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Fétichisme de la crise et lutte contre la fonction publique. Sergio Chibbaro Paris 6, CGT FERC-SUP

lundi 5 mai 2014, par Hélène

Fétichisme de la crise et lutte contre la fonction publique
Bruno Le Roux, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, a affirmé le 12 février que le gouvernement étudiait la possibilité d’un gel de l’avancement des fonctionnaires dans le cadre des pistes d’économies budgétaires. Une déclaration qui confirme les propos récemment
attribués à Vincent Peillon. Quoique démentie par le premier ministre M. Ayrault (ce qui n’est pas pour autant rassurant), cette affirmation reflète bien la ligne de ce gouvernement ainsi que des précédents, et même de tous les gouvernements européens. Bien que cela ne concerne pas seulement l’université, cette tendance cache une mystification de taille qui mérite une analyse et qui s’applique telle quelle au supérieur.

Rappelons tout d’abord que la fonction publique souffre déjà du gel de point d’indice depuis 2010, ce qui signifie que les salaires ne sont en aucune mesure ajustés à l’inflation. Cette mesure se place dans la continuité de la modération salariale, débutée en 1983 par le gouvernement socialiste avec la désindexation (formant ainsi un « consensus de Paris » bien avant Washington
[1]) et renforcée en 2000, et qui a fait perdre aux salariés de la fonction publique entre 20 et 30% du pouvoir d’achat, selon une étude de la CGT. La guerre est donc bel et bien déclarée aux fonctionnaires. Si on ajoute à cela la loi LOLF (gouvernement Jospin), le RGPP-MAP et les contre-réformes Pécresse-Fioraso qui ont mis dans la faillite l’entier système de l’enseignement
et notamment du supérieur, avec un budget en berne et le gel des postes, nous avons un paysage bien morne de notre métier, de la considération qu’il peut susciter chez nos concitoyens et de son avenir. On pourrait certes rétorquer que les dernières contre-réformes ont été appliquées dans un
plus vaste plan d’austérité qui touche tout le monde. Et bien justement, analysons le problème dans sa globalité.
Depuis 2009 des mesures accélérées d’austérité ont été justifiées par « la crise » et la nécessité de réduire coûte que coûte les dépenses publiques, notamment afin de diminuer « notre dette ». D’où l’impératif de dégraisser la fonction publique et son coût, et l’attitude fascisante de ceux qui attendent des salariés qu’ils acceptent cela sans broncher pour des raisons d’ordre supérieur, dans l’intérêt de la nation.

Ce raisonnement totalement fallacieux cache en réalité bien des enjeux et constitue un des ces nombreux exemples d’aliénation qui affligent notre monde. C’est tout le sens des choses qui a été aliéné, celui de nos actions et des actions décidées pour et par la société. L’aliénation, telle qu’elle a été développée par Marx dans «  Le Capital », est en effet une catégorie fondamentale pour comprendre notre histoire sociale[2]. N’en considérant ici qu’un seul aspect, nous pouvons dire que le sens même de la politique qui nous affecte au premier chef (nos salaires !) a été totalement perdu de vue : la crise de quoi au juste ? Causée par qui ? La dette contractée par qui
 ? Pourquoi ? Quien sabe ?

Dans la plupart des cas aucune réponse ni argumentaire n’est apporté, car la force de l’aliénation réside justement dans le rendre extérieur et donc étranger ce qui est aliéné, et par conséquent mystérieux, insondable et puissamment dominateur. De faux arguments sont donnés pour indiscutablement vrais ou, de façon encore plus mystificatrice, des mesures sont présentées comme inéluctables, découlant d’une fatalité contre laquelle il n’y a rien qu’on puisse faire. Cela est inhérent à une autre forme d’aliénation : la perte de maîtrise collective et donc de démocratie, qui nous fait accepter l’impossibilité déclarée de trouver des alternatives. Le sens de l’histoire a
été perdu.

De façon générale, les actions économiques assument aujourd’hui un caractère grotesque, une petite classe dominante (appelée le parti de Davos par J. Faux dans « The global class war » Wiley 2006) accaparant toutes les richesses de la planète et mettant ainsi à mal la majorité des êtres
humains, y compris dans les pays développés.

Pour revenir à notre crise, il s’agit donc d’un processus d’aliénation qui mystifie la réalité et mène les travailleurs innocents à subir de plein fouet la violence de puissances à eux étrangères (les forces du capital qui ont réellement causé la crise) sans savoir pourquoi.

Alors, démystifions. Crise des bilans publics ? Crise de la dette ? Rien de tout ça. On observe en effet depuis 2010 dans la plupart des pays européens un déficit (qui est la différence entre les dépenses et les denrées de l’état) qui augmente et dépasse 3%, seuil nommé par les traités européens, sans justification aucune, « maximal et consenti ». Qui plus est, beaucoup d’états voient leur dette, créée par l’accumulation des déficits et des intérêts à payer, dépasser 60% du PIB. La conclusion auto-évidente ressassée par les même gouvernants et experts (qui n’avaient rien vu venir avant 2007) est la suivante : l’état a trop dépensé, notamment pour la protection sociale ; il faut donc couper à tout vent. Le modèle social européen et notamment français est en faillite et doit être démantelé. Chose à laquelle s’attelle le
gouvernement Hollande. Mais cette affirmation est tellement démentie par les faits et les chiffres qu’il est difficile de décider par où commencer.

