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Mais qu’est-ce qu’elles veulent ? - Sophie Roux, "Évaluation de la recherche en SHS", 8 mars 2011

mardi 8 mars 2011, par Laurence

Certain(e)s d’entre nous se souviennent certainement d’une déclaration que Jean-François Dhainaut, président de l’AERES, avait faite le 8 janvier 2009. D’après le compte-rendu qu’en avait donné SLU, la question de la parité hommes-femmes dans les commissions d’experts (équilibre en régression par rapport aux commissions du Comité National par exemple) avait été soulevée lors d’une réunion. Après avoir pris acte de la faible quantité d’expertes par rapport au nombre d’experts et promis de veiller à augmenter la présence féminine, Jean-François Dhainaut avait avancé des éléments d’explications pour expliquer cette disparité : d’une part, le pouvoir est une affaire masculine ; d’autre part, «  les femmes en plus de leur métier doivent s’occuper de la maison, des enfants. Elles n’ont donc pas de temps à consacrer à l’Aeres ». Cette déclaration avait suscité un certain nombre de réactions, que je ne reprendrai pas ici, et Jean-François Dhainaut avait conséquemment communiqué un droit de réponse, dans lequel il soulignait que la proportion des femmes intervenant à l’AERES était plus importante que la proportion de femmes professeurs des universités.
Cet épisode fut un de ces moments où j’avais pensé que — moi qui entends ne pas tout mélanger et qui croyais avoir construit en grande partie mon identité intellectuelle sur une distinction entre mes engagements scientifiques et mes convictions politiques —, il était peut-être temps que je réinvestisse ouvertement ma science de politique. Il ne s’agira cependant pas ici de proposer quelque philosophie féministe de l’évaluation, mais de

1. rassembler quelques documents touchant à la manière dont les femmes françaises qui font de la recherche sont évaluées pendant leur carrière,
2. expliciter brièvement ce que je retiens de ces documents,
3. répondre à la question : que faire ?
Ce n’est pas très ambitieux, mais il me semble qu’il vaut mieux livrer ces quelques notes que de repousser encore, comme je le fais depuis plusieurs mois, l’écriture d’un billet plus élaboré.

1. Voici tout d’abord les documents qui ont atterri ces derniers temps sur mon ordinateur. Merci à tous mes correspondants d’ici et d’ailleurs ! Les documents complémentaires sont évidemment bienvenus.

— les données rassemblées par le CNU en 2010, concernant la répartition des EC selon les sections, et en distinguant femmes/hommes, Paris/province, où chacun comprendra rapidement quelle est la situation dans sa discipline.

— le « livret de la parité » établi par le CNRS pour l’année 2008-2009, devant lequel je dois reconnaître avoir un peu flanché étant donné qu’il s’agit de livrer des données brutes, sans aucune espèce d’analyse.

— les actes d’une journée Les femmes à l’université. Étant donné le sujet de ce billet, je recommande en particulier les synthèses de Catherine Marry sur une section du CNRS en sciences de la vie et d’Isabelle Backhouche, Olivier Godechot et Delphine Naudier sur la situation des femmes à l’EHESS. Le rapport complet de Catherine Marry se trouve à la fin de ces actes (et je le recommande encore plus), l’article développé d’Isabelle Backhouche, Olivier Godechot et Delphine Naudier est ici.

— Enfin, le powerpoint correspondant à l’intervention de Barbara Schapira, une collègue mathématicienne, lors des journées d’accueil des nouveaux maîtres de conférences en mathématiques en janvier 2011.

2. Il me semble que ces documents établissent sans trop de discussion possible les deux points suivants :
a) le plafond de verre (ou le ciel de plomb, comme propose de dire Catherine Marry) existe dans les professions de l’enseignement supérieur et de la recherche,
b) contrairement à l’idée un peu optimiste qu’on avait pu se faire — disons pendant un peu plus que les trente glorieuses —, ce ciel de plomb ne s’est pas élevé continûment, mais, depuis une dizaine d’années s’est au mieux stabilisé, voire a baissé.

Les documents en question montrent que plusieurs facteurs peuvent se joindre pour expliquer a) :

i) la prise en charge par les femmes de bien des aspects de la vie familiale, en particulier lorsqu’il s’agit de famille avec des enfants,

ii) l’auto-censure des femmes, qui attendent d’avoir des dossiers à tous égards incontestables pour candidater ici ou là,

iii) le côté très « clubisch » du fonctionnement de la recherche et de l’université, en désignant par là un ensemble de phénomènes analogues à ceux qu’on trouvait dans les clubs anglais du siècle dernier, et peut-être encore dans certains clubs aujourd’hui : les effets de réseaux sociaux (or les femmes n’ont pas le temps pour cela, voir i)), l’intronisation par les mandarins de leurs fils spirituels (allez savoir pourquoi il y a rarement des filles spirituelles…), et de manière plus générale, évidemment, l’accaparement des positions de pouvoir par les hommes (demandez-vous seulement un instant combien il y a de femmes dans votre discipline dans les comités de rédaction de revues, comités de sélection, sections de CNU, CA d’université, etc., etc. et quelles sont leurs fonctions).

