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Réforme du Capes d’Histoire et Géographie : "La professionnalisation incantatoire comme panacée pour la formation des enseignants ?" Lettre ouverte à M. Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, par Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, historiens

mardi 22 janvier 2013

Monsieur le Ministre,

Nous venons de prendre connaissance des documents préparatoires [1] concernant l’organisation des futurs concours de recrutement d’enseignants. Ce qui nous frappe tout de suite à la lecture de ces textes, c’est le parti-pris fiévreux du « professionnel d’abord » qui les irrigue. Il va sans dire que les concours comme le CRPE ou le CAPES sont bien des concours de recrutement (et non des certifications académiques) et qu’enseigner est un métier qui s’apprend. Qui s’apprend, mais comment ? C’est là où le bât blesse à notre sens. Vous entendez réformer les épreuves des concours de recrutement en référence notamment à des compétences censées être « professionnalisantes » comme celle de « connaître, à un premier niveau de maîtrise, les procédés didactiques courants mis en œuvre dans un contexte professionnel réel » ou encore « envisager son exercice professionnel dans les contextes prévisibles », dès lors les épreuves orales consisteraient en une épreuve de « présentation d’activité professionnelle » et une autre « d’entretien professionnel »....

Or ces compétences ne s’ancreront pas - comme vous le reconnaissez par ailleurs - dans une véritable expérience professionnelle et ce ne sont pas les stages prévus qui pourront y suppléer ; elles ne pourront donc résulter que d’une acquisition bâclée de « procédés » (c’est le terme que vous employez et il est lui-même très révélateur !) transmis « hors-sol », ne générant que des récitations superficielles. C’est d’ailleurs ce qui s’était passé quand une « épreuve professionnelle » avait été instaurée en 1992 à l’oral du CAPES. Sans pratique réelle d’enseignement les candidat-e-s d’alors qui devaient présenter des « fiches d’observation » de cours ne pouvaient que répéter des « trucs » réputés « didactiques » ingérés sans possibilité d’examen critique. Les séances observées étaient labellisées pour l’occasion comme modèles, au mépris d’une des exigences premières du métier d’enseignant qui nécessite de perpétuels renouvellements et adaptations en fonction des situations singulières que représente chaque leçon, oubliant que la didactique ne saurait se passer d’un ancrage disciplinaire. L’expérience s’est révélée désastreuse et a été abandonnée dès la troisième année. Seule l’option réflexive a été sauvegardée pour devenir l’actuelle Épreuve sur dossier (ESD). Pour notre part nous sommes persuadés qu’une véritable professionnalisation ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une formation en alternance comprenant une année d’enseignement en responsabilité avec décharge significative pour dégager un temps de formation continuée. C’est cette année de stage qui constitue le cœur de la formation professionnelle et proprement pédagogique reposant sur une pratique de classe encadrée et réflexive.

Exiger des étudiant-e-s de M1 de préparer /en 2 semestres/ un concours comprenant, comme vous le proposez, un volet disciplinaire de haut niveau, un volet « formation professionnelle » s’appuyant sur des stages et un volet « initiation à la recherche », manifeste au mieux une sévère méconnaissance du « terrain », sacro-sainte entité pourtant rituellement invoquée par les inspirateurs de ce projet et au pire un inquiétant
irréalisme qui constitue une véritable menace pour notre système de formation. Car à trop vouloir embrasser on aura une mauvaise préparation disciplinaire, une « formation professionnelle » illusoire et une initiation à la recherche inexistante. Revenons sur terre et redescendons du ciel enchanté de la professionnalisation incantatoire !

Apprenons un peu, et modestement, de l’histoire des concours et notamment de l’épisode calamiteux de 1992. Nos futurs enseignants ont évidemment besoin d’une formation professionnelle mais pas au détriment de la maîtrise des savoirs disciplinaires ni d’une véritable initiation à la recherche disciplinaire avec leur volet de réflexion épistémologique qui font partie des garants de leur esprit critique, de leur indépendance et donc, faut-il le rappeler, de leur efficacité pédagogique. Serait-ce camper sur un corporatisme suranné que de plaider pour l’ancrage disciplinaire ? Nous soutenons au contraire ici que le nécessaire travail interdisciplinaire dans nos enseignements repose sur la mise en complémentarité des différentes disciplines en fonction de la singularité de chacune et non sur leur dénaturation. Plus encore, le plaidoyer pour « dédisciplinariser » les concours n’est selon nous, et au delà des vieilles lunes rhétoriques sur l’efficacité qui servent à sa promotion, qu’une manière de ne plus considérer la compétence disciplinaire comme partie intégrante du socle de la légitimité et de l’efficience professionnelles. C’est pourquoi nous appelons tous les enseignants et en particulier ceux qui travaillent dans la formation des enseignants à exprimer publiquement leur refus de ce projet en l’état pour demander :

→ Ne pas surcharger l’année de préparation du concours pour que les étudiant-e-s puissent s’y préparer dans de bonnes conditions.

→ Pour les concours :

- des épreuves d’admission qui vérifient la maîtrise des savoirs disciplinaires

- des épreuves orales qui complètent et approfondissent cette vérification du côté de la réflexion sur l’histoire, l’épistémologie, les méthodes, les débats, les contenus des disciplines et de leur enseignement, dans une perspective qui intègre les enjeux de l’interdisciplinarité – des épreuves qui comprennent donc une réflexion sur les savoirs scolaires et sur les spécificités disciplinaires du métier d’enseignant.

→ Le cœur de la formation professionnelle doit être, après le concours, une année de formation en alternance avec un service réduit devant les élèves comprenant un travail de recherche disciplinaire (qui peut être une recherche concernant l’enseignement de la discipline) sanctionnée par la soutenance d’un mémoire.

Ces propositions restreintes ne prétendent évidemment pas aborder tous les problèmes que ce projet pose, nous restons en particulier persuades que le compactage de la préparation disciplinaire au concours, du travail de recherche et de la formation professionnelle pendant la seule année de M1 est une mauvaise solution, mais, sur les points limités avancés ci-dessus, il y a urgence selon nous à tirer la sonnette d’alarme et même un peu plus, c’est-à-dire à se mobiliser pour changer ce projet.

Veuillez recevoir Monsieur le Ministre, l’expression de notre haute considération,

Christian Delacroix (Université Paris Est Marne-La-Vallée)

François Dosse (Université Paris Est Créteil)

Patrick Garcia (Université de Cergy Pontoise)


[1À lire dans notre article ici