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Le chantier du groupe Vinci pour l’université de Paris-7 menace de tourner au scandale, Jade Lindgaard, Médiapart, 4 décembre 2011

lundi 5 décembre 2011

Pour lire cet article sur le site de Médiapart

Ce devait être une bien belle rencontre entre un groupe major du BTP et une université de classe internationale. Sur le papier, le chantier mené par Vinci pour l’université Diderot (Paris-7), qui consiste à construire quatre bâtiments de salles de cours et de locaux administratifs, promettait d’être un modèle du genre.

C’est le tout premier partenariat public-privé (PPP) de cette ampleur dans l’enseignement supérieur, ces concessions qui délèguent à une entreprise privée la construction et la maintenance d’équipements publics. Un contrat historique. Valérie Pécresse, alors chargée des universités au gouvernement, a posé la première pierre des édifices. Signé en juillet 2009, ce projet symbolise l’université qu’elle prône : bâtisseuse, alliée du privé et innovante. L’enjeu n’échappe pas au lobby du PPP qui décerne un prix à la ministre. Pour Vincent Berger, président de Paris-7, se joue ce jour-là rien de moins qu’une nouvelle façon d’« être au monde ».

Ce contrat de 273 millions d’euros sur trente ans réunit des stars. Il y a d’abord l’université : Paris-7, l’un des plus gros établissements français et l’un des rares à figurer au classement de Shanghaï, indicateur sans intérêt académique mais très prisé des responsables politiques. Ensuite, le groupe Vinci, multinationale de la contruction et du bâtiment.

Le projet s’inscrit dans la ZAC Rive gauche, immense opération d’aménagement parisien, entre la gare d’Austerlitz et le boulevard Masséna, qui mobilise parmi les plus grands noms de l’architecture (Christian de Portzamparc, Rudy Ricciotti). Ces quatre nouveaux bâtiments doivent mettre fin au long et dispendieux feuilleton du désamiantage de Jussieu, en regroupant enfin des sites éparpillés par les travaux du vieux campus du Ve arrondissement. Ils doivent être opérationnels à la rentrée 2012.

À l’arrivée, on se retrouve aujourd’hui avec un chantier chaotique : constructions au rabais, organismes de contrôle court-circuités, rétention d’information, valse permanente des chiffres, ententes officieuses, accusations d’abus de confiance, de contrefaçons et de fausses déclarations. C’est l’incroyable histoire du PPP de Paris-7. Visé par plusieurs procédures (devant le tribunal administratif, au civil et au pénal), le projet dégage désormais un parfum sulfureux de petits arrangements entre amis sur le dos de la puissance publique.

Mediapart a reconstitué les accords passés en coulisses depuis trois ans. Nous en publions le récit en plusieurs volets.

Avant d’exposer les faits, introduisons les principaux acteurs. En haut de la pyramide, trône Udicité, le groupement constructeur qui a signé le contrat de partenariat ave l’université. C’est une holding qui ne s’occupe pas directement des travaux. Cette charge revient à Sogam, filiale de Vinci et promoteur du chantier, qui fait elle-même travailler deux autres filiales du géant du BTP, Sicra et GTM. La maîtrise d’ouvrage, rôle normalement délégué au client, est assurée par Vinci, qui par la grâce du PPP construit le chantier et en rapporte… à lui-même.

Face à cette concentration verticale, exercent en théorie deux importants organes de contrôle : le bureau d’études Setec, qui assure le conseil et l’assistance technique du chantier, et le bureau de contrôle Qualiconsult, qui doit s’assurer de la conformité des opérations aux normes et aux engagements pris. Ils sont en discussion permanente avec les architectes, et notamment Philippe Blandin, de l’agence In/On, conceptrice du bâtiment avec lequel débute cette enquête. Tous ces acteurs s’affrontent aujourd’hui autour d’une énorme structure de béton armé, une poutre invisible de l’extérieur, mais indispensable à la construction de l’ensemble.

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Pose.pdf 795.73 Ko
Setec_Oct_2010.pdf 78.69 Ko
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Invention de la « flexibilité inflexible »

La surprise arrive au bureau In/On, fin novembre 2011. L’agence d’architectes, conceptrice initiale de l’un des quatre bâtiments, reçoit la copie d’un permis de construire modificatif. Cela fait presque deux ans que Philippe Blandin a vu son contrat résilié par Udicité, le groupement constructeur. La rupture s’est très mal passée et l’architecte a engagé plusieurs procédures au civil et au pénal contre son maître d’ouvrage. Il lui reproche de ne pas construire l’édifice qu’il a dessiné. Mais jusqu’ici, le promoteur, la Sogam, filiale de Vinci, continue à soutenir qu’il édifie le bâtiment tel qu’il avait été conçu par In/On. C’est ce qu’affirme Vincent Carret, responsable projet de la Sogam, à l’huissier de justice venu saisir des documents dans son bureau, au mois de juin.

