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La mondialisation universitaire, Entretien de Christophe Charle avec Florent Guénard, La vie des Idées, - 4 janvier 2013

mardi 15 janvier 2013, par Mariannick

L’historien Christophe Charle a récemment repris son Histoire des universités, livre coécrit avec Jacques Verger, en y ajoutant une analyse de fond sur l’histoire de la mondialisation universitaire à l’époque contemporaine. Dans quelle mesure les réformes des universités ont-elles pu, ou peuvent-elles encore à l’avenir, contribuer à l’avènement d’une société mondiale plus démocratique et unie ?

La Vie des Idées : Votre livre pose la question des relations entre les différents systèmes universitaires dans le monde depuis le XIXe siècle. Les universités se sont-elles construites davantage par l’emprunt réciproque ou par la divergence entre systèmes nationaux concurrents ?

Christophe Charle : On trouve en parallèle les deux phénomènes. L’université dite humboldtienne, de type germanique par exemple, s’est définie au début du XIXe siècle en partie contre l’exemple napoléonien autoritaire et centralisateur qui séparait à la même époque fonction de recherche et fonction d’enseignement. À l’inverse, quand les républicains de la troisième République ont tenté de réformer ce modèle napoléonien, ils ont envoyé des jeunes universitaires en mission Outre-Rhin pour tenter d’instiller des traits germaniques dans les universités françaises, avec des succès inégaux il faut bien le dire, même si l’on peut parler, grâce à cette inspiration germanique, d’une véritable renaissance universitaire en France au tournant du XIXe-XXe siècle [1]. L’influence allemande s’est également faite sentir au XIXe siècle et au début du XXe siècle dans des pays aussi différents que la Grande-Bretagne, le Japon, la Russie ou les États-Unis.

Depuis 1945, c’est plutôt le « modèle américain », largement fantasmé d’ailleurs car extrapolé à partir des universités d’élite qui ne constituent qu’un segment très minoritaire de l’enseignement supérieur étatsunien, qui justifie de nombreuses réformes dans beaucoup de pays, qu’il s’agisse de l’Europe ou d’autres continents. En même temps, ces emprunts sont toujours modifiés par les contextes d’accueil et suscitent souvent des réactions internes. Celles-ci renforcent certains traits nationaux ou bien ajoutent des segments séparés d’enseignement supérieur répondant à d’autres logiques que la logique nationale antérieure. La France est particulièrement caractéristique à cet égard. En 1868, Victor Duruy a créé, avant même la réforme de la troisième République, une institution comme l’EPHE qui reprend le principe du séminaire de recherche à l’allemande mais l’isole du reste des universités. Au XXe siècle, on a créé toute une série d’institutions de recherche indépendantes également des universités (la plus connue est le CNRS) et qui rappellent certaines fondations américaines ou instituts allemands comme ceux de la Max-Planck-Gesellschaft, etc. Ces croisements d’espèces universitaires, si l’on peut se permettre cette métaphore agricole, complexifient sans cesse les systèmes nationaux pour répondre à de nouvelles fonctions que ces derniers ne remplissaient pas. Il en résulte des conflits corporatifs de plus en plus inextricables qui rendent les politiques nationales de plus en plus difficiles selon qu’on veut conserver les institutions anciennes, amplifier les institutions nouvelles, trouver des moyens de les faire travailler ensemble. Nos instruments intellectuels pour penser ces histoires universitaires de plus en plus intriquées par l’internationalisation académique sont souvent inadéquats, parce que les chercheurs eux mêmes produits par ces systèmes nationaux ou par certains segments différents de ces systèmes sont influencés par les échelles de valeurs intellectuelles, sociales, politiques plus ou moins implicites qui y sont à l’œuvre.

