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"Les facultés grecques sont en pleine banqueroute". Amélie Poinssot, Mediapart, 8 novembre 2013.

samedi 9 novembre 2013, par Jara Cimrman

Deux des plus grosses universités d’Athènes, en quasi-faillite, n’ont pas ouvert depuis la rentrée universitaire. Des milliers de licenciements sont en cours dans les établissements alors que les salaires des enseignants-chercheurs ont baissé de près de 40 % depuis 2010. La recherche est elle aussi mise au pain sec et le pays est confronté à une vaste fuite de ses cerveaux.

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Un calme étrange règne dans l’enceinte de l’Université polytechnique d’Athènes. En ce début novembre, les étudiants n’ont toujours pas fait leur rentrée, les cours n’ont pas commencé. Pour la neuvième semaine consécutive, les agents de l’administration sont en grève et toute la vie de l’université est bloquée. En cause, la « mise en disponibilité » de 399 agents sur les 870 que compte l’établissement.
Cette mesure fait partie d’un vaste programme de « mobilité » dans la fonction publique, enclenché par le gouvernement sous l’impulsion de la Troïka (Commission européenne – Banque centrale européenne – FMI), qui doit entraîner, dans huit universités du pays, la mise en disponibilité de 1 500 agents administratifs. Placés au chômage technique pendant quelques mois avec un salaire réduit, ces employés seront ensuite affectés à un nouveau poste, ou licenciés.
Plusieurs recteurs ont refusé de fournir au ministère de l’éducation et des cultes, dont dépendent les universités, les listes des employés et des postes à supprimer. Le ministère tente désormais de passer outre et a lancé, il y a une dizaine de jours, une procédure de recensement de tout le personnel administratif des universités concerné par ce programme de mobilité. Alexandros Iliakis, bibliothécaire à Polytechnique, a refusé de s’y soumettre. Il dénonce une politique du chiffre, sans aucune vision : « Il s’agit de faire des économies dans les dépenses publiques. Mais à aucun moment il n’y a eu d’évaluation de la productivité des différents services dans les établissements. Le ministère nous demande de remplir un formulaire pour indiquer notre niveau de diplôme, nos années d’expérience, etc. Mais il ne s’interroge pas sur notre utilité ; personne ne m’a jamais demandé par exemple de faire un compte-rendu de mon activité ! »
Autrement dit, dans ce programme de mobilité, de critères d’évaluation, point. Sans compter qu’aucun dialogue, aucune commission n’ont été mis en place pour discuter des modalités et de l’ampleur des suppressions de postes. D’après le ministère, seront mises à l’écart les personnes ayant le moins de qualifications. Mais un tel objectif, s’il prétend revenir sur le clientélisme qui a pu régner à l’époque du développement des universités grecques, dans les années 1980, s’accorde mal avec le fait que le niveau d’études d’il y a trente ans n’a pas grand-chose à voir avec celui d’aujourd’hui.
Ces coupes à l’aveugle visent une catégorie professionnelle bien précise : cette politique n’est pas nouvelle dans la Grèce de l’austérité. Dans les universités à la pointe de la protestation, les enseignants-chercheurs sont solidaires des employés : « Nous serons les prochains sur la liste », craignent-ils. De fait, ils ont déjà été largement touchés par les mesures d’austérité, ce qui n’est pas sans impact sur la qualité de l’enseignement et de la recherche dans le pays. Leurs salaires ont baissé de près de 40 % depuis 2010, tandis que la charge de travail, elle, n’a pas diminué, au contraire.
Elena Maïstrou, qui dirige la faculté d’architecture au sein de l’Université polytechnique, estime qu’il manque 40 enseignants pour faire tourner son département. Depuis trois ans en effet, les départs en retraite ne sont pas remplacés et les universités n’ont plus la possibilité de recruter des contractuels – ce qui constituait autrefois une importante variable d’ajustement : des postes précaires, mais qui permettaient aux jeunes chercheurs d’avoir une première expérience d’enseignement. Pour cette professeure en fin de carrière, « la politique menée vis-à-vis des universités est injuste et catastrophique sur le long terme ».
Car Polytechnique fait partie des universités d’excellence du pays, elle participe régulièrement à des concours internationaux, dépose des brevets, décroche des financements à l’étranger… « Aujourd’hui, nous n’avons plus assez d’argent pour entretenir correctement notre matériel et nos laboratoires, pour pouvoir participer aux congrès scientifiques ou envoyer nos étudiants dans des journées d’étude à l’étranger. Alors que dans le même temps, on nous demande de multiplier nos relations à l’international ! »
L’université dispose d’un budget de fonctionnement désormais réduit à 7 millions d’euros (contre 21 millions avant les cures d’austérité). Et le comble, c’est que lors de la procédure d’effacement d’une partie de la dette publique du pays, en février 2012, ledit « PSI », l’Université polytechnique a perdu 30 millions d’euros : comme toutes les universités du pays, ses fonds étaient placés sous forme d’obligations d’État. Or ces dernières ont été dévaluées de moitié avec cette décote visant à réduire la dette publique.
