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Omerta pour le rapport sur le CIR — Sylvestre Huet, Sciences 2, 11 juin 2015

vendredi 12 juin 2015, par Pr. Shadoko

Le Crédit d’impôt recherche est-il si sulfureux ? Au point qu’il faille organiser l’omerta sur un rapport d’enquête parlementaire à son sujet ? C’est ce que laisse penser la décision des sénateurs de droite (LR et UDI) ainsi que du Parti Socialiste d’empêcher la publication du rapport de la sénatrice communiste Brigitte Gauthier-Maurin rédigé dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire diligentée sur ce sujet. C’est ce que l’on apprenait ce matin au Sénat, après un vote des membres de la commission d’enquête qui a eu lieu mardi. Un vote "incompréhensible", s’exclame le sénateur communiste Eric Bocquet.

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D’après la sénatrice, rapporteure de la commission d’enquête, le président de la dite-commission, le sénateur LR Françis Delattre, lui avait pourtant laissé entendre que, au prix de l’abandon de certaines recommandations, le rapport devait être voté. Mais ils semble que des pressions politiques, et d’autres venues de l’industrie et notamment du patron de Renault Carlos Ghosn en direction du Président du Sénat Gérard Larcher, se soient transformées en consignes de vote, condamnant le rapport à la destruction.

Jeté aux oubliettes

Pourtant, le travail était allé bon train durant six mois, depuis que le groupe communiste obtenait la création de cette commission d’enquête. Auditions nombreuses et variées, déplacements à Grenoble ou Sophia-Antipolis, consultation de la base de données du ministère de la recherche sur les bénéficiaires du CIR... mais aussi, puisque la rapporteure "bénéficiait des pouvoirs d’investigation du président de la commission des finances", explique Brigitte Gonthier-Maurin, l’envoi d’un questionnaire détaillé aux entreprises du CAC 40 sur les conditions dans lesquelles elles bénéficient du CIR. Questionnaire auquel elle ne pouvaient légalement se soustraire. Tout ce travail, présenté par un rapport de 264 pages, est donc jeté aux oubliettes.

Le débat public, ainsi que les travaux de l’Assemblée nationale et du Sénat, auraient pourtant été éclairés par ces informations. Qui ne pourrait être curieux de savoir quelles sont les entreprises du CAC 40 qui, grâce au CIR échappent totalement à l’impôt sur les bénéfices des sociétés ? De savoir comment la Société Générale, une banque, ou le grand distributeur Carrefour, ont pu bénéficier à plein de ce dispositif fiscal si avantageux ? Ou par quel système Renault peut justifier de toucher du CIR pour l’activité de recherche d’une filiale sans effectifs ? Mais, le citoyen comme l’élu sera privé de ces informations car la sénatrice communiste est désormais soumise au "secret fiscal", sous peine de poursuites pénales, pour ces informations récupérées dans le cadre de cette commission d’enquête. Dommage.

Six milliards par an de CIR

D’autant plus dommage que les réformes du CIR décidées en 2008 par Nicolas Sarkozy puis confirmées depuis 2012 sont contestées. Ces réformes ont fait exploser cette créance fiscale, qui avait longtemps été de l’ordre de deux milliards d’euros par an. Elle se monte aujourd’hui à six milliards d’euros par an, et pourrait grimper vers les neuf milliards. Il s’agit donc d’une dépense fiscale considérable, présentée par les gouvernements successifs comme un atout majeur pour développer la R&D privée en France. La mécanique de cet essor tient aux mesures prises en 2008 : déplafonnement et prise en compte du volume des dépenses de R&D des entreprises et non de leur accroissement. Examiner dans quelle mesure le CIR ainsi réformé atteint ou pas ses objectifs, est ou non détourné de ses buts par les pratiques fiscales des entreprises semble donc une exigence élémentaire de contrôle des fonds publics.