Mais cinq mois plus tard, la version change du tout au tout. Le nouvel architecte de l’immeuble a déposé de nouveaux plans auprès de la préfecture de police, et en informe ses prédécesseurs. Parmi les principales différences, on note la suppression d’un couloir au rez-de-chaussée et la réduction à quelques mètres carrés du hall d’inscription pour les étudiants, la disparition des jardinières en terrasse des logements et d’un espace de rencontres et de détente, la transformation de deux salles de classe en bureaux, et surtout, la réduction drastique de la taille des archives (de 183 m2 à moins de 100 m2).

En tout, Philippe Blandin repère 117 modifications entre ses plans et le bâtiment construit. Son avocat, Yann Gasnier, doit plaider l’arrêt des travaux modificatifs non autorisés par l’architecte.

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Extrait du permis de construire modificatif déposé par Udicité en novembre 2011

Si ce n’était qu’un problème de droits d’auteur… Mais le bâtiment ainsi modifié pose de nouvelles questions quant à sa résistance et au respect de la commande publique. Pour Philippe Blandin, les responsables du chantier tentent en réalité d’alléger le bâtiment, car il repose sur des appuis trop faibles. Depuis les prémices du chantier, la question de la robustesse de l’édifice fait l’objet d’un incroyable bras de fer entre l’architecte, le promoteur, le bureau d’études et le bureau de contrôle.

Sont en cause les charges que peuvent supporter les sols des étages et qui déterminent leur affectation (garage, salle de cours, bureau…). Dans son programme fonctionnel, l’université demande un immeuble « flexible », « évolutif » et « élastique » car « l’évolution de la demande d’enseignement et/ou de la recherche est susceptible d’induire de sensibles mutations organisationnelles. Les dispositions architecturales seront conçues pour permettre demain de telles évolutions ». Et plus spécifiquement encore, être adaptables « en cas de nouvelle distribution des espaces ». Il est vrai que le contrat court sur une période de trente ans.

« De façon à brusquer les choses »

Pour l’agence In/On, la seule façon de respecter cette demande est de prévoir les cas de surcharge les plus élevés (par exemple, une salle de cours) et les seuils les plus légers (par exemple, un bureau). Sauf que la Sogam, filiale de Vinci chargée de mettre en œuvre les travaux, n’est pas de cet avis et qu’elle compte bien conduire le chantier à sa guise. À partir de là s’enchaîne une série de faits à peine croyables.

Dans un premier temps, le bureau d’études, Setec TPI, un des grands noms du secteur, s’étonne que la répartition de ces fameuses surcharges change entre le document initial et le contrat dont il doit assurer la mise en œuvre. Il est suivi par le bureau de contrôle, chargé de surveiller la qualité de la construction, qui s’inquiète que « le principe de flexibilité (soit) susceptible d’être remis en cause ».

En avril 2010, Setec se fait plus pressant dans un compte-rendu de réunion de chantier que Mediapart a pu lire, et signale que Paris 7 « doit valider » ce changement et dire « si celui-ci est conforme à la flexibilité qu’elle attend ». Au même moment ou presque, il envoie un courrier au promoteur pour lui signaler « un certain nombre de points faibles » concernant la poutre qui doit soutenir l’ensemble du bâtiment.

Car, difficulté supplémentaire, l’édifice doit s’élever au-dessus de voies ferrées et de tunnels conduisant à la gare d’Austerlitz. La complexité technique n’est pas négligeable. Au point qu’« aucun promoteur ne voulait de la dalle » où s’installe le chantier, confie un ancien de Vinci Construction qui préfère garder l’anonymat. Il a été prévu de faire reposer le bâtiment sur une épaisse structure de béton armé.

« Il nous semble indispensable d’alléger autant que possible la structure porteuse », insiste Setec et de « vérifier plus complètement » la solidité de l’ensemble. La missive, pourtant très claire, n’est manifestement pas entendue car en septembre, les experts montent à nouveau au créneau, cette fois dans une fiche adressée à Sicra, une autre filiale de Vinci directement chargée, elle, du chantier : « nous alertons sur l’importance d’une coordination dans le renforcement de la poutre ».

