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Les oreilles françaises du régime syrien - Pierre Alonso , Libération, 5 octobre 2015

mercredi 7 octobre 2015, par Louise Michel

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Soupçonnée avec deux autres groupes européens d’avoir fourni à Damas des moyens de flicage, l’entreprise Qosmos est confrontée à de nouveaux témoignages gênants.

La cargaison est pour le moins inhabituelle. En ce mois de mars 2011, deux conteneurs en provenance d’Europe sont déchargés dans le grand port de Lattaquié, dans le nord de la Syrie. Ils renferment ce dont tous les dictateurs rêvent, aujourd’hui encore : du matériel pour espionner les communications des citoyens, à l’échelle du pays. Le chargement contient les produits de trois entreprises européennes.

L’italienne Area Spa a signé un contrat de 15 millions d’euros avec les télécoms syriens, qui « en tant qu’entreprise gouvernementale agissaient pour le compte du gouvernement syrien », dira devant la police un responsable d’Area. Pour mettre au point « le système de monitorage des télécommunications », Area a fait appel à une boîte allemande, Utimaco. Elle-même est partenaire du français Qosmos. Alors que la révolte vient de naître en Syrie, une technologie de surveillance française débarque sur les quais de Lattaquié, avant d’être expédiée à Damas.

Depuis plus de trois ans, la justice cherche à déterminer le rôle exact de Qosmos, (voir les articles précédents) une ancienne start-up, fondée en 2000 par des chercheurs en informatique du laboratoire Lip6, de l’université Paris-VI. Dans une longue enquête publiée l’année dernière, Mediapart et le site spécialisé Reflets.info ont décrit comment l’entreprise était passée du « projet universitaire aux activités secret-défense » : rachat en juin 2004 par le fonds Sofinnova Partners, contrat avec le service de renseignement extérieur (la DGSE) en 2007, investissement de 10 millions d’euros du fonds souverain français (le FSI) en 2011.

Projet Asfador

Cette entreprise, stratégique pour l’Etat, est aujourd’hui au cœur d’une enquête pour « complicité d’actes de tortures », ouverte après une plainte de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). L’association « se félicite du travail fait jusqu’ici par la justice », indique son président d’honneur, l’avocat Patrick Baudouin. Depuis avril 2014, le dossier est entre les mains d’un juge d’instruction du nouveau pôle Crimes contre l’humanité du tribunal de grande instance de Paris. En raison « des indices rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer à la commission des infractions », la société Qosmos a été placée sous le statut de témoin assisté.

Cet été, des victimes de sévices infligés par les services de sécurité syriens se sont portées partie civile. Le Monde a raconté comment Wassim (un prénom d’emprunt) a été battu avec des câbles métalliques par un officier qui a fini par lui présenter « 1 200 lignes de conversations qu’[il] avait eues sur Skype ». Le juge David De Pas doit établir si c’est bien la technologie de Qosmos qui a permis aux services syriens d’obtenir ces conversations et, in fine, de précipiter Wassim dans les geôles de Bachar.

« Le projet n’a jamais été opérationnel », tonne l’avocat de Qosmos, Benoît Chabert. C’est la ligne de défense de l’entreprise depuis le déclenchement de l’affaire : les produits livrés n’ont jamais été pleinement fonctionnels. « Je ne vois pas ce qu’on peut reprocher à Qosmos, il n’y a que des hypothèses, des romans », poursuit l’avocat. S’il reconnaît l’existence de livraisons et d’un séjour d’un salarié de Qosmos en Syrie en janvier 2011, comme l’avait révélé WikiLeaks, il nie tout emploi effectif de la technologie par le régime syrien. Avant que son rôle ne devienne public, le patron de Qosmos a affirmé s’être retiré du projet « pour des raisons éthiques » le 17 octobre 2011. Trois semaines plus tard, le 3 novembre 2011, l’agence Bloomberg publie un article révélant la participation de l’entreprise italienne, avec les savoir-faire français et allemand, au système de surveillance.

La justice française a obtenu les dépositions de dirigeants et de salariés des deux compagnies européennes. Leurs déclarations, que Libération a pu consulter, éclairent le déroulement de ce contrat bien particulier. C’est l’entreprise allemande, Utimaco, qui embarque Qosmos dans le projet en Syrie, baptisé Asfador, du nom de l’interlocuteur syrien qui l’a initié. Leur relation commerciale remonte à 2009. Utimaco achète les logiciels de Qosmos, qui maîtrise une technologie pointue, le DPI, soit l’inspection des paquets de données en profondeur. Elle permet de « filtrer, d’un flux de données, des informations ciblées, par exemple des mots clés », a expliqué le gérant d’Utimaco au juge. Pour le « grand marché » en Syrie, Area contacte Utimaco et achète les composants de Qosmos. Le gérant d’Utimaco précise : « Ce sont Area Spa et le client final qui connaissent l’objectif. […] Il était juste évident qu’il devait servir pour la surveillance de télécommunications. »

D’autant plus évident que, sur place, les salariés d’Area traitent avec le renseignement syrien alors que l’entreprise est censée travailler pour les télécoms. Lors de son audition, le dirigeant d’Area s’est montré peu regardant sur l’identité de ses contacts, dont le nom était bizarrement identique au prénom : Canaan Canaan, Munter Munter, Baker Baker. Justification invoquée : « Nom et prénom pareils, cela peut paraître drôle ou incroyable, mais le monde est grand et varié, et tout cela me paraissait vraisemblable. »

Le témoignage d’un de ses anciens employés, Andrea G., contredit cette naïveté : « Pendant nos séjours à Damas, le personnel d’Area était toujours accompagné par des membres des services de renseignement syriens et leurs voitures. » Il cite même le nom d’un interlocuteur rencontré en juin 2010 : « Un certain M. Firas, représentant des services de renseignement syriens, responsable du système d’interception utilisé à l’époque en Syrie ainsi que futur responsable du système fourni par Area. » En décembre 2010, ce même M. Firas laisse transparaître le véritable objectif du projet Asfador : « Firas […] m’avait incité à réaliser rapidement le centre de monitorage en me disant "avec tout ce qui se passe en Egypte, en Tunisie et en Libye, nous devons être prêts à intercepter quand cela va se passer aussi chez nous". » De retour en Italie, Andrea G. s’en émeut auprès du directeur d’Area. Réponse cinglante : « Il m’avait tout simplement répondu "business is business", en affirmant qu’Area n’était pas responsable de l’usage qui serait fait du système de monitorage. » Le patron risque une comparaison osée : « Area, c’est comme une usine de couteaux : les couteaux peuvent être utilisés aussi bien à la cuisine que pour tuer des gens. »

Défauts techniques

L’immeuble qui devait abriter « le centre de monitorage » à Damas ne ressemblait guère à une coutellerie, d’après la description qu’en livre Andrea G. : « Du premier au troisième étage, un central téléphonique de STE [les télécoms syriens] tandis qu’au quatrième et cinquième étages, il y avait les bureaux du renseignement syrien qui dirigeait les opérations d’interception. […] Le système de surveillance allait être installé aux quatrième et cinquième étages et, par conséquent, à la disposition des services de renseignement syriens. »

Le technicien de Qosmos, Sébastien S., s’y est-il rendu pendant son séjour de janvier 2011 ? Ce serait cohérent vu ses fonctions, mais l’avocat de l’entreprise affirme ne pas le savoir. A-t-il été pris en charge par le renseignement syrien, comme ses confrères d’Area ? Même réponse de Me Chabert, qui dit l’ignorer. Thibault Bechetoille, le directeur général, a assuré devant la police française avoir eu « connaissance du client final. […] Nous avions conscience que notre participation à ce projet pouvait aider le régime syrien dans son action. » Avant d’ajouter immédiatement : « C’est pourquoi nous avons décidé d’interrompre cette participation dès le mois d’octobre [2011]. »

Les témoignages convergent sur la date de la rupture, mais pas sur les motifs. Le gérant d’Utimaco a reconnu que « le projet n’a[vait] jamais été mis en service, à [s]a connaissance ». En cause : « Une longue liste de défauts techniques. » Selon un responsable chez Area, Paolo M., « la capture par les sondes [la technologie fournie par Qosmos, ndlr] marchait assez mal ». A en croire les déclarations devant la justice des anciens responsables du projet, ce n’est pas la décision de se retirer qui a empêché le système de fonctionner, mais son immaturité technologique.

Ils en veulent pour preuve les tests peu concluants effectués tout au long de l’été 2011. Le « system testing global », tel que le désigne Paolo M., démarre en juin 2011. « On a commencé à utiliser des flux de trafic très limités, juste pour tester les fonctionnalités », a-t-il détaillé. Un document interne de Qosmos, révélé par Mediapart et Reflets.info, confirme qu’en septembre 2011, le projet était en « phase de validation » pendant laquelle « le client et le fournisseur vérifient ensemble que tout fonctionne comme prévu ».

Jusqu’où ces tests sont-ils allés ? Ont-ils pu permettre une utilisation, même temporaire, du système de surveillance des communications ? Avant de confier le dossier à la juge Emmanuelle Ducos, David De Pas a demandé, fin août, l’avis de plusieurs experts. Pour déchiffrer les propos, parfois très jargoneux, des principaux concernés, et vérifier si oui ou non la technologie de Qosmos a pu envoyer des dissidents dans les prisons du régime.

Pierre ALONSO