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"Le démon de la division". Réponse au point de vue d’Antoine Compagnon sur les SHS et le CNRS paru dans "Le Monde" du 22 juin 2008

par Laurence Giavarini (Mcf littérature française) et Elie Haddad (chercheur en histoire)

mercredi 2 juillet 2008, par Laurence

Un spécialiste de la rhétorique, de ses pratiques et de son histoire comme Antoine Compagnon sait bien qu’un discours tire une part de sa signification du moment spécifique dans lequel il s’inscrit. Or, prendre position dans Le Monde du 22 juin contre la place des sciences humaines et sociales au CNRS, entre le blocage du CA du 19 juin qui devait s’exprimer sur la découpe du CNRS en instituts, et le prochain CA – fût-ce pour de toutes autres raisons que le devenir même du CNRS – signifie intervenir dans un moment de crise. C’est en outre nécessairement prendre position dans le débat actuel sur l’ensemble des réformes de l’Enseignement Supérieur et la Recherche. Pourtant, Antoine Compagnon fait comme s’il était possible de porter en ce moment une appréciation sur les seules sciences humaines et sociales, au nom de cette apparente neutralité de bon sens qui finit toujours par se retourner en position idéologique.

De fait, son « point de vue », se donnant comme réfléchi et objectif, reprend les thèmes favoris du gouvernement, sensible dans la vieille référence aux "anciennes académies du bloc soviétique", constamment mobilisée depuis des années pour discréditer à peu de frais le CNRS. Il le fait dans une perspective, oblique là encore, de critique des sciences sociales. La référence à "la vénérable EPHE" et la charge contre les "praticiens radicaux des sciences sociales", accusés de laisser de côté les disciplines rares, assimilées à l’érudition, dont seuls les scientifiques "humanistes" seraient en définitive les garants, manifestent à la fois une méconnaissance de la recherche dans ces disciplines rares, la conception restrictive de la recherche qui sous-tend les propos de l’auteur, et le démon de la division [1] qui cherche à opposer les différentes disciplines les unes aux autres.

Aucune réflexion sur le statut de certaines disciplines ne peut aujourd’hui se passer d’une réflexion d’ensemble sur la Recherche et l’Enseignement Supérieur. Car ce ne sont pas les seules « humanités » – lettres, philosophie, langues, voire arts – qui auraient à quitter le CNRS pour revenir au monde académique, mais aussi ces disciplines moins enseignées, comme l’ethnologie, moins « fondamentales » dans les cursus universitaires, mais souvent plus coûteuses en temps et nécessitant de longs séjours sur le terrain, et dont on peut craindre pour l’avenir s’il y a un jour un CNRS sans sciences humaines et sociales. Surtout, et c’est plus grave, Antoine Compagnon joue sur la distance que les enseignants-chercheurs peuvent ressentir à l’égard des chercheurs. Il enfonce un coin entre ceux qui, à l’intérieur de mêmes disciplines, n’exercent pas tout à fait le même métier, tentant en outre de faire vibrer la corde de l’opposition au clientélisme. Ne nous laissons pas prendre : non seulement les déclassements abusifs auxquels il fait allusion sont jugés scandaleux par la communauté des chercheurs, y compris au CNRS, mais il ne fait aucun doute que la réforme prévue ne fera que renforcer ces abus en conférant de plus en plus de pouvoir aux instances clientélaires (puisque nommées) contre celles qui sont élues (et qui rendent des comptes par les élections).

Si l’on ne peut qu’approuver le vœu d’articuler enseignement et recherche dans les carrières, a fortiori de rendre possible une temporalisation des activités de recherche et d’enseignement, on ne peut ignorer le fait que les propositions de la ministre dans ce domaine ne vont pas dans ce sens. La création de « chaires juniors » et « seniors » prévues pour les universitaires, à des conditions qu’il faut regarder de très près, ne saurait tenir lieu du débat de fond et de la concertation qui restent à ouvrir sur de telles questions. Mais la disparition des sciences humaines et sociales du CNRS ne règlerait en rien les difficultés que les enseignants-chercheurs connaissent pour mener leur recherche dans les universités – le manque de temps en tout premier lieu. Au contraire, en excluant les sciences humaines et sociales du champ de la recherche institutionnelle, elle affaiblirait la définition même de cette part fondamentale du travail d’enseignant-chercheur, et porterait de la sorte atteinte à la reconnaissance et à la nécessité de la recherche à l’intérieur des universités. Sur le plan matériel, couper les actuelles UMR des financements structurants apportés par la co-tutelle du CNRS mettrait en péril l’organisation et l’avancée de toute la recherche en sciences humaines et sociales. C’est bien parce que les universitaires jouent un rôle essentiel, à partir de leur double fonction, dans la définition de la recherche en sciences humaines et sociales en France, qu’ils doivent défendre la possibilité de cet autre métier qu’exercent, dans les mêmes disciplines qu’eux, les chercheurs.

De manière générale, le discours « raisonnable » d’Antoine Compagnon masque gravement les données réelles de la réforme dans ses différents aspects : la constitution, à court terme désormais, de collèges universitaires structurés par les seules nécessités de l’enseignement (au niveau « licence »), à côté de quelques grands pôles universitaires où il y aura « de » la recherche ; la même coupure entre recherche et enseignement encore entérinée par le plan « réussite en licence » ; la réduction radicale de la place laissée, dans les universités, aux disciplines – notamment les sciences humaines et sociales mais pas seulement – qui ne sont pas susceptibles d’entretenir des liens avec la recherche appliquée et avec le monde de l’économie ; le rôle essentiel joué, dans la construction des carrières, par la précarisation des statuts : la loi LRU rend possible le recrutement sur contrat à durée déterminée dans les universités, elle va ainsi dans le même sens que l’Agence Nationale de la Recherche qui a multiplié les mêmes CDD auprès des jeunes chercheurs.

Non, ce n’est pas un épanouissement des humanités loin des violences du monde social et de l’éclairage trop cru apporté par les sciences qui l’étudient, pas plus que l’idéal d’une carrière rythmée par des moments harmonieux, que construit la réforme de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche de V. Pécresse. Il faut refuser les leurres que celle-ci ne cesse de produire pour l’imposer. Il faut refuser la mise en opposition réactionnaire des disciplines que construit cette même réforme, masquée par le flou d’une référence à une interdisciplinarité sans véritable contenu. Et il faut affirmer la nécessité, pour toute discipline et donc pour celles qui constituent les sciences humaines et sociales, d’une définition structurelle, à l’intérieur d’une réflexion globale sur la Recherche. Leur place en tant que disciplines de recherche est à l’intérieur du principal organisme français comme au sein de l’Université.

Laurence Giavarini, MCF à l’université de Bourgogne, une des portes paroles de SLU
Elie Haddad, chercheur en histoire au CNRS, membre de SLU


[1A. Compagnon est l’auteur du Démon de la théorie, un ouvrage qui fait le point sur la théorie littéraire, et la liquide quelque peu en l’opposant au "sens commun"