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Stratégie nationale de la recherche : revue critique - S. Huet, blog {Sciences2}, 26 juin 2014

samedi 28 juin 2014, par Mariannick

Le lancement par Geneviève Fioraso d’une consultation sur les priorités pour l’élaboration d’une "stratégie nationale de la recherche" a des effets inattendus. Le blog a déjà publié des tribunes de biologistes mettant en évidence des impasses intellectuelles et politiques du texte sur la biologie. Ici la réponse collective d’un groupe de neurobiologistes. Et ici un texte de Françis-André Wollmann et Frédéric Barras.

J’en ai reçu un autre, signé de 22 chercheurs qui répondent, de manière très argumentée, à la question de Geneviève Fioraso par "pourquoi nous ne vous donnerons pas de priorités de recherche". Et qui en profitent pour sortir le bazooka argumentatif, avec moult références précises, sur des sujets très débattus : les appels d’offres, le fonctionnement de l’ANR, les brevets, le lien entre recherche et innovation...

L’analyse des dérives de l’ANR y est bien faites. Une dérive bureaucratique qui provient également de la ruée des scientifiques vers ce guichet en raison du tarissement des crédits affectés directement aux laboratoires (la manière la plus efficace, dans le système français, pour obtenir des actions rapides en fonction de l’évolution des idées et des débats scientifiques). Le résultat se lit sur le graphe ci-contre, avec la chute du taux de succès (poursuivie depuis) et qu’il faut lire ainsi : plus de 80% des projets soumis ne seront pas financés, ce qui génère une perte considérable de capacités de recherche. Pour le seul appel d’offre blanc de l’ANR en 2013, le temps consacré à l’écriture des projet et à leur évaluation est estimé par un fin connaisseur du système à un minimum de 350 h/an (année de travail d’un scientifique sur un an), autrement dit l’équivalent de 35 millions d’euros en salaire de chercheur (lire ici le détail du calcul dans une note qui évoque la nomination du futur DG de l’ANR).

Le texte est trop long pour être cité en intégralité. Le voici en pdf pour le télécharger. Et ci dessous un extrait croustillant qui fait sens pour les journalistes spécialisés : il y a peu, lors d’un petit déjeuner au ministère, le DGRI Roger Genet évoquait une création de postes : des ingénieurs pour aider les chercheurs à mieux rédiger leurs réponses aux appels d’offres. Vous n’aurez pas de quoi nourrir vos souris de labos, mais pour alimenter les broyeuses à papier avec tous ces projets qui seront rejettés, il y a de quoi.

Un effet pervers du système de financement actuel : l’utilisation de moyens publics pour acquérir des financements publics

Que penser des sociétés privées qui proposent des services cherchant « à bénéficier et tirer le maximum de ces mécanismes » de financement de la recherche ? En quelques mots, cela revient à utiliser de l’argent public pour acheter un service permettant de maximiser les chances d’obtenir de l’argent public. Bien entendu, cet argent pourrait être utilisé pour financer directement des projets de recherche, mais comme l’écrit une de ces sociétés de services sur son site internet : « Les universités et instituts de recherche ne peuvent pas laisser des scientifiques expérimentés perdre leur temps sur la recherche de financements. Nous pouvons le faire bien plus efficacement. Nous pouvons par exemple vous offrir les services d’un manager intérimaire – un professionnel expérimenté qui pourra travailler à temps partiel pour votre organisation et lancer de nouveaux projets, candidater à des subventions publiques et s’assurer de leur obtention. » De telles sociétés sont florissantes et profitent de la mise en compétition à outrance des chercheurs français. Quoi de plus normal ? Pour faire de la recherche il faut de l’argent et du temps, et pour avoir de l’argent, il faut faire de la recherche. Que reste-t-il à sous-traiter : le temps !

