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L’université française dans l’ère de la précarité néolibérale, Tribune de Pierre Guerlain, Libération, 29 juin 2015

samedi 4 juillet 2015, par Cécile

L’Université contribue-t-elle à "dé-civiliser" ?

Non seulement il ne semble pas y avoir de salaire minimum à l’université - récemment, une annonce recherchait un enseignant docteur pour assurer les cours d’un maître de conférences pour 516 euros mensuels - mais, surtout, une proportion grandissante des cours est délivrée par des vacataires.

Récemment, un collègue faisait passer un message sur une messagerie professionnelle indiquant que son université cherchait un contractuel pour assurer un service de maître de conférences, et que le salaire mensuel s’élèverait à 1 152 euros (sans doctorat) ou 1 504 euros (avec doctorat). Ainsi, une université se propose d’employer un enseignant à un salaire inférieur au Smic ou juste au-dessus dans le cas où « l’heureux sélectionné » serait titulaire d’un doctorat. Ce cas n’est pas isolé.

A lire sur le site de Libération
http://www.liberation.fr/societe/20...

Les universités font des choix budgétaires difficiles, et acceptent donc la précarité pour une partie sans cesse plus importante de leur corps enseignant. Employer un vacataire pour moins de 14 000 euros annuels permet des économies par rapport à un salaire de professeur. Economies qui, certes, n’ont rien à voir avec les différentiels de revenus dans les entreprises privées. Un autre collègue mentionne, sur son blog, une annonce d’une université qui cherche un enseignant docteur pour assurer un service de maître de conférences qui serait payé 516 euros par mois. Il n’y a pas de plancher pour la précarité ou l’indignité.
L’université française est entrée dans l’ère néolibérale et ceci avant même la loi dite LRU (2007) sur l’autonomie des universités qui a accéléré le mouvement. Il est donc possible d’offrir des salaires de misère à des précaires à l’université comme à Radio France ou à la Fnac tandis que certains personnels voient leurs salaires et ou leurs primes augmenter de façon significative. Les disparités à l’université publique sont de même nature qu’ailleurs, même si les chiffres sont différents. Les présidents d’universités ont des émoluments en hausse tandis que le nombre de précaires augmente.

Cependant, le néolibéralisme produit des effets semblables partout : une poignée de dirigeants sont bien rémunérés et, à la base du système, il y a un volant de précaires. Aux Etats-Unis plus encore qu’en France, on a recours aux précaires pour assurer une majorité de cours (plus de 70% selon certaines estimations). L’université en France prend le même chemin alors que le modèle d’enseignement supérieur devrait plutôt être la Finlande, où les études supérieures sont gratuites. Chaque semestre les annonces de recherche de vacataires pullulent sur les messageries tandis que les recrutements sur les postes de fonction publique obéissent à une logique faite d’un mélange de népotisme et de quête de l’excellence qui aboutit souvent à préférer les « héritiers ». Dans les établissements privés, la présence des vacataires atteint parfois 90 % des postes. Trop souvent, dans les présentations des inégalités, on oppose les diverses catégories de titulaires entre elles. Les salaires des universitaires français sont beaucoup plus bas que ceux de leurs homologues allemands, car l’Allemagne a compris qu’une université de qualité ne peut exister sans une politique des salaires attractive.

Néanmoins, le clivage essentiel est entre les précaires et les permanents. On peut reprendre ici la classification de Nobert Elias entre « établis » et « marginaux ». Certains titulaires coûtent moins cher que d’autres. Cependant, ce qui est typique du néolibéralisme, c’est le contournement des règles de la fonction publique : des enseignants jouissent d’un statut et d’une sécurité de l’emploi, même si leurs salaires sont bas, tandis que d’autres sont littéralement l’armée de réserve du prolétariat. On parle beaucoup de l’égalité filles-garçons à l’école ou hommes-femmes dans la société, ce qui est une bonne chose si, et uniquement si, cela ne sert pas à masquer les terribles inégalités et l’indécence des salaires de misère. Le sociétal utilisé comme cache-misère du social est une spécialité du néolibéralisme aussi. Les femmes comme les hommes, qui sont pris dans la précarité, et donc égaux dans le dénuement, ont besoin de statuts de fonction publique et de salaires décents pas de belles paroles creuses. La mort du service public dans l’enseignement supérieur par le contournement des règles affecte tout le monde, et si l’université sombre, l’impact social sera général. La précarité est un processus de dé-civilisation.
Pierre GUERLAIN Université Paris-Ouest-Nanterre