Le graphique de Sciences en marche

Lors des auditions, une délégation de l’association Sciences en Marche avait pourtant apporté un élément de connaissance à caractère mathématique sur le CIR. Comme le graphique ci-contre le montre, les entreprises ont subitement annoncé avoir recruté un pourcentage de cadres pour leurs activités de R&D qui a plus que triplé, de manière tout à fait corrélée à l’augmentation du CIR (le décalage d’un an sur le graphique est factice, un peu comme votre déclaration d’impôt qui est faite des revenus de l’année précédente). Or, comme l’activité de recherche réelle de ces entreprises, surtout des grosses qui captent la très grande majorité de l’augmentation du CIR provoqué par les réformes de Nicolas Sarkozy, n’a pas suivi cette augmentation, il y a là l’indice d’une fraude fiscale massive qui aurait mérité un examen minutieux.

De leur plongée dans les chiffres de l’administration pour la période 2007-2012, les scientifiques de Science en Marche ont dressé un constat sans appel  : « Aucune corrélation entre le CIR et la création d’emplois de R & D dans l’ensemble des entreprises », constatent-ils. Pire, le groupe des entreprises de plus de 500 salariés, qui capte 63 % du CIR n’a créé « que 18 % des emplois nouveaux de R & D » de la période. Encore pire  : trois branches industrielles perdent des emplois de R & D. Le secteur de la pharmacie (dont Sanofi) s’est ainsi octroyé 2 milliards de CIR entre 2008 et 2012 tout en détruisant 2.400 emplois dans ses laboratoires. Le rapport est disponible ici sur le site web de Sciences en marche. Cette étude de Sciences en marche montre que l’inefficacité du CIRest donc solidement établie pour les entreprises de plus de 500 salariés. A l’inverse, il est utile pour les entreprises plus ¬petites qui ont créé plus de 80 % des emplois nouveaux durant cette période. Très énervé par cette audition, le président de la commission, Françis Delattre pointe dans un communiqué une section "Sud Cnrs" de son invention qui serait responsable de ces informations.

Un dispositif aveugle

Parmi les informations du rapport, il aurait été intéressant de détailler comment les cabinets de conseil, qui ne font qu’aider les entreprises à rédiger les demandes de CIR, pourraient capter 500 millions sur les six milliards déversés. Ou de se demander si la possibilité d’un chevauchement entre le CIR et le CICE ne serait pas à l’origine d’un double financement, à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros. On comprend en tout cas pourquoi la principale recommandation du rapport était l’exigence d’une étude économétrique pluraliste, ouverte et sincère du CIR.

Une exigence d’autant plus évidente que le CIR, par définition, est un dispositif "aveugle" souligne la sénatrice. Il ne se fonde sur aucune analyse de l’intérêt social ou économique de l’activité de R&D que l’entreprise demande aux contribuables de financer. Il ne vient en appui d’aucune stratégie industrielle, mais repose sur l’idée, vague, selon laquelle tout ce qui est considéré par une direction d’entreprise comme de la recherche est si bon pour la société toute entière qu’il faut l’exonérer d’impôt à ce titre. On attend toujours une démonstration économique de la justesse de cette vague idée. Or, le prix à payer pour les six milliards de CIR, c’est que ces milliards manquent à une politique de la recherche publique ambitieuse ou à un soutien plus fort aux recherches d’entreprises ciblant les objectifs d’une stratégie industrielle concertée avec les pouvoirs publics.

Le contrôle des fonds public, un nouveau tabou

La sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin assure avoir rédigé un rapport qui "n’avait rien de révolutionnaire", puisqu’il devait être adopté par d’autres élus, socialistes et de droite. J’ai visé une simple « photographie du dispositif », assure t-elle. Pour en faciliter l’adoption, devant l’offensive de dernière minute des autres membres de la commission, elle a même proposé d’abandonner toutes ses recommandations et de ne faire voter que le rapport. Son insuccès souligne que le CIR fait l’objet d’une posture idéologique maximale, tant à droite qu’au PS, refusant tout questionnement sur sa mise en œuvre.

Or, note assez énervé le sénateur communiste Eric Bocquet « il semble que le contrôle des fonds publics devienne un tabou dans notre République ! ».