Regardons d’abord le modèle social. Entre 2007 et 2010 le déficit des bilans UE a été multiplié par 10 (il est passé de 0.7 à 7%). En même temps, la dette UE a augmenté de 20 points !, passant de 60 à 80%. L’on soupçonne une explosion de la dépense sociale ; mais on est déçu. Si on enlève les dépenses pour le chômage et les prestations dues à la crise (afin d’éviter de prendre les
effets pour des causes), la dépense publique européenne reste la même, c’est-à-dire d’environ 25%. A y regarder de plus près, elle est restée au même niveau depuis la fin des années 90[3]. Il n’existe donc aucune corrélation entre augmentation de la dette et dépenses publiques.

Autre mystification : le conflit inter-générationnel. Les pensions des retraités et le niveau de vie absurde de la génération née après la guerre mettraient à genoux l’économie et leurs enfants. Cette idée largement propagée participe certainement à la diffusion du sens de culpabilité chez les plus âgés et de la frustration aveugle chez les plus jeunes. On assiste encore une fois à
l’aliénation du sens : qui a vécu au dessus de ses propres moyens au juste ? Si certains l’ont fait, ils ont eu trois possibilités : 1) avoir beaucoup de dettes privées ; 2) transférer leur dette au secteur public ; 3) profiter d’une partie correspondante de la population qui a vécu en-dessous de ses propres moyens. Les chiffres précédents écartent le point 2. Le point 1 ne concerne pas les travailleurs mais éventuellement les institutions financières. Il ne reste donc que la troisième possibilité. Les travailleurs n’ont pas vécu au dessus de leur moyens, provoquant ainsi la crise et l’appauvrissement de leurs enfants. Ils ont au contraire toujours vécu en-dessous (ce qui est seulement logique dans un régime capitaliste), surtout depuis la mise en place des programmes
d’austérité. Une petite partie de la population dérobée au débat public et jamais mentionnée, et dont les gouvernements sont les représentants visibles et zélés, volent depuis trente ans l’argent aux autres (c’est-à-dire à la presque totalité de la population). Regardons les chiffres de l’UE :
entre 1976 et 2006 la partie du PIB donnée aux salaires a perdu 10% en moyenne. Depuis et notamment à cause des politiques d’austérité cette part s’est encore accrue (entre 15 et 20% en France). Cela représente des centaines de milliards d’euro perdus tous les ans en profits, rentes financières et immobilières.

Arrivons-en finalement à la réponse démystificatrice à la question initiale : d’où vient alors la crise ? De façon générale, c’est l’aliénation des travailleurs qui a créé les conditions pour cette « grande crise », au sens du gigantesque clivage historique qui a creusé un abime entre les producteurs directs et leur conditions objectives de vie (lire L. Sève [Sève, 2012]).

L’accumulation capitaliste s’est amorcée dès la fin des années 70 à cause de la tendancielle perte de profit du capital ou si on veut de sa crise d’accumulation. Une exploitation accrue des travailleurs et la financiarisation extrême de l’économie ont permis de relancer l’accumulation du capital, mais elle a provoqué en même temps sa concentration dans un nombre incroyablement réduit d’individus (selon le crédit suisse environ 29 millions de personnes, soit 0.6% de la population mondiale, détient à elle seule 37,5% de la richesse mondiale). Sans rentrer dans les détails de cette dynamique complexe et de ses liens avec la politique et le droit, on peut dire que
les causes de « La crise » ont été le développement aberrant de la finance au détriment de l’activité réelle et l’accroissement paroxystique des inégalités. Les deux choses s’étant alimentées réciproquement.

Concrètement, la plupart de grandes institutions financières (de façon imprécise les banques) Americaines et Européennes ont accumulé des dettes colossales créant à partir de rien des sommes stupéfiantes d’argent pour pouvoir continuer à faire fructifier les capitaux gérés. A cause de la structure totalement dysfonctionnante du système, ces mêmes banques ont fait faillite dès que l’argent a disparu de la même façon qu’il avait été créé. Entretemps les états avaient déjà mis en danger leurs bilans à cause non pas des dépenses publiques (au mieux stagnantes) mais à cause de la politique de défiscalisation favorisant l’accumulation du capital (on chiffre cela en
France à 200-300 milliards par an !). Lorsque les banques ont fait faillite à cause de leur seule spéculation, les gouvernements ont décidé de les sauver avec une opération mondiale de 20 trillions de dollars dont 4 à l’intérieur de l’UE (la France à elle seule en a donné 350 milliards).

En 2009, 2000 milliards avaient été effectivement utilisés (et non rendus !), et on ne connait pas les chiffres pour 2010. Il est intéressant d’observer que dans la même période la dette grimpait de 2800 milliards. En définitive, la dette est totalement due au sauvetage des banques. Il faut de plus
ajouter les coûts sociaux, payés par ceux qui n’avaient aucune responsabilité : le chômage, la diminution des services de l’état pour les plus démunis, la destruction de l’enseignement et de l’hôpital. Avec tout cela les inégalités se sont encore accrues, jouant autant le rôle de cause (contraction de la demande et besoin de s’endetter pour maintenir un niveau de vie décent) que
d’effet (exploitation accrue du travail, chômage massif, bénéfices continus pour les actionnaires).

In fine, il nous faut combattre la mystification en rétablissant le sens là où il a été aliéné. Nous ne pouvons accepter une ultérieure dégradation de nos conditions de travail, alors que la raison qui devrait la justifier est totalement fausse. La classe profiteuse nous a volé du temps, de l’argent et le sens même de ce que nous faisons. Nous devons donc riposter et demander qu’elle nous le rende : we want our money back !

Sergio Chibbaro Paris 6, CGT FERC-SUP
[1] R. Abdegal « Capital rules » Harward Univ Press 2007
[2] L. Sève « Aliénation et émancipation » La Dispute 2012.
[3] (OCDE « questions sociales » Paris 2011)