Dans la période récente, un historien de la vie intellectuelle britannique comme Stefan Collini a critiqué abondamment, dans de longs articles très sarcastiques et plus récemment dans un livre, les dérives des universités britanniques induites par la philosophie économiciste des réformes des différents gouvernements, qui selon lui nuisent à des pans entiers des enseignements dispensés au Royaume Uni [2]. Même si l’on peut partager beaucoup de ses critiques, qui rappellent d’ailleurs des débats que nous avons eus en France lors du vote de la LRU ou des politiques d’excellence de la présidence Sarkozy, on voit aussi qu’il défend une vision de l’université ancrée dans la tradition britannique des vieilles universités élitistes et assurant un encadrement très fort des étudiants. Cette vision a du mal à être comprise dans les nouvelles disciplines et les nouvelles universités utilitaristes (issues des anciens polytechnics) qui ont été multipliées depuis les années 1980 sur l’ensemble du territoire britannique pour faire face à la nouvelle massification et à la volonté de rentabilité des gouvernements conservateur et néo-travailliste.

La Vie des Idées : Qu’en est-il aujourd’hui ? L’université joue-t-elle davantage en faveur d’une unification culturelle mondiale ou contribue-t-elle à renforcer les formes de domination de certains pays par d’autres ?

Christophe Charle : Il est difficile de parler d’ « une » université aujourd’hui. Même si nous avons intitulé le livre Histoire des universités, il faudrait parler aujourd’hui des « enseignements supérieurs », dont la forme universitaire classique, dans bien des pays ou régions du monde, est parfois très minoritaire en termes d’effectifs, voire de budget ou d’importance dans la formation supérieure. Partant de ce constat, il est clair que certaines fractions des enseignements supérieurs contribuent à la circulation internationale des savoirs, des idées, des étudiants, des enseignants. D’autres, à l’inverse, tournées vers la professionnalisation et la technicité ou l’encadrement social de chaque pays, travaillent pour la société locale, pour le maintien de traits culturels spécifiques et diffèrent profondément de leurs équivalents d’autres pays.

Les circulations elles-mêmes peuvent être au service de la domination de certains pôles (on peut penser aux sciences de la nature qui demandent de très gros moyens et dont les centres névralgiques sont dans les grandes puissances du nord) en attirant notamment les doctorants, les post-doctorants et les chercheurs là où il y a le plus de moyens et de dynamiques pour trouver des postes de haut niveau. En 2003 par exemple, plus de la moitié des diplômés d’un doctorat des États-Unis étaient nés à l’étranger (contre 27% en 1973) ; le pourcentage était de 50% en sciences physiques, de 67% dans les études d’ingénieur et de 68% en sciences économiques. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs s’efforcent de travailler ultérieurement dans le pays d’accueil ou dans des pays développés du même type, faute de trouver des débouchés satisfaisants dans leur pays d’origine (c’est le fameux brain drain qui a commencé dès les années 1960). Le phénomène a existé ou existe encore également en sciences humaines et sociales, même s’il est freiné par les traditions culturelles nationales, et contribue autant que les publications ou les séjours temporaires d’universitaires à l’étranger à faire communiquer les espaces académiques. Toutefois, tous les indicateurs soulignent de profondes dissymétries même s’il commence à exister aussi des circulations entre les « Sud » et plus seulement Sud/Nord.

Le plus grand obstacle aux circulations universitaires reste la question linguistique. On constate que les flux principaux de chercheurs ou d’étudiants sont toujours largement déterminés par les aires linguistiques ou par les liens privilégiés entre certaines zones linguistiques, même si la domination anglophone croissante efface un peu ces héritages historiques dans les disciplines où l’usage de l’anglais comme langue de communication académique est définitivement acquis. Dans les disciplines où le multilinguisme reste dominant, les échanges intellectuels suscités par les universités restent pris par ces zones d’affinité élective, ou dépendent des flux de traduction eux-mêmes très inégaux selon les domaines et qui en tout état de cause ont toujours tendance à avantager les langues dominantes scientifiquement.

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[1Voir George Weisz, The Emergence of Modern Universities in France 1863-1914, Princeton, Princeton U.P., 1983 et C. Charle, La République des universitaires (1870-1940), Paris, Le Seuil, 1994.