Pour l’université d’Athènes, les pertes se sont chiffrées à 10 millions d’euros. La plus ancienne université du pays (philosophie, langues, sciences humaines) est par ailleurs tout autant touchée par le plan de mobilité : 500 postes d’administratifs sur 1 349 doivent être supprimés. « Il est impossible de faire fonctionner l’université avec 500 postes en moins du jour au lendemain », estime le recteur, Theodosis Pelegrinis. Il a déposé, avec d’autres confrères, un recours au Conseil d’État. Le résultat sera rendu le 10 janvier. « Ces chiffres sont d’autant plus absurdes qu’en août, le ministère nous avait demandé d’évaluer nos besoins, service par service. En utilisant les propres critères du ministère, notre audit a révélé qu’il manquait au total 500 postes administratifs dans notre établissement ! » Mais le ministère a au contraire demandé la mise à l’écart d’autant de personnes, sans expliquer son mode de calcul. Et le recteur de rappeler les ratios internationaux : 60 à 70 agents administratifs en moyenne pour 100 enseignants.
Dans son projet de loi, le ministère a annoncé l’objectif d’un agent administratif pour 100 enseignants… Or cette université qui accueille chaque année plus de 100 000 étudiants n’a pas été épargnée par l’austérité : son budget de fonctionnement a déjà été divisé par deux en quatre ans, et de nombreux cycles risquent d’être supprimés, comme celui, réputé auprès des étrangers et étudiants Erasmus, d’enseignement de la langue grecque comme langue étrangère.
Partout dans le monde universitaire grec, les coupes budgétaires à l’œuvre depuis 2010 ont entraîné réductions de salaire, diminution des effectifs, perte de matériel, baisse de la qualité des services… Mais le nombre d’étudiants, lui, est en légère augmentation. En Grèce, un numerus clausus permet de réguler le nombre d’entrées à l’université : un levier que le gouvernement, pourtant prompt à couper dans les dépenses, n’a étrangement pas utilisé jusqu’à présent. Parallèlement, un vaste programme de fusion des facultés et instituts d’enseignement technique est également en cours. De la même manière que la décentralisation des universités avait été menée tambour battant dans les années 1980, avec par endroits des incohérences et des stratégies clientélistes, ces fusions sont menées « à l’aveugle » selon leurs détracteurs.

« Nous sommes arrivés à un point critique »
Dans ce contexte, la recherche apparaît comme particulièrement appauvrie. Elle doit compter sur les fonds européens et le mécénat pour se maintenir à flot. Car le budget alloué par l’État à la recherche en Grèce est pratiquement insignifiant : il ne dépasse pas 50 millions d’euros pour 2013 (à titre de comparaison, il est de 7,86 milliards d’euros en France). Si l’État grec n’a jamais beaucoup investi dans la recherche (il n’existe plus de ministère de la Recherche depuis 1995), et si de nombreux chercheurs, faute de ressources ces dernières années, ont désormais des contrats d’agents administratifs, le contexte de réduction drastique des dépenses publiques a aggravé les choses depuis trois ans.
Surtout, souligne Christos Hadziiossif, directeur de l’Institut des études méditerranéennes basé à Rethymno, en Crète, « ce sont les entraves administratives qui pèsent aujourd’hui le plus sur la recherche ». Car les réductions d’effectifs et les baisses de salaires, les différentes législations contradictoires votées depuis trois ans, la mission de la Task Force (ces experts envoyés par la Commission européenne pour aider à la réforme de l’administration grecque) mêlée aux injonctions de la Troïka… « tout cela concourt à une cacophonie, à un climat de peur dans les administrations, à des blocages à tous les niveaux ».
