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La Cité de l’immigration est accusée de censurer un historien critique de Sarkozy - Joseph Confavreux, "Mediapart", 20 Mai 2011

vendredi 20 mai 2011, par Martin Rossignole

Pour lire cet article sur le site de Mediapart ; nous le publions intégralement avec accord de son auteur. La photo montre la Zon-Mai, une installation monumentale et multimédia de Sidi Larbi Cherkaoui et Gilles Delmas, à la Cité de l’immigration (note de SLU).

Les deux après-midi de débats intitulés « Postcolonialisme ou situation postcoloniale ? », qui devaient se tenir les 20 et 21 mai à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), porte Dorée à Paris, n’auront pas lieu. Cette annulation est-elle liée à un flagrant cas de censure dans les institutions de la République ou à une classique divergence éditoriale dans le monde de la recherche et des revues ?

Tout est parti du refus de publication d’un article de l’historien Nicolas Bancel dans la revue bimestrielle Hommes et Migrations. Cette revue, éditée par la CNHI, devait accueillir un dossier, coordonné par Esther Benbassa, consacré à « La France en situation postcoloniale ? », support à ces deux journées de débats des 20 et 21 mai. Esther Benbassa, directrice d’études à l’EHESS, décide alors de retirer de la publication l’ensemble du dossier et diffuse un mail féroce, intitulé « Censure dans les institutions de la République », où elle dénonce la « triste condition de revue officielle et de rédaction aux ordres ».

Jointe par téléphone, elle enfonce le clou : « C’est incroyable de voir cela dans un pays démocratique. Les chercheurs américains qui ont participé au dossier étaient abasourdis. Cela leur évoque les chasses aux sorcières des années 1950. » L’accusation est grave, surtout envers une revue, Hommes et Migrations, qui existe depuis près d’un demi-siècle, et n’a pas hésité à publier, encore récemment, des articles critiques à l’égard des politiques migratoires menées par l’actuel gouvernement (lire par exemple le numéro de mars-avril dernier intitulé « Travailleurs sociaux et migrations » ou l’article de Didier Fassin dans le numéro de novembre-décembre 2009).

L’article refusé de Nicolas Bancel, actuellement professeur à l’Université de Lausanne, s’intitule : « La brèche, vers la racialisation postcoloniale des discours publics » (un extrait ici). Il revient sur dix ans de politiques migratoires et de discours publics, depuis l’accession de Nicolas Sarkozy au poste de ministre de l’intérieur en 2002 jusqu’au récent discours de Grenoble en juillet 2010. Dont il dresse un bilan sévère.

Pour Marie Poinsot, rédactrice en chef de la revue Hommes et Migrations, l’article de Nicolas Bancel était « trop décalé par rapport au dossier du numéro, mais une publication aurait pu être envisagée plus tard, ou bien hors dossier ». Selon Luc Gruson, directeur de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, et directeur de la publication de la revue Hommes et Migrations, « il s’agissait plus d’un papier d’humeur que d’un papier scientifique ».

Ce que conteste avec vigueur Nicolas Bancel : « J’ai 50 articles publiés dans des revues scientifiques, j’ai fait lire celui-ci à des collègues qui n’y ont rien vu à redire. C’est un article fondé sur des articles et des ouvrages scientifiques. Quand on fait de l’histoire immédiate, on fait évidemment aussi référence à des articles de presse. »

Nicolas Bancel avait déjà écrit à plusieurs reprises dans Hommes et Migrations, qui, selon Luc Gruson, « s’efforce de tenir une position complexe sur un sujet politique – les migrations – hautement polémique ». Mais aujourd’hui, ajoute Nicolas Bancel : « Le climat a changé. Dès qu’on s’en prend à la politique de Sarkozy, on se sent menacé. La peur a été instillée dans toutes les institutions qui dépendent de financements publics, et certains responsables cherchent à se couvrir. ».

Qui a refusé l’article litigieux ?

Quel que soit le jugement que l’on porte sur cet article, les conditions du refus plaident en faveur d’une décision motivée par des raisons plus politiques que scientifiques ou techniques. Bien que le communiqué de la revue Hommes et Migrations s’abrite derrière une décision souveraine des membres du comité de rédaction, tout à fait légitime en théorie, plusieurs éléments rendent la version officielle fragile.

Le dossier était entièrement prêt (voir ici la table des matières) et l’introduction déjà écrite par la rédactrice en chef de la revue elle-même (voir ici). Même si, d’après la CNHI, « le processus habituel de réalisation d’un numéro de la revue a été respecté », pourquoi alors avoir fixé un comité éditorial le 11 mai, à la veille de l’envoi de la revue à l’imprimeur ?

«  Ce sont des dates fixées très en amont, cela tombait certes mal, mais nous avons aussi évoqué le prochain dossier consacré aux Tamouls en Europe », affirme Marie Poinsot. Cette version est corroborée par Luc Gruson, mais démentie par Gaye Petek, membre du comité de rédaction de la revue Hommes et Migrations depuis de nombreuses années. Cette dernière évoque plutôt une « réunion d’urgence, fixée quelques jours auparavant », à laquelle elle n’a pas pu assister, même si elle a donné son avis par mail sur le texte litigieux. Pour Nicolas Bancel, il s’est agi d’un « comité plus ou moins fantôme ».

Edwige Rude-Antoine, membre depuis 25 ans du comité de rédaction de la revue, est plus nuancée : « Je n’ai pas eu l’impression d’une réunion décidée en urgence, et même si je n’ai pas pu assister à cette réunion, j’ai vu passer des mails émanant du comité de rédaction, critiques envers l’article en question. Je ne comprends pas l’ampleur que prend cette affaire. Un comité de rédaction a la liberté de définir une ligne éditoriale. » Ce que personne ne conteste. Mais les quelques membres présents à la réunion du 11 mai ont-ils refusé cet article de leur propre initiative ou avalisé une décision de la direction de la CNHI ?

Esther Benbassa brandit un autre élément à charge. Un mail envoyé par Marie Poinsot, le 5 mai, une semaine avant la date du comité de rédaction, et constitué d’un avertissement étrange : « Vous savez que ce thème est sensible pour cette institution. Il peut se passer que certains articles soient refusés tels quels par la direction. » Comme pour préparer le terrain d’un refus à venir.

Luc Gruson dément pourtant être à l’origine de cette décision : « C’est le comité de rédaction tenu la semaine dernière qui a refusé l’article. » Mais, pour Gaye Petek, « c’est faux, il s’agit d’une décision de la direction. La direction a un poids qui n’existait pas auparavant, quand la revue ne dépendait pas de la Cité ». Pour Nicolas Bancel, « seuls des experts, des pairs, sont légitimes pour refuser un papier. En dépit de cela, j’ai retravaillé toute la nuit pour prendre en compte les remarques qui m’avaient été transmises le 11 mai. Mais, même réécrit, l’article a été, à nouveau, refusé (voir ce mail en date du 16 mai) ».

« On élague tout ce qui n’est pas dans la norme »

Marie Poinsot concède que la composition du comité de rédaction de la revue est « en cours de révision », ce qui contribue à semer le doute sur le périmètre exact du comité de rédaction du 11 mai. Ainsi, Mogniss Abdallah, qui figure encore dans le comité de rédaction de la revue papier, a démissionné voilà déjà plusieurs années «  pour des raisons politiques ». Il estime que la revue a perdu son indépendance « lorsqu’elle a été absorbée par l’ADRI, l’Agence de Développement des Relations Interculturelles, à qui Jacques Toubon avait confié une mission de préfiguration de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration » : une structure dont le responsable était alors… Luc Gruson.

Difficile, donc, de s’abriter derrière un comité de rédaction à la composition fluctuante, qui n’est en outre pas composé entièrement de scientifiques reconnus (on y trouve un journaliste, des présidents d’association et même un « conseiller culturel à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ») pour étayer le refus d’un article en s’abritant derrière des raisons scientifiques. Nicolas Bancel gronde : «  A partir de là, et du rôle de censeur politique effectué par le directeur de publication, il me semble difficile aujourd’hui de considérer Hommes et migrations comme une revue vraiment scientifique. »

Cette histoire révèle en effet des problèmes plus importants que le « cas » Nicolas Bancel. Pour Sophie Wahnich, directrice de recherche au CNRS et auteur d’un des articles du dossier retiré de la publication, « les revues ont aujourd’hui un pouvoir de plus en plus important sur la carrière professionnelle, et cela pose question lorsqu’elles sont adossées à des grandes institutions. Les membres des comités de rédaction de ces revues ont beau penser qu’ils ne sont pas inféodés, qu’ils sont totalement indépendants, ils pensent quand même à l’intérieur des institutions. »

Depuis sa création, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration a été prise dans plusieurs polémiques, souvent liées au fait qu’elle ait été placée sous la co-tutelle du défunt ministère de l’immigration et de l’identité nationale, notamment lors de la démission de huit historiens emmenés par l’historien Gérard Noiriel des instances de la Cité pour protester contre la création de ce ministère très contesté.

L’affaire ne se réduit donc ni à un quiproquo dans la procédure, même si Marie Poinsot insiste sur le fait que « c’est loin d’être la première fois que la revue refuse un article », ni aux retombées d’un affrontement politique entre Esther Benbassa, engagée sur les listes sénatoriales pour Europe Ecologie, et Luc Gruson, réputé proche du sarkozysme en raison de ses liens avec la famille Bruni-Tedeschi.

Elle est un symptôme grave du malaise instillé dans le monde de la recherche à la fois par une ambiance politique qui pèse – censure ou autocensure – sur les institutions financées par des fonds publics et par un nouveau système d’évaluation des chercheurs, dans lequel les revues ont un rôle pivot. Sophie Wahnich, estime ainsi que les «  revues sont devenues des systèmes de pouvoir, au sens où elles servent de ticket d’entrée dans le monde professionnel, à travers un nouveau système d’indexation très contestable ».

Depuis 2008, les revues scientifiques ont en effet été classées par l’AERES, l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, en trois catégories : A, B et C. Hommes et Migrations est classé en catégorie B. Quoique très contestée (voir notamment le dossier de l’ANCMCP à ce sujet), cette catégorisation a une importance fondamentale pour les chercheurs, puisqu’il faut publier régulièrement dans les revues de rang A ou B pour faire aujourd’hui carrière dans le monde de la recherche.

Pour Sophie Wahnich, « ce nouveau type d’évaluation de la recherche a introduit, en lieu et place du débat, qui devrait être la fonction première des revues, une tendance à élaguer tout ce qui n’est pas dans la norme politique, institutionnelle ou linguistique. On refuse tout ce qui est atypique, alors qu’un dossier est précisément d’autant plus riche qu’il n’est pas homogène ».

Pour lire le billet d’E. Benbassa sur son blog déjà publié sur le site de SLU.

Et le communiqué de presse du comité de rédaction de la revue Hommes et Migrations.