Bien d’autres sociétés privées profitent du système de recherche, fondé surtout sur le nombre de publications écrites par un chercheur. Ces sociétés proposent leurs services d’aide à la rédaction d’articles scientifiques, ainsi qu’à tout le processus de publication, depuis la soumission jusqu’aux réponses aux éditeurs et arbitres des comités de lecture. Ces sociétés permettent-elles de rendre plus efficace la recherche et ses financements ? Rien n’est moins sûr. Plus efficiente ? Là, il n’en est pas question. Toujours est-il que ces sociétés vivent en grande partie de financements publics qui pourraient servir à financer la recherche. Il est facile d’imaginer que la qualité de la recherche et des publications scientifiques ne sont pas améliorées par l’utilisation de tels services : comment une personne non-experte d’un domaine peut-elle avoir une influence positive sur la qualité d’un texte scientifique ? Son unique effet réside en sa capacité à augmenter la visibilité d’une étude, pas à en changer le contenu.

Le monde de la recherche française doit se poser la question des origines d’une telle dérive des modes d’utilisation des financements de la recherche, et de si elle est souhaitable. Si l’on juge qu’elle ne l’est pas, alors nous nous devons de la juguler en imposant des critères aux chercheurs lors de leurs demandes de financement. Les projets ne doivent pas prévoir une quelconque rétribution de sociétés d’aide à la rédaction de projets. Les chercheurs faisant appel à des sociétés d’aide à la publication doivent être défavorisés.


En guise de conclusion [1], nous aimerions dresser un rapide inventaire des recommandations qui nous semblent prioritaires :

  1. Revoir le mode de fonctionnement de l’ANR, a minima (i) en exigeant que l’ANR remette aux porteurs de projets évalués les rapports émis par les évaluateurs et (ii) en réduisant le volume et la quantité de détails demandés pour les projets soumis, de manière à améliorer le rapport coût/bénéfice pour les chercheurs soumettant des projets.
  2. Plus généralement, intégrer une réflexion sur le « comment financer la recherche » à cette consultation publique sur la stratégie nationale de recherche. Notamment, prendre conscience que le financement sur appel à projets n’est pas nécessairement la seule possibilité, ou la meilleure, et qu’il peut-être préférable d’envisager d’autres options.
  3. Prendre conscience de l’existence d’études scientifiques solides qui mettent en exergue les défauts des différents modes de financement de la recherche choisis par les différents pays. Prévoir de s’appuyer sur de telles études pour justifier et motiver des changements dans la politique de financement de la recherche.
  4. Mettre en place une thématique émergente à financer qui consisterait, justement, à effectuer de telles études en France de manière à évaluer l’efficacité et l’efficience du système actuel.
  5. Questionner le bien-fondé d’un système incitant à breveter systématiquement toute découverte qui pourrait avoir un usage commercial. A l’heure de l’open access et des licences libres, du partage de données et de la science participative, la prépondérance des brevets comme incitation à l’innovation dans les programmes des instituts de recherche et des universités apparaît comme un anachronisme.

Signataires : Sylvain Billiard (MC Université Lille 1) David Bohan (DR INRA Dijon) Thierry Boulinier (DR CNRS Montpellier) Simon Chamaillé-Jammes (CR CNRS Montpellier) Elodie Chapuis (CR IRD Montpellier) Rémi Choquet (IR CNRS Montpellier) Isabelle Chuine (DR CNRS Montpellier) Martin Daufresne (CR IRSTEA Aix-en-Provence) Tanguy Daufresne (CR INRA Montpellier) Mélanie Debiais-Thibaud (MC Université Montpellier 2) Mathilde Dufaÿ (MC Université Lille 1) Anne Duputié (MC Université Lille 1) Benoît Facon (CR INRA Montpellier) Hélène Frérot (MC Université Lille 1) Elise Huchard (CR CNRS Montpellier) Nicolas Loeuille (PR Université Paris 6) François Massol (CR CNRS Lille) Doyle McKey (PR Université Montpellier 2) Xavier Morin (CR CNRS Montpellier) Maxime Pauwels (MC Université Lille) Mathieu Thomas (post-doctorant CNRS Montpellier) Florence Volaire (CR INRA Montpellier)


Lire ici dans le blog de S. Huet.

Télécharger le fichier joint.


[1Ajout de SLU au post de blog