L’Institut fait partie de la Fondation pour la recherche et la technologie, une fondation de droit privé en partie financée par le budget de l’État (7,7 millions d’euros de financement public cette année, ce qui ne couvre même pas les salaires, contre… 11,7 millions d’euros il y a trois ans, avec une nouvelle baisse de 22 % annoncée pour 2014). Reconnue au niveau européen (elle est classée 15e dans la participation aux programmes européens), à l’origine de très nombreux brevets, notamment un outil de dépistage du cancer de l’utérus, la Fondation doit aujourd’hui jongler avec les différentes directives politiques. Le gouvernement a d’abord voulu changer ses statuts en la transformant en « DEKO » – ces entreprises d’utilité publique soumises ces dernières années à des réductions d’effectifs –, avant d’annoncer sa mutation en ONG ! Difficile de continuer à maintenir la qualité des recherches dans ces conditions. À l’Institut des études méditerranéennes, la petite équipe constituée de 6 chercheurs permanents et de 4 administratifs s’accroche toutefois et refuse d’abandonner ses programmes.
« Mais il y a des programmes que nous ne parvenons pas à développer comme nous le souhaiterions. Il y a tout un secteur par exemple qui est absent de la recherche en Grèce, c’est celui de la marine marchande et des armateurs, pourtant très lié à l’histoire de ce pays. Nous nous y intéressons, mais nous n’avons pas encore réussi à bâtir de programme de recherches dans ce domaine. » L’historien ajoute : « Cette politique de diminution des dépenses publiques n’assainit pas le système comme elle le prétend : elle casse le système. C’est une ponction des ressources humaines de la Grèce : le résultat est que les plus qualifiés cherchent à partir. »
L’homme est d’autant plus amer que l’Institut a réussi, régulièrement, à faire venir des chercheurs étrangers. Deux Turcs, deux Italiens, un Espagnol, un Américain et un Belge travaillent actuellement dans ses locaux, aux frais de leurs institutions d’origine. « C’est bénéfique pour nous, cela ne nous coûte rien. Mais si notre institut ne se maintient pas à son niveau, nous allons perdre ce type d’échanges. Nous sommes arrivés à un point critique », dénonce Christos Hadziiossif.
De fait, ces conditions de travail poussent les scientifiques grecs à partir. Cet été, le gouvernement a annoncé la titularisation de 402 professeurs d’université déjà élus par leurs départements en 2010, mais qui attendaient depuis l’acte de nomination officielle du gouvernement. Il s’est avéré que, parmi ces enseignants qui enchaînaient les contrats précaires en attendant leur hypothétique titularisation, 50 sont partis sur des postes à l’étranger…, vers la Grande-Bretagne, Allemagne, l’Autriche et les États-Unis le plus souvent. Et ce n’est pas la suite des événements qui va leur donner tort : malgré l’acte de nomination de cet été, qui laissait entendre que le gouvernement préparait la rentrée universitaire, ces enseignants fraîchement titularisés n’ont en réalité pas encore pu prendre leurs fonctions…, les universités n’ayant pas reçu l’autorisation du gouvernement !
La professeure d’histoire moderne Elefthéria Zei est dans ce cas : « Cela faisait dix ans que j’enchaînais les contrats dans les universités. Cette fois-ci, l’université ne peut pas me prendre en contractuelle, puisque officiellement je suis titulaire… Sauf qu’elle n’a pas encore l’autorisation de créer mon poste, donc j’attends… » Et en attendant, Elefthéria n’est pas payée. L’enseignante s’estime pourtant chanceuse de faire partie des 402… Car, à côté, 350 personnes, pourtant élues par leur département comme elle il y a trois ans, sont restées sur le carreau. Et nul doute que les prochaines titularisations ne se feront pas de sitôt.
Pour Elefthéria Zei, accéder enfin à un poste, c’est aussi pouvoir consacrer une partie de son temps à la recherche, comme le suppose, en principe, le poste d’enseignant d’université. Car ces deux dernières années, comme contractuelle, Elefthéria n’était payée que neuf mois de l’année et ne touchait que 1 000 euros mensuels : elle était obligée de cumuler vacations, traductions et séminaires dans diverses institutions afin de boucler les fins de mois.
Tout ce contexte décourage nombre de chercheurs et nuit à l’avenir du pays. Si la Grèce s’est toujours caractérisée par une forte propension des étudiants à faire une partie de leurs études à l’étranger, ils avaient pour habitude de revenir et de valoriser au retour leur expérience à l’étranger. Désormais, ce n’est plus le cas : beaucoup se refusent à rentrer, d’autres se décident à partir, et le dynamisme scientifique va en s’éloignant. Le géographe Loïs Labrianidis, qui a mené ces dernières années une longue recherche dans son laboratoire de l’université de Thessalonique sur ce brain drain, estime qu’environ 10 % des scientifiques grecs travaillent actuellement à l’étranger. La question, désormais, est d’inciter cette matière grise à revenir, comme le souligne dans un article la jeune doctorante Anastasia Papakonstantinou. Le gouvernement actuel n’en prend pas le chemin.