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Penser par livrables - Sylvain Piron, blog Evaluation de la recherche en SHS, 12 février 2011

mercredi 16 février 2011, par Elie

Un mot suffit souvent à saisir la matière dont un discours est fait. Dans le cas des initiatives d’excellence, le mot qui joue ce rôle est tout bête, c’est celui de « livrables ». Tous ceux qui ont eu sous les yeux un formulaire de Labex ou d’Equipex ont dû le remarquer. La question posée la plus importante était : « quels sont les « livrables » que vous envisagez ? » - avec pour corollaire la question pratique : « à quelles échéances ? »

Le mot n’appartient évidemment pas au vocabulaire de la recherche scientifique mais à celui de la gestion de projet. Pour en trouver une définition exacte, il suffit de se rendre dans un lieu adapté, tel que www.gestiondeprojet.net : « Un livrable est tout résultat, document, mesurable, tangible ou vérifiable, qui résulte de l’achèvement d’une partie de projet ou du projet. Exemples : Un cahier des charges et une étude de faisabilité sont des livrables. »

Quoi de plus raisonnable, à première vue ? L’Etat engage de l’argent public dans des projets de recherche, il veut s’assurer que l’investissement produira des résultats tangibles et vérifiables. En outre, puisqu’il s’agit d’évaluer des projets mis en concurrence, ils doivent être mesurables, d’une certaine façon, pour pouvoir être comparés les uns aux autres. Rien que de très légitime, à première vue.

Pourtant, en acceptant de parler ce type de langage, les scientifiques entérinent une transformation radicale de la légitimité sociale de leur activité. L’objectif que peut se donner une recherche est d’observer et décrire un phénomène, de formuler et tester des hypothèses, de mener telle expérience, d’explorer tel corpus documentaire, de critiquer et reformuler une théorie – en un mot, de comprendre. Dans tous les cas, le résultat en sera un énoncé scientifique, dont l’intérêt ne dépend évidemment pas de la quantité de papier ou de megabits qu’il réclame. Il n’est pas rare que les résultats les plus puissants soient ceux qui s’énoncent de la façon la plus simple. Or ce ne sont pas des résultats de ce type qui peuvent être exprimés sous forme de produits finis tangibles et placés dans des échéanciers prévisionnels.

Pour rassurer les décideurs, les formulaires imposent de mettre en avant la production d’un appareillage de recherche (typiquement, en SHS : une base de données), dont la constitution peut être raisonnablement planifiée et le coût facilement estimé. De la sorte, la gestion de la recherche par projets introduit une confusion quant aux finalités du travail scientifique ; elle impose des formats standardisés, parcellise les résultats et fait perdre de vue les objectifs ultimes de compréhension. En un mot, elle fait prendre les moyens pour des fins. Quand les scientifiques en arrivent à penser par livrables, ils réduisent leurs ambitions à celles, au mieux, d’ingénieurs, au pire, d’agents commerciaux.

Dans le Petit Robert, édition 2001, le terme est uniquement attesté comme adjectif, désignant une marchandise qui peut être livrée à l’acheteur. Son usage récent comme substantif est le décalque d’un terme anglais, « deliverable » lui aussi très récent, puisque le Chambers Dictionnary (the authority on English today), dans son édition de 1998, ne le connaît également que comme adjectif.

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