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"Crise des sciences humaines et sociales : qui est responsable ?"

Par Michel Wieviorka (sociologue, EHESS), "Rue 89", 30 juin 2008

samedi 5 juillet 2008, par Mathieu

Les sciences humaines et sociales (SHS) en France sont dans une situation étonnante. D’un côté, elles n’ont jamais été autant sollicitées, et leur renouveau intellectuel est incontestable ; et d’un autre côté, elles vivent une crise multiforme.
La crise est d’abord institutionnelle. Elle atteint aussi bien le CNRS que l’EHESS les deux lieux principaux de la recherche française en SHS. L’avenir du CNRS, en général, est incertain, et l’incertitude est encore plus grande s’il s’agit des SHS : seront-elles regroupées dans un vaste Institut, et si oui, quel en sera le périmètre ? Avec quels chercheurs, quelles unités, quels centres ? Ne seront-elles pas plutôt purement et simplement rejetées en dehors du CNRS, confiées alors à l’Université, où existent déjà de nombreux centres de recherche, mais où les chercheurs sont aussi et d’abord des enseignants souvent débords par leurs obligations administratives et pédagogiques ? L’EHESS est elle aussi dans l’incertitude. Le projet qu’elle porte d’une Cité "Condorcet", au nord de Paris, n’est pas acquis, et s’il voit le jour, ce sera à l’horizon de plusieurs années. En attendant, il lui faudra bien quitter tôt ou tard l’immeuble principal du 54 boulevard Raspail à Paris, qui doit être désamianté : pour où ? Dans quelles conditions ?

Les nouveaux dispositifs de financement et d’évaluation ajoutent à l’inquiétude des équipes, dont les tâches administratives et de gestion se sont considérablement alourdies ces dernières années, sans parler de la difficulté, pour beaucoup d’entre elles, à s’inscrire dans des dispositifs européens complexes.

Les petits boulots du "prolétariat intellectuel"

Par ailleurs, bien des équipes et des centres vieillissent, sans pouvoir se renouveler suffisamment, tandis que nombre de jeunes docteurs, faute de postes, courent après des "petits boulots" et s’épuisent dans des travaux éclatés, sans unité, constituant une sorte de prolétariat intellectuel sans grandes perspectives. Les étudiants se pressent moins qu’avant dans les filières des sciences sociales, et ce ne sont pas nécessairement les meilleurs qui y aboutissent. Beaucoup en effet, préfèrent les filières professionnalisantes, qui débouchent sur des emplois intéressants. Et s’il s’agit des étudiants étrangers, ils préfèrent quand c’est possible pour eux se tourner vers des universités américaines ou anglaises, souvent mieux adaptées à leur culture et surtout s’étant depuis longtemps organisées pour accueillir les meilleurs, dans des logiques de compétitivité et d’excellence aujourd’hui éprouvées. Pour eux, la politique migratoire, ou plutôt anti-migratoire actuelle ne constitue certainement pas un encouragement.

Qui est responsable ? La tentation est grande de répondre : le pouvoir actuel, qui voudrait en finir avec le CNRS au profit de l’Université, et qui se méfierait des sciences humaines et sociales et de ceux qui les portent. Une telle réponse non seulement manque de nuance et, à certains égards de fondements, mais aussi passe à côté de l’essentiel, qui est la crise morale des chercheurs eux-mêmes.

Dans les années du giscardisme triomphant, le pouvoir et les syndicats se sont alliés pour assurer la titularisation dans la recherche publique de très nombreuses personnes qui avaient travaillé comme vacataires, et dont toutes n’avaient pas nécessairement les compétences ou les qualités requises. Cette politique, au plus loin de toute volonté de privilégier systématiquement l’excellence, exerce encore aujourd’hui ses effets, car un pourcentage non négligeable de chercheurs en place, et qui bientôt prendront leur retraite, en est le fruit. Par ailleurs, la recherche française a bénéficié, jusque dans les années 80, de l’aura entourant quelques intellectuels français prestigieux, reconnus dans le monde entier. Le structuralisme en particulier, sous diverses variantes, a constitué pour la recherche française un véritable âge d’or, et les chercheurs de notre pays pouvaient avoir le sentiment d’être au centre du monde, voire d’être le centre du monde. Cette époque est révolue, et beaucoup n’en ont pris conscience que tardivement. Du coup, la capacité à projeter la recherche vers l’avenir s’en est trouvée affectée, le milieu de la recherche ne s’est pas véritablement mobilisé pour s’organiser en fonction des grands changements du monde et de notre société, il s’est contenté de maintenir un mélange d’état d’esprit critique, voire hypercritique, d’attitudes corporatistes, et d’arrogance sans se poser lui-même véritablement les questions de sa propre transformation. Comment, notamment, une institution aussi importante et prestigieuse que l’EHESS a-t-elle pu s’interdire, durant de trop nombreuses années, de faire face à ses problèmes d’espace et de manque de bureaux, devenus criants, comment a-t-elle pu louper le coche des implantations autour de la Bibliothèque François Mitterrand ?

Une formidable demande sociale de sciences humaines

Et pourtant, les SHS sont l’objet d’une formidable demande sociale. Les médias mobilisent chaque jour nombre de chercheurs pour leur expertise, leur capacité d’analyse, leur apport spécifique à la connaissance de tel ou tel problème. La figure du chercheur s’impose de plus en plus, tandis que celle de l’intellectuel classique a perdu de sa valeur, en dehors de quelques personnalités "médiatiques" qui parlent au nom des droits de l’homme bien plus qu’en s’adossant sur un quelconque savoir.

Et surtout, les SHS françaises opèrent le grand virage qu’impliquent les transformations du monde contemporain. Non seulement elles savent déchiffrer les nouveaux problèmes et enjeux de la vie collective aujourd’hui, l’islam et autres phénomènes religieux, les phénomènes migratoires dans leur diversité, l’exclusion devenue drame humain peut-être pire encore que l’exploitation, la poussée des identités culturelles, la racialisation des sociétés, la violence, le terrorisme par exemple, mais aussi, elles se dotent de nouveaux paradigmes et apprennent à vivre sous tension, en tenant compte tout aussi bien de la mondialisation, que de la subjectivité individuelle des acteurs. Il faut parler ici non pas de crise, mais de mutation, comme l’a établi il y a deux ans un colloque international que j’ai organisé sur ce thème, ou comme l’indiquent nombre de publications récentes, notamment en anthropologie –je pense par exemple aux derniers ouvrages de Maurice Godelier ou Jacky Assayag.

Un pays dominé par l’argent, ou soumis à un régime autoritaire ne laisse guère de place aux sciences humaines et sociales. Une société ouverte a besoin de la réflexivité qu’elles apportent. Les ressources intellectuelles existent en France, il faut ouvrir beaucoup plus largement le débat sur les SHS, sur le fonds, sans se contenter de solutions cosmétiques, pour que ne soient pas gâchées nos possibilités, encore grandes, et pour sortir de la crise institutionnelle et morale de ces disciplines.

Paru dans Rue 89