatives radicalement différentes, réhabiliter le projet d’une école démocratique, renouer avec la communauté éducative, à commencer par les enseignants. Pour cela, il est nécessaire que les partis politiques d’alternance s’ouvrent, suscitent débats, rencontres et dialogues. Une alternative éducative ne se construira pas dans l’entre-soi des partis. Ce temps est révolu car les attentes des citoyens et des différentes parties prenantes sur l’éducation sont immenses.

La politique éducative à venir, à l’issue d’une probable alternance, ne peut se contenter d’accompagner, d’adoucir le libéralisme éducatif actuel mais doit bâtir un réel contre-projet. Il s’agira de rompre avec les impasses actuelles des logiques compétitives, de concurrence et de rhétorique vide de l’excellence. L’enjeu sera de remettre la connaissance et la culture au centre du projet scolaire, de réhabiliter les établissements les plus en difficulté, de mettre un terme à l’illusion du libre choix de l’école et de repenser en profondeur la formation des enseignants et le soutien qui pourrait leur être apporté. Tout cela est considérable et la construction de ce nouveau projet pour l’école doit débuter dès à présent et de la façon la plus collective possible.

* L’étude Pisa 2009 comporte cinq volumes. Dans le quatrième volume, consacré à l’organisation des établissements dans les différents systèmes scolaires et intitulé « What Makes a School Successful ? », le rapport relève que les données établissements pour la France n’étaient pas disponibles car le questionnaire destiné aux écoles n’avait pas été réalisé.