Bien entendu, tout ceci est « statistique » ou « en moyenne ». Le rapport de Catherine Marry montre ainsi, en faisant place à des récits d’itinéraires et en présentant des éléments de comparaisons entre itinéraires féminins et itinéraires masculins qu’il y a des exceptions qui confirment la règle. Mais celles-ci mêmes sont instructives : les femmes qui font exception se trouvaient par ailleurs cumuler toutes sortes d’avantages : être bien nées (i.e. dans un milieu adéquat), sortir d’une grande école et plus généralement cumuler les signes de l’excellence universitaire, avoir un conjoint « compréhensif » ou « participant aux tâches ménagères », comme le disent pudiquement les magazines féminins, sans même entrevoir les présupposés qu’il y a derrière de telles expressions. Pour que la comparaison ne soit pas faussée, il faudrait comparer les itinéraires de ces femmes avec les itinéraires de leurs analogues sociaux masculins, autrement dit de ceux qui ont bénéficié des mêmes avantages — avoir une conjointe « compréhensive » ou « participant aux tâches ménagères » par exemple ;-) .

La situation des femmes de l’enseignement supérieur et de la recherche n’est donc pas, toutes choses égales par ailleurs, significativement différente de ce qu’elle est dans le reste de la société. (Je précise « toutes choses égales par ailleurs », parce que les revenus de ces femmes leur permettent évidemment de se décharger d’un certain nombre de tâches, et qu’on rencontre peut-être en moyenne un peu plus de « compréhension » dans les milieux intellectuels que dans d’autres milieux.)

On peut donc penser par induction que, en laissant de côté certains facteurs plus spécifiques d’évolution qui sont présentés, dans le cas de l’EHESS, par Isabelle Backouche, Olivier Godechot et Delphine Naudier, les facteurs généraux qui expliquent b) ne sont pas significativement pas différents de ceux qui expliquent des situations similaires dans d’autres secteurs sociaux et politiques depuis quelques années. Je pense en particulier à :

i) le fait que les catégories moins favorisées (ici les femmes) servent de variable d’ajustement dans les situations difficiles, ce qui est incontestablement le cas du marché de l’emploi universitaire aujourd’hui (de même, dans l’économie française d’aujourd’hui, le pourcentage de femmes qui occupent des emplois précaires ou font des temps partiels est significativement plus élevé que celles des hommes).

ii) le fait que certaines luttes sociales aient permis d’obtenir certaines choses fait passer ces dernières pour des « acquis », qu’on n’aurait précisément pas besoin de défendre encore aujourd’hui (et les exemples sont trop nombreux malheureusement ici pour que je les donne).

Je pronostique d’ailleurs que cela ne va pas aller s’améliorant avec les -ex, voir le commentaire que je faisais à un des derniers billets de Sylvain.

3. Pour ceux qui m’ont suivie jusque-là, il est évidemment temps de se demander que faire.

Je commencerais d’abord par faire état de ce qu’il ne faut pas faire. Ce qu’il ne faut pas faire, ce sont des choses comme ces vidéos officielles, que j’avais trouvées abjectes, concernant les prix Irène Joliot-Curie. (Je les aurais bien mises en lien, mais j’avais regardé celles de 2007, je n’arrive pas à les faire démarrer aujourd’hui sur le site du ministère, et je n’ai pas envoie de vérifier ce que je crains, qui est que les vidéos plus récentes soient exactement sur le même modèle.) Qu’on fasse des prix pour les femmes de science, pourquoi pas, même si c’est un peu comme vouloir régler le problème de la démocratisation de l’enseignement supérieur en envoyant trois pékins de ZEP à l’IEP. Le fait abject est que ces vidéos nous montrent des femmes qui assurément, parlent de leur métier, mais qui, bien sûr aussi, font la cuisine, s’occupent de leurs enfants, et quand il n’y en a pas, font pousser des plantes. Savante ou pas, lafâme reste lafâme. Imagine-t-on seulement un reportage sur un Monsieur qui aurait un prix et qu’on montrerait allant chercher ses enfants à l’école ou faisant la vaisselle ?

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