Un mois plus tard, en octobre 2010, le bureau d’études n’est toujours pas rassuré. Mais le 18 novembre, un protocole d’accord se conclut entre la Sogam et la société d’économie mixte d’aménagement de Paris (la Semapa), aménageur du site : la poutre va être renforcée (au passage, c’est Paris qui hérite de la facture). Tout semble donc s’arranger.

C’est la version officielle. En réalité, les partenaires sont en train de s’arranger entre eux pour faire complètement autre chose. C’est ce que révèle un compte-rendu de réunion du 23 novembre, à peine cinq jours plus tard, que Mediapart a lu, et qui explique que pour régler le problème, Sogam considère que « la solution la plus sûre et la plus rapide est d’alléger le bâtiment », et pas du tout de renforcer la poutre.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, et comme l’a révélé le Canard Enchaîné la semaine dernière, un comité de direction interne à Vinci entérine ce choix. Les termes employés méritent d’être rapportés : « Nous avons obtenu officieusement des réductions de charge » de la Semapa et de l’université, le chantier va démarrer « sans approbation, de façon à brusquer les choses ». Pas d’inquiétude à avoir, car le chantier « s’appuiera en cas de difficulté sur un bureau de contrôle peu présent ». Il s’agit de la société Qualiconsult. Contactée par Mediapart, elle n’a pas répondu à nos demandes. « Peu présent, mais c’est ce qu’écrivent tous les entrepreneurs ! ça ne veut pas dire qu’ils ne font pas leur travail », répond un ancien de Vinci Construction. Le sens de cette note est pourtant sans ambiguïté.

« Très difficile d’exercer pleinement notre mission »

Mais le feuilleton ne s’arrête pas là. Les valeurs continuent de varier d’un document à l’autre, semant toujours la confusion. En décembre, le bureau d’études Setec proteste formellement dans un courrier et se dit « tenu à l’écart » : « Il nous est très difficile d’exercer pleinement notre mission » ; ils sont en effet confrontés à des valeurs qui « résultent d’itérations successives que nous découvrons à chaque envoi ».

Sur le fond, le jugement est sévère. Le bureau d’études pointe « la faiblesse cachée » de l’ouvrage et insiste : « Il est absolument nécessaire de fiabiliser les valeurs proposées par l’entreprise avant tous travaux. Cette remise en cause du programme et du projet ne peut avoir que des conséquences sur les coûts et les délais de réalisation. » Contacté par Mediapart, Jean-Bernard Datry, son directeur bâtiments, répond que sa société « ne souhaite pas s’exprimer sur ce différend privé qui ne concerne que l’entreprise et l’architecte ».

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Extrait de la lettre de Setec de décembre 2010.

Le coût induit par les retards, c’est justement la hantise du constructeur, explique un ancien de Vinci Construction : « Dans un partenariat public-privé, ce qui compte, ce sont les délais. L’objectif, c’est de faire les travaux le moins mal possible. » Il insiste : « Réduire les surcharges représente une économie dérisoire à l’échelle d’un chantier. Le calendrier vaut plus que tout. »

Au point de négliger la sécurité ? « Mais quel serait mon intérêt de faire s’écrouler le bâtiment ? Je serais un malade ? », proteste l’architecte actuel du bâtiment, Franco Cianfaglione. Déjà contacté l’année dernière par Mediapart, Xavier Duplantier, président d’Udicité, nous avait alors répondu : « Les bureaux sont flexibles… en bureaux, on peut bouger les cloisons, ils ne deviendront pas des logements. » Le programme fonctionnel du bâtiment exige pourtant clairement la liberté de changer les espaces d’affectation. Le directeur d’un campus universitaire explique que « pour qu’un bâtiment soit flexible, cela veut dire qu’il doit supporter 400 kg/m2 de charges au sol, c’est évident ». Mais « ça coûte cher. Si l’on imagine que certains locaux resteront toujours administratifs, on dessine des zones variables et d’autres qui ne le seront pas et on réduit un peu la facture ».

La construction a démarré en janvier 2010. Mais de quel bâtiment exactement ? En juin, lors de la saisie de documents sur le chantier, le responsable projet de Sogam a fait un aveu stupéfiant à l’huissier de justice : « Il n’y a pas eu d’intervention sur la poutre » ni de « diminution des charges d’exploitation des sols ». En flagrante contradiction avec ce qui a pourtant été officiellement entendu entre les signataires du contrat après des mois de tergiversations.

