Accueil > Revue de presse > "Quand les étudiants doutent du mérite". A propos du livre d’Elise Tenret, (...)
"Quand les étudiants doutent du mérite". A propos du livre d’Elise Tenret, "Les étudiants et le mérite, à quoi bon être diplômé ?" - Romain Delès, "La Vie des Idées", 17 juin 2011
vendredi 17 juin 2011, par
La méritocratie est-elle vraiment un horizon indépassable ? En menant l’enquête sur la représentation que s’en font les étudiants, la sociologue Elise Tenret dresse le constat d’un scepticisme général concernant la méritocratie scolaire.
Recensé : Élise Tenret, Les étudiants et le mérite, à quoi bon être diplômé ?, Paris, La documentation française, 2011, 157 p., 18 €.
Le mérite est une de ces notions à la fois vagues et consensuelles. Sans être toujours capables d’en donner une définition claire et définitive, ou, plutôt, en la reformulant perpétuellement au gré des humeurs et des occasions, les acteurs sociaux s’accordent généralement à lui trouver des vertus. Comment en effet remettre en question cette idée de bon sens selon laquelle les efforts et les talents doivent être justement récompensés ? Force serait donc d’admettre l’existence d’une sorte d’adhésion enthousiaste des individus à ce principe de justice. C’est en tout cas le pari fait par une certaine tradition sociologique. Dès la fin des années 1960, Bourdieu et Passeron font de la croyance parfaite des agents à l’idéologie du mérite (ou du don) la pierre angulaire de la reproduction sociale : le mérite, précisément parce qu’il ne vient à personne l’idée d’en critiquer le bien-fondé, permet de transformer des différences sociales initiales en inégalités légitimes [1]. Ici, donc, l’attachement au mérite est une véritable hypothèse de travail, plus d’ailleurs qu’un objet d’étude ; il est plus présupposé qu’interrogé.
C’est une attitude théorique résolument inverse qui est au fondement du travail d’Élise Tenret. Le mérite – si l’on peut dire – de ce livre, issu de sa thèse soutenue en 2009, est en effet de consulter les acteurs eux-mêmes, sans rien présumer de l’intensité de leur confiance en la méritocratie. L’auteure raisonne à partir d’un matériau empirique hybride : des données quantitatives (766 questionnaires recueillis auprès d’étudiants de première année d’études supérieures, répartis dans dix filières [2]) et des données qualitatives complémentaires (entretiens semi-directifs avec des jeunes de classes préparatoires aux grandes écoles) qui forment un ensemble méthodologique cohérent et efficace pour scruter les ambiguïtés de l’adhésion des étudiants au mérite.
Le succès du mérite
Si le mérite est plébiscité, au moins en apparence, c’est avant tout parce qu’il se présente comme une solution miracle à l’équation contradictoire des sociétés démocratiques. Ces dernières admettent, par nature, l’égalité en droit de tous. Pourtant, par nécessité, une hiérarchie de fait est inévitable. Le problème fondamental de philosophie politique dans les sociétés démocratiques, tôt évoqué par Tocqueville, est donc de concilier une égalité de départ de droit avec une inégalité d’arrivée (inégalité des positions sociales) de fait. Le mérite a pu en ce sens apparaître comme un principe de justice opportun puisqu’il permet, au moins officiellement, d’aligner les chances de réussite et de laisser se jouer une compétition juste pour les places les plus prestigieuses. Le hasard mis à part, aucun autre principe de justice ne permet de réaliser ce tour de force.
À cette espèce de « fonction sociale » du mérite, s’ajoute une fonction « cognitive » ou « psychologique » (selon les termes employés par l’auteure, p. 26). Élise Tenret, par une recension très claire des travaux de psychologie sociale et cognitive sur la question, montre les raisons d’une intériorisation forte de la méritocratie par les individus. Les individus raisonneraient intuitivement plutôt à partir d’explications internes (c’est-à-dire d’explications attachées aux individus) des comportements que d’explications externes (explications attachées aux contextes). C’est ce que l’on nomme « l’erreur fondamentale d’attribution », selon laquelle il apparaît par exemple plus naturel et « confortable » de situer l’origine de l’échec ou de la réussite scolaire dans les qualités des individus (travail, effort, capacités innées) que dans les conditions sociales de l’éducation (rôle du milieu social d’origine, arbitraire culturel de l’école etc.). Le système méritocratique rentre donc en résonance avec des manières spontanées de penser des individus, raison supplémentaire à sa non-contestation.
Enfin, le mérite doit beaucoup de sa reconnaissance à son double caractère polysémique et abstrait. Parce qu’il est « passe-partout », les individus adhèrent toujours, d’une façon ou d’une autre, à une de ses facettes. Le mérite a de plus l’avantage d’être un concept avant d’être une réalité, sa concrétisation est floue et difficilement évaluable, et l’on retient par conséquent plutôt de lui son épure intellectuelle, toujours héroïque. Il est ainsi, selon l’auteure, « une virtualité jamais prise en défaut » (p. 34).
Une adhésion imparfaite à la méritocratie
Pour lire la suite
[1] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Minuit, 1964 et La reproduction, Paris, Minuit, 1970.
[2] Les étudiants interrogés sont issus de sections de technicien supérieur (STS), d’instituts universitaires de technologie (IUT), de classes préparatoires aux grandes écoles et de différentes filières de l’université.