Des contradictions sans fin

À en croire aujourd’hui l’actuel architecte de l’immeuble, Franco Cianfaglione, la poutre, finalement, « a été renforcée dans sa longueur » et les appuis « sont en train d’être renforcés » en ces derniers jours de novembre. Ce que confirme Daniel Simon, directeur d’opération délégué adjoint pour la SNCF, concerné par le chantier du fait de la proximité avec les voies de train : « On a renforcé la poutre il y a quelques mois, et l’appareil d’appui est en train d’être remplacé, une opération assez délicate qui demande beaucoup de moyens. »

En mars, il avait menacé de stopper le chantier, faute de garantie sur les renforcements demandés : « Nous nous verrions dans l’obligation de faire arrêter votre chantier », écrit-il alors. « On ne pouvait pas continuer comme ça », confirme-t-il aujourd’hui, mais « maintenant le système tient la route ».

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Extrait de mail de Daniel Simon, pour la SNCF, à Sogam et Semapa, 31 mars 2011.

Sur la base de quels calculs, après toutes ces zones d’ombre et contradictions ? Impossible de le savoir pour l’instant. Surtout, le trouble demeure, car dans une lettre du 28 janvier 2011 que Mediapart a obtenue, Dario Pelagatti, directeur de projet de Sicra Ile-de-France, expliquait à la Sogam que compte tenu de l’avancement du chantier, les travaux sur le dessous et le côté de la poutre ne seraient plus possibles après le 21 février 2011 (date prévue de l’étalement de la dalle), et que son dessus ne serait accessible que jusqu’au… 21 mars de cette année.

Que s’est-il passé pour que ces opérations soient encore praticables neuf mois plus tard ? Ont-elles vraiment eu lieu ? Le bureau de contrôle a vérifié et validé le renforcement de la poutre, précise la SNCF. Mais comment y a-t-il eu accès ? Et les travaux en cours peuvent-ils se dérouler normalement alors que l’immeuble se dresse désormais de toute la hauteur de ses huit étages ? Sollicité par Mediapart, Xavier Duplantier, président d’Udicité, n’a pas répondu à notre demande.

Les mésaventures du bâtiment M3I2, dénomination technique de l’immeuble conçu par Philippe Blandin, indiquent-elles une dérive générale du chantier le plus attendu de l’université française ? Pas du tout, répondent les constructeurs, car il n’est qu’un confetti (4.300 m2) du projet total, qui représente 45.000 m2. Sauf que deux autres immeubles, beaucoup plus massifs ceux-là, soulèvent aussi des questions dérangeantes.

Par exemple, la notice de sécurité de l’un des édifices ne prend pas en compte les futurs utilisateurs de la bibliothèque, et se dégage ainsi des contraintes de la réglementation en matière de sécurité incendie. « Dans une université, une bibliothèque sans étudiants ? C’est une aberration », considère Michel Parigot, du comité anti-amiante de Jussieu, qui a déposé un recours contre le permis de construire devant le tribunal administratif. Pour l’autre bâtiment, des baies d’accès pompiers sont situées au-dessus des voies de TGV que la SNCF est en train de construire vers la gare d’Austerlitz. Et donc inaccessibles.

La réponse d’Udicité que Mediapart a pu consulter est la suivante : « À l’achèvement de l’immeuble, ni la voie TGV, ni la voie petite ceinture ne seront réalisées. » Le bâtiment peut en effet ouvrir alors que les travaux ferroviaires seront encore en cours. « Ces voies seront réalisées dans un avenir indéterminé (et même, rien ne permet d’affirmer que leur réalisation soit certaine) », insiste le groupement, avec une mauvaise foi qui coupe le souffle. « Dès lors, jusqu’à la réalisation de ces voies, la plupart des baies pompiers sont accessibles », conclut le constructeur.

Vinci et ses filiales n’apprécient guère ces recours et contestations. Ils ont engagé une procédure pour récupérer leurs documents saisis par la justice. Et ils demandent la condamnation des requérants devant le tribunal administratif à 60.000 euros d’amende. De quoi calmer les ardeurs des esprits trop curieux. Alors, que fait l’université Paris-7, et pourquoi accepte-t-elle ces dérives sur un contrat qui va lui coûter aussi cher ? De nouvelles révélations dans le deuxième